Outil de gouvernance à toutes les échelles – globale, nationale, locale – la transparence s’est imposée comme une norme à la fois morale, économique et politique, et ce en particulier après la fin de la guerre froide. Accusés à juste titre d’opacité et de manipulation des populations, les régimes communistes ont été constitués en pôles négatifs permettant l’assomption de la règle suprême de transparence. Devenue une valeur incontestable d’un capitalisme désormais étendu au monde entier, la transparence s’applique à tous les champs sociaux et aux instances censées les réguler.
L’intimité n’y échappe pas et la reproduction, les origines et les identités, les sexualités qui en seraient un pan important, se trouvent ainsi à l’avant-garde d’une transparence quasi managériale qui s’épanouit dans une exposition numérique sans limite. La première question qui se pose dans ce contexte est néanmoins celle de l’intimité elle-même : où se loge-t-elle désormais ?
Quelles intimités ?
La notion d’intimité revêtait au XXe siècle un caractère relativement évident, qu’on la loge dans le corps ou encore dans le couple et la famille, dans un journal dit intime, dans des pensées gardées secrètes, dans des attitudes transgressives et jugées tabou, bref dans une foule d’actes, de rituels, de comportements et d’idées supposés devoir rester privés. Toutes ces représentations ont littéralement explosé laissant place à des injonctions contradictoires et des axiomatiques paradoxales : d’un côté, les processus de libéralisation croissants qui concernent au premier chef l’économie ont atteint les économies libidinales ; de l’autre, les données définies comme personnelles qui constituent des marchés florissants génèrent des règles en appelant à la préservation du « privé ». Entre ces pôles contradictoires, l’intimité se révèle une vague fluctuante, une nébuleuse insaisissable tout en restant dotée d’une valeur évanescente.
On peut en prendre pour exemple l’argent – hérité, possédé, gagné – que les acteurs considéraient autrefois comme relevant d’une intimité inviolable, ce que Freud avait par ailleurs associé à sa symbolique anale. Désormais l’entreprise, pour s’ériger en modèle, doit afficher une transparence complète qui affecterait en premier lieu les rémunérations, primes et salaires tout au long de l’échelle hiérarchique : l’émulation et une saine concurrence en résulteraient, poussant les individus à aspirer à « monter » et à rejoindre les sommets de la pyramide, sans se laisser aller à de vaines suppositions et ruminations suscitant rivalités et jalousies. Des vidéos démonstratives montrent des employés rayonnants avec la bulle de leur rémunération accrochée à leurs sourires dans des interactions expressément transparentes ! La responsabilité sociale des entreprises paraît un peu datée en regard de cette nouvelle transparence d’un marché total à l’édification duquel les individus participent joyeusement, creusant toujours plus leur propre transparence.
Des origines transparentes
L’origine, la filiation faisaient intégralement partie de la définition de la personne en France au XXe siècle avec cette énorme restriction qu’en cas de refus des ascendants de reconnaître l’enfant – accouchement sous X ou évaporation du géniteur – le vide s’avérait entier. Depuis près de quatre décennies, les normes de transparence se sont attachées à combattre cette ignorance des individus de leurs origines, en s’attaquant en particulier à l’adoption et à l’insémination artificielle, sans oublier désormais tous les avatars du processus de fragmentation de la reproduction, avec la gestation pour autrui, le don et l’usage de gamètes et d’organes, etc. L’individu devrait donc être aujourd’hui en mesure d’être en pleine possession des données ayant participé à son engendrement : acteurs, matières, outils, moments, la chaîne de sa fabrication devant revêtir une pleine transparence.
Cette nouvelle évidence d’une transparence seule à même de permettre un épanouissement personnel et une maîtrise de son identité s’est appuyée sur un combat sans relâche pour mettre en scène les souffrances des personnes à la recherche éperdue de leurs ascendants. Les retrouvailles ont été encensées dans les médias, donnant lieu à des scènes émouvantes de réconciliation, de pardon, de compréhension réciproque ouvrant à des renaissances authentiques, après pansement des plaies. La transparence des origines a constitué un relais décisif des normes de transparence en ce qu’elle a cristallisé la responsabilité de la société et du droit et leurs effets psychiques délétères. La légitimation des normes de transparence s’en est vue fortifiée, éliminant doutes ou contestations rejetées dans un passé honteux où les secrets pourrissaient les itinéraires et les destinées.
De l’origine à l’identité
Appréhendée comme une imposition dont il fallait se défaire, s’émanciper au XXe siècle, l’identité est revenue en force sur le devant de la scène, en particulier avec l’emphase sur les discriminations qui sanctifient, à travers leur négativité intrinsèque, le sujet collé à son identité. La rupture s’affiche entière avec l’espérance d’une abolition des rapports de domination dont l’enjeu était précisément de déshabiller les acteurs d’une identité dont l’assignation était pensée comme le résultat de la domination. Rappelons à ce propos que le noir de Fanon devait devenir un homme comme les autres, tandis que Glissant disait adieu à la négritude. La femme de Simone de Beauvoir aspirait à sortir du règne de la féminité, de la maternité et de la nature, tout comme le juif de Sartre pouvait enfin se débarrasser de sa religion et de son origine. Ces eschatologies de la libération, convaincues d’une possible disparition des rapports de domination, avaient éliminé les spectres identitaires comme autant de fantômes du vieux monde rempli de dominants, sans pour autant réifier une universalité qui est désormais au cœur du/des procès qu’engendrent les discriminations invoquées.
La lutte contre les discriminations – d’origine, de sexe, de religion, etc. – établit l’idéal d’un sujet adhérant à lui-même dans sa propre transparence, là où l’antienne de l’aliénation postulait opacité et fausse conscience. Les discriminations peuvent en effet être l’objet de mesures et de tests, et participent en tant que telles aux normes de transparence des régulations sociales. Par la reconnaissance des discriminations qui l’affectent, l’individu se défait d’une intimité trop trouble, pour lui substituer l’espoir de réparations sociales et politiques adéquates qui le réinstituent dans sa translucidité.
Être sexuellement transparent ?
Tirée de l’anglais, apparue aux USA dans les années 1970, inscrite dans le droit européen depuis 1997, dans le droit français depuis 2001, l’expression désormais banalisée d’« orientation sexuelle » ne désigne pas un choix, une préférence sexuelle, mais pose une composante déjà là de l’individu, irréductible, à prendre en compte comme support de droits adéquats. L’identification de son orientation sexuelle par le sujet se donne à voir comme un devoir de transparence seul à même de rétablir son unité intérieure et son bien-être. La reconnaissance de cette orientation sexuelle par la société est l’objet de combats plus ou moins violents selon les régimes politiques. Dans les États démocratiques, elle est désormais largement acquise et fait intégralement partie de la « bonne gouvernance » nourrie d’une transparence juridique et publique.
Soumise à la transparence, l’identification sexuelle a pour corollaire une multitude de dispositifs sur lesquels elle peut s’épanouir. Les sites de rencontre se font ainsi de plus en plus précis dans la recherche de partenaires adéquats, et de la transparence de l’identité sexuelle à la transparence du désir et de la jouissance, il n’y a qu’un pas vite franchi. Les sexualités se veulent en effet sans ambivalence ni recoins inconscients, faisant trébucher la finalité orgastique. Aussi claires à elles-mêmes qu’aux autres, en permanente objectivation et spectacularisation, elles se consomment comme elles se rémunèrent avant tout pour ce qu’elles sont ou plutôt ce qu’elles seraient. Les temps de l’ombre et de l’hésitation, de l’ambiguïté et des gestes feutrés sont passés, laissant place à des plaisirs tangibles, entièrement « vrais » en eux-mêmes, consistants et souffrant peu de failles.
Cette injonction à la transparence sexuelle est paradoxalement bien saisissable dans les transitions sexuelles de celles et ceux qui souhaitent changer de sexe, se font opérer et suivent des traitements hormonaux. Il s’agit en effet d’incarner pleinement l’autre sexe, celui qui est désiré dans une binarité sanctifiée, et d’évacuer tout ce qui viendrait faire obstruction à cet avènement d’une identité sexuelle nouvelle, transparente à soi et à tous et toutes. On observe de telles scènes aux quatre coins du monde, à partir des vidéos que les sujets réalisent eux-mêmes sur leur mutation au jour le jour, qu’ils postent ensuite éventuellement sur YouTube ou qui, pour les meilleures d’entre elles, donnent lieu à des documentaires comme Coby ou Finding Phong.
Jouir dans la transparence
Objet d’une quête atemporelle, l’orgasme, dans sa conception, a néanmoins beaucoup évolué et les localisations de son déclenchement font l’objet de plus en plus de recherches. La mécanique a ses points décisifs, clitoridien, vaginal, cervical, utérin, point G….. pour les femmes, et récemment aussi le point P (prostatique) pour les hommes, à partir de la pénétration anale. Dans tous les cas, ce serait une question de technique, pensée sur un mode physico-biologique, dont la scientificité vient confirmer la transparence neuronale1. Les jouissances sexuelles renvoient en effet à des comportements et relèvent donc d’interprétations comportementales, sur le même mode que l’économie, les inégalités, la pauvreté2, ou encore la folie et les pathologies mentales3. La matérialité de plus en plus transparente du cerveau en serait la source, et la tentation n’a jamais été aussi forte de faire correspondre dans un dévoilement inédit ce qu’on désignerait par mental et biologique/physique. Isabelle Dussauge 4 évoque une cérébralisation du désir et des émotions, une économisation de la sexualité, une « récompensisation » du sexe et du désir sur la base d’analyses coûts/bénéfices, les signaux de récompense érotiques et financiers étant supposés être traités dans la même zone du cerveau. Le désir peut dès lors être décrit comme un choix de consommation, auquel s’applique une bonne gouvernance transparente, dans l’optique de cette subjectivation néolibérale.
Les conceptions de l’autisme sont également exemplaires de cette nouvelle transparence comportementale : les interprétations psychanalytiques sont jugées maintenant criminelles – en ayant accusé à tort l’éducation et en particulier les pulsions maternelles léthales – et la thérapie américaine ABA, issue des USA, s’implante partout dans le monde, dont la Chine5.
Le comportementalisme, tel qu’il s’était édifié aux USA dans l’après-guerre et tel que les sociologies européennes l’avaient fustigé jusqu’à une période récente, fait en effet un retour frappant dans les différentes disciplines et dans leurs applications à des terrains variés. Enrichi par la neurologie et le cognitivisme, il nourrit des normativités transparentes qui tendent à abolir les frontières animal/humain, animé/inanimé, sur fond de catastrophe écologique programmée. Il en résulte dans le domaine des sexualités une « poussée animalière » étonnante : les femmes sont figurées comme des souris terrorisées en cas de menace sexuelle et les politiques publiques sont astreintes à les protéger des loups, requins, ours, crocodiles et autres espèces agressives auxquels les hommes sont d’un seul coup assimilés. Les sexualités se déroulent dans l’imaginaire d’une sauvagerie transparente, et cette transparence barbare renvoie la société à des espaces instinctuels à réprimer violemment.
Des fantasmes réalisés
L’heure n’est donc plus aux décalages avec des fantasmes enfouis : leur réalisation s’inscrit dans un champ de possibles infinis, et les catégories sexuelles prolifèrent en ligne6 offrant toute une série de plateformes permettant aux sujets une meilleure définition de leur intimité sexuelle et une performativité transparente. Des questionnaires d’inscription invitent à cibler la micro-ontologie sexuelle de l’acteur et parviennent ainsi à l’orienter vers la communauté de reconnaissance et d’appartenance qui lui conviendra le mieux. Les sapiosexuels sont excités sexuellement par l’intelligence de l’autre quelle que soit son allure physique peu attrayante ; quoisexuel dirige vers une sorte d’indéfinition, tandis qu’aromantique élimine le scenario amoureux ; agenre et xenogenre immergent dans d’autres zones de sensations par des images des êtres et des choses variées, comme la neige, l’eau, mais aussi les chats… Parmi les homosexuels, des communautés bear se créent aussi, impliquant des groupes locaux ; elles renouent avec des critères de « masculinité naturelle » et organisent une foule d’évènements pour leurs adeptes. Les gays âgés ont désormais leurs plateformes pour penser leur présent, mais aussi leur avenir proche de vieillesse.
Les fantasmes ne cessent donc pas d’être retournés dans tous les sens possibles, comme l’illustre la vente aux enchères de la virginité par des sites légaux en Allemagne du type de Cinderella escorts à des prix faramineux allant de 1 à 4 millions d’euros. Ces ventes, qui se nourrissent de fantasmes de domination masculine éculés, désigneraient aussi des réappropriations de leurs corps par les vendeuses, qui voient là une aubaine pour offrir à leur famille un surplus autrement inatteignable dans un élan de générosité tout à leur honneur. La réification s’accomplit dans un échange monétaire et symbolique dont la transparence est littéralement aveuglante. La réciprocité du fantasme ne paye néanmoins pas et la virginité des hommes est peu recherchée : elle se trouve à bas prix sur un marché étriqué, quelques milliers de dollars au maximum.
Les chercheurs en sciences sociales découvrent dans toutes ces réalisations des fantasmes des terrains radicalement nouveaux à défricher, et les études se multiplient, participant de cette manière à une toujours plus grande transparence des sexualités et des intimités, sur un mode processuel qui accompagne dans l’instantanéité les phénomènes en jeu et contribue à leur lexicologie et leur herméneutique.
Qui consent ?
Le consentement est aujourd’hui au centre de scènes sexuelles vouées à la transparence, impliquant éventuellement des incises contractuelles sur les différentes prestations sexuelles en jeu de façon fragmentée. L’acte sexuel se découpe tout comme la jouissance en plaisirs répertoriés, dont la succession commande un consentement explicite, sur le mode d’un contrat répété à chaque instant décisif. On observe pourtant que la personne devant consentir est beaucoup plus fréquemment – si ce n’est tout le temps – une femme devant un homme, lequel reste seul détenteur d’initiatives sexuelles et de scenarii à mettre en œuvre. Les archétypes sexuels sur le masculin et le féminin refont irruption avec une brutalité pulsionnelle dans ce règne de la transparence appuyée, balayant les mobilisations collectives qui ont tenté de les annuler, depuis au moins la fin du XXe siècle. Les sexualités adolescentes paraissent des intruses dans le nouveau paysage législatif de la France, qui postule qu’avant 15 ans il ne saurait y avoir de consentement aux rapports sexuels, comme le soulignent Nathalie Bajos et Michel Bozon7. De fait, le désir sexuel de la jeune fille pour l’homme ou la femme qui passe sous ses yeux est purement et simplement éliminé, impensable, inimaginable dans cette hypostase de la transparence.
Ainsi les femen8 n’ont-elles jamais été vraiment populaires et sont aujourd’hui quasiment retombées dans l’oubli. Les jeunes femmes d’origine ukrainienne qui avaient fait quelques émules au Maroc et en Tunisie, enjointes à se renier par leurs familles, usaient de leurs corps nus comme d’armes tranchantes brandies contre tous les conformismes et les interdits concernant les femmes. Parmi ces interdits, celui qui touche l’avortement revient en force dans différents pays européens, alors même qu’il n’a jamais réellement quitté l’Amérique latine. Pour décrypter cette énorme régression idéologique, il faut l’articuler aux normes de transparence qui moulent les identités sexuelles : les femmes sont naturellement des mères, et cette fonctionnalité transparente ne doit pas être contredite, sauf à remettre en cause radicalement la nature de la société, fondée sur la nature des hommes et des femmes qui doivent la reproduire. L’écologie intégrale que prônent les jeunes catholiques intégristes entend préserver autant la nature et la société que ses éléments les plus naturels, les plus proches de la nature que seraient les femmes. « Retire ta croix de mon utérus » avaient ainsi pourfendu les femen !
Les vertus morales de la transparence intime
Les normes globales de transparence se présentent d’une manière générale comme une forme de lutte contre la corruption, et consécutivement comme un instrument de moralisation des institutions. Déplacées à l’échelle individuelle et interpersonnelle des pratiques et des logiques sexuelles, les normes de transparence parachèvent l’idéal moral qui devrait régir la société dans ses méandres microsociaux. Tout en assurant une ré-essentialisation des identifications sexuelles, elles contribuent à instiller dans toutes les ramifications capitalistiques une éthique9 qui paraît de plus en plus indispensable pour soutenir les charpentes sociales. La perspective d’intimités transparentes dans une financiarisation éthique du monde, hypothétiquement dérivée10, se révèle donc cohérente. C’est enfin au nom du peuple, advenu lui-même à la transparence de ses origines, de son identité, de sa filiation, que la transparence intime fait écho. Les régimes et les échelles de transparence s’emboîtent harmonieusement, et font de la transparence une figure autant populaire que populiste, dans l’air du temps, laissant présager des avenirs aussi peu désirables que purifiés.
1 Delphine Gardey, Marilène Vuille, Les Sciences du désir, Paris, Le bord de l’eau, 2018.
2 Jean-Michel Servet, L’Économie comportementale en question, Paris, Éd. Charles Léopold Meyer, 2018.
3 Alain Ehrenberg, La Mécanique des passions, Paris, Odile Jacob, 2018.
4 Isabelle Dussauge, « Sexe, argent et modèles neuronaux du désir », Les Sciences du désir, Paris,Le bord de l’eau, 2018.
5 Monique Selim, « Gestion institutionnelle de l’autisme à Canton : réappropriations concurrentielles », Psychologie clinique, 36 (2013), p. 145-157.
6 Fred Pailler, « Les usages des catégories sexuelles en ligne », Politiques des affects [en ligne], 20 décembre 2016. URL : http://affects.hypotheses.org
7 Nathalie Bajos & Michel Bozon, « Le projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ne tient pas compte des réalités sociales », Le Monde, 28 mai 2018.
8 Monique Selim, « Cause morale des femmes, normes globales de genre », in Économie morale, morale de l’économie, s.l.d. B. Castelli, B. Hours & I. Hillemkamp, Paris, L’Harmatttan, 2015, p. 109-124.
9 Cf. le dossier « Désirs d’éthique, besoins de normes », s.l.d. A. Benveniste & M. Selim, Le journal des anthropologues, no136-137 (2014).
10 Voir à ce propos la majeure « Dériver la finance » de Multitudes, 71, 2018.
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