Le globe est sur nos ordinateurs. Personne n’y vit 1.

Gayatri Chakravorty Spivak

Être humain est une praxis 2.

Sylvia Wynter

De quelle manière le planétaire devient-il évident – que ce soit en tant qu’objet, processus ou événement3 ? Comment le planétaire est-il configuré, plutôt que supposé et donné ? Il n’est pas rare aujourd’hui que le planétaire soit invoqué dans les discussions sur la technologie. La technologie – en particulier la technologie computationnelle – est analysée comme quelque chose à « l’échelle » de la planète. On considère que la technologie envahit et commande la planète. Le planétaire est discuté comme une figure de massivité. Son invocation suggère une domination totale : le déploiement de systèmes géants qui maintiennent la planète et toutes ses entités dans un espace de capture totale. Cette vision totale de la Terre a une histoire encore plus longue au sein des modes de contrôle et de colonialisme. Comme l’écrit Elizabeth DeLoughrey, « les façons modernes d’imaginer la terre comme une totalité, y compris les espaces revendiqués pour le militarisme et la mondialisation, dérivent d’histoires coloniales d’enfermement spatial4 ».

Si la vue totale peut, d’une part, suggérer un mode de globalité aligné sur la colonialité, elle suggère également, d’autre part, un mode de technologie qui est aligné de façon similaire sur les projets coloniaux. La vue détachée et distante de la Terre produit une entité qui pourrait apparemment être gérée, managée – programmée. Cette vision totale de la planète suggère une interconnectivité complète, mais aussi des formes de contrôle impérial. Elle est le produit de la globalité ainsi que de la science universelle. Une vision globale peut même sembler nécessaire : c’est une façon d’organiser le problème du changement climatique, par exemple, afin d’agir sur lui. Le changement climatique est un événement qui devient perceptible à travers la computation planétaire, où les infrastructures globales le rendent connaissable.

Mais de quelle manière ces modalités du planétaire réduisent-elles les possibilités de ce que le planétaire est ou pourrait devenir – être planétaire en tant que praxis ? Comment serait-il possible de ne pas reconduire les prétentions abusives de la globalité et de la mondialisation à travers des projets de médialisation planétaire, mais plutôt de commencer à déstabiliser les figures de la totalité et de la régulation, afin de s’occuper de l’incommensurable, de l’injuste et de ce qui est encore en mal de reconnaissance ?

Ces questions pointent vers d’autres lectures du planétaire et de la praxis, informées par les travaux des théoriciennes Gayatri Chakravorty Spivak et Sylvia Wynter. En nous demandant quelles autres figures ou modalités du planétaire pourraient être mises en œuvre au-delà de celles de l’échelle planétaire, nous pouvons nous inspirer des multiples réflexions sur le planétaire menées par Spivak, qui, en mobilisant et en reconsidérant ce terme, a cherché à ouvrir le planétaire à d’autres manières (collectives) de l’habiter. De façon différente, mais résonnante, le travail de Wynter indique comment le problème de l’humain racialisé est inextricablement lié aux problèmes planétaires. La « catastrophe » du changement climatique est aussi la « catastrophe » de la façon dont l’« espèce » et le « genre » (genre) de l’humain ont été désignés comme sujets par des processus d’exclusion et d’accumulation. Pourtant, cette manière d’être humain, en tant qu’espèce limitée, pourrait également être remise en question et transformée. Elle suggère un projet qui s’intéresse à l’être humain en tant que praxis comme une façon de s’engager dans les processus qui soutiennent – et qui pourraient aussi recomposer – les manières d’être humain.

Ces deux auteures, qui n’adoptent ni le point de vue du ver-de-terre ni celui d’un oiseau, demandent que l’on commence par l’intérieur des habitations planétaires, dans les forêts telles qu’elles sont perdues et potentiellement refaites, et telles qu’elles reconfigurent les relations entre les personnes, les autres-qu’humains, les technologies, la politique et le planétaire. Comment ce regard porté depuis l’intérieur des habitations planétaires génère-t-il de multiples modes de praxis ? Les façons dont le changement climatique s’inscrit dans les forêts peuvent être lues à la fois comme un événement de médialité, comme un événement planétaire, mais aussi comme un événement impliquant des humains (de désignations multiples). Les forêts sont des media planétaires qui enregistrent et opérationnalisent les accumulations collectives de carbone et de chaleur : on peut les considérer comme des proxies (des sondes et des mandataires) qui enregistrent et consignent les effets du changement climatique.

Être planétaire comme praxis

« Le globe est sur nos ordinateurs. » À travers cette affirmation, Spivak suggère que le globe est contenu ainsi que limité par nos échanges, nos représentations et nos calculs. Par contraste, la figure du planétaire peut être mobilisée pour défaire la totalité des globes et de la globalité. Plutôt que de faire apparaître la Terre comme un objet total, comme on le voit souvent dans l’image célèbre du Lever de Terre, le planétaire demeure ce qui ne peut être fixé, réparé ou réglé. Le planétaire résiste à la représentation. Dans le développement du concept de planétaire par Spivak, il ne s’agit pas de générer une figure évasive, mais plutôt de contrecarrer un engagement avec le planétaire qui s’appuie sur des représentations épistémiques uniformes. Le planétaire n’est pas un sol ou un fondement. Au contraire, il invite à une « diversité inépuisable d’épistèmès5 ».

Le planétaire exige un mode d’habiter avec ce qui échappe à la traduction ou à l’« acceptation6 ». Il ne se présente pas définitivement sous la forme de globes ou de cartes postales de billes bleues flottantes. La planète est la différence, la distance et la durée avec, dans et contre lesquelles il serait possible de penser différemment l’être humain et le devenir collectif. La planète pourrait même « se surimposer au globe » (overwrite) pour défaire l’uniformité supposée des systèmes et des échanges mondiaux. De quelle planète s’agit-il ? Et qu’arrive-t-il aux ordinateurs lorsque le globe qu’ils contiennent se voit surimposé par le planétaire, que les ordinateurs ne peuvent contenir ?

Le planétaire est un concept que Spivak a travaillé et retravaillé, sa première discussion sur le planétaire ayant été présentée lors d’une conférence sur la migration en Suisse en 1997, sous le titre Imperatives to Re-Imagine the Planet. L’impératif que Spivak énonce dans son texte de 1997 est celui de ré-imaginer la planète. Cette ré-imagination peut être lue comme une condition spéculative qui rencontre la planète au-delà des abstractions du globe et du globalisme. Elle re-figure également l’« humain », en considérant comment les sujets se forment à travers les conditions et les droits à la responsabilité collective.

L’articulation de ce concept par Spivak s’est formée spécifiquement dans le contexte de la réflexion sur la manière de « penser le migrant » en Suisse, alors que l’immigration provenait d’au-delà de l’Europe. Dans ce sens, le planétaire n’est pas proposé comme une figure abstraite de la science de la Terre, ni comme un globe unificateur qui créerait des conditions uniformes et universelles pour tous les humains. Au contraire, le planétaire est à bien des égards insoluble, et pourtant c’est une façon de figurer, dé-figurer et re-figurer la responsabilité collective envers autrui dans des circonstances postcoloniales et décoloniales.

Il s’agit donc d’élaborer une autre façon d’analyser les sujets et les communautés en se référant au planétaire. Avec ceci en tête, Spivak précise : « Permettez-moi alors de modifier mon titre : Je parle d’un impératif de ré-imaginer le sujet comme planétaire7. »

En ré-imaginant le planétaire, le sujet est également ré-imaginé. En d’autres termes, les désignations de la planète ont des conséquences sur les désignations des sujets et des communautés qui l’habitent. Loin d’être une force totale, un sol absolu ou un artefact de la science naturelle, la planète est plutôt une condition indéterminée et un ensemble de relations qui suscitent de nouvelles rencontres avec des habitations collectives irréductibles aux désignations habituelles du « libéralisme multiculturel » ou de l’environnementalisme. Tant le sujet universel que le globe sont défaits dans cette proposition planétaire.

Cette ré-imagination du sujet est reprise dans un registre différent mais résonnant dans le travail de Wynter. Pour Wynter, l’humain en tant que catégorie est formé par des exclusions, particulièrement sur la base de la race. L’approche de Wynter consiste à trouver des moyens de faire l’humain autrement. Son travail est une tentative érudite de retravailler l’humain pour l’ouvrir vers d’autres genres d’être humain, non pas comme un travail définitionnel, mais comme un mode de praxis. Cette praxis a des conséquences potentielles pour défaire la façon dont les gens sont racialisés, classisés, sexués et assujettis à être en dehors de la catégorie universelle de l’humain. « Être humain comme praxis » est donc la proposition de Wynter pour élaborer des manières d’élargir les espèces et les genres de l’humain afin de prendre en compte et de transformer les injustices et les exclusions raciales et économiques qui sont propagées par le genre actuellement dominant de l’humain. Cette praxis expérimente d’autres manières d’être humain également afin de pluraliser et de diversifier les possibilités d’être humain – et par extension d’être planétaire. C’est à cet effet que le planétaire pourrait être mobilisé comme praxis.

En mettant Spivak en dialogue avec Wynter, il est possible de refondre à la fois la figure du planétaire et le « genre de l’humain », comme l’a appelé Wynter. La vie planétaire et les figures de l’humain sont intimement liées. Comme Wynter l’a bien démontré, la version actuelle de l’humain qui domine la vie moderne n’est pas seulement basée sur un sujet occidental blanc privilégié, opérateur d’exclusion par la racialisation ; c’est aussi un mode d’accumulation de l’humain en tant qu’homo economicus8. Ce qui a été rationalisé et naturalisé est une figure réductrice de l’humain, qui est basée sur l’accumulation continue. L’homo economicus l’homme en tant qu’accumulateur – est une figure de la destruction planétaire, puisque la crise du changement climatique peut, à un certain niveau, être caractérisée comme une crise de l’accumulation – non seulement du carbone et de la chaleur dans l’atmosphère et la biosphère, mais aussi comme un mode d’accumulation de l’humain qui est voué à la consommation et à la croissance économique.

Hothouse Earth : la serre de la planétarité

Au cours de l’été 2018, des canicules se sont produites dans de multiples endroits, du Haut-Arctique au sud de l’Espagne. Les températures ont atteint 46°C au Portugal, et des feux de forêt ont déchiré l’Attique en Grèce de même que le Nord de la Suède. Une étude scientifique publiée à cette époque prévoit que la planète pourrait devenir une Hothouse Earth (une Terre-Serre)9. Les auteurs suggèrent que « l’intendance de l’ensemble du système terrestre » est à l’ordre du jour, y compris celle de « la biosphère, du climat et des sociétés ». Parmi les exemples d’actions à l’échelle de la Terre qui pourraient permettre d’atteindre un état stabilisé, citons non seulement l’utilisation de modes d’énergie moins gourmands en combustibles fossiles, mais aussi le développement de nouvelles technologies, d’une nouvelle gouvernance et de nouveaux codes sociaux. Dans le même temps, des puits planétaires pourraient être creusés pour mieux stocker le carbone. Les forêts deviennent ici un projet pour les intendants humains. La géo-ingénierie fait également partie des solutions proposées, où la « gestion du rayonnement solaire » pourrait constituer une partie de l’ensemble des pratiques d’« intendance ».

Hothouse Earth devient ainsi un projet de médialité : cette approche fait de la planète un medium d’opérations et de contrôle à fins de stabilisation. La planète, comme le rappellent souvent les sciences de la Terre, est constituée de systèmes interconnectés mais imprévisibles. Les forces planétaires pourraient facilement franchir un seuil vers d’autres conditions moins vivables. Il ne s’agit pas ici de la planète auto-correctrice mise en avant dans la théorie de Gaïa, mais plutôt d’une planète où l’accumulation s’affole et part en vrille. Le carbone et la chaleur ne font pas que s’accumuler ; ils amplifient également les changements climatiques qui façonnent différemment les conditions de détresse planétaire. Pourtant, la planète est idéalement projetée pour être une figure de stabilité et de contrôle. Le curieux « bassin d’attraction » que Steffen et ses co-auteurs proposent aux humains de cultiver soulève de nombreuses questions sur cette « Terre-Serre ».

De quels humains – ou de quels « genres d’humains », comme le dirait Wynter – s’agit-il dans ces hypothèses ? Les pratiques spécifiques d’« intendance » proposées incluent potentiellement des technocrates impliqués dans la géo-ingénierie, des travailleurs forestiers qui reboisent les continents, ainsi que des profils spéculatifs encore à créer pour leurs compétences en matière de maintenance planétaire. On ne sait pas non plus de quel genre de planète il pourrait s’agir, qui se prêterait à un processus de stabilisation, s’éloignant de la « Terre-Serre » pour se diriger vers la « Terre stabilisée », grâce aux pratiques de guidage des humains.

Pourtant, le problème du changement climatique oblige à reconsidérer la manière dont de nouveaux sujets, de nouveaux humains et de nouvelles relations planétaires font irruption, même dans les propositions des climatologues. La « Terre-Serre » propose l’émergence d’une légion d’éco-intendants qui s’occuperaient continuellement de la planète pour la maintenir dans un état stable. La « Planétarité-Serre » – plutôt que la « Terre-Serre » – pose la question de savoir quels humains (et quels genres de l’humain et du planétaire) se trouvent convoqués ici. Les questions de justice sociale ne peuvent être séparées des problèmes de déforestation, de perte de biodiversité, de hausse des températures et de pollution environnementale. Les habitations planétaires sont enchevêtrées avec les manières d’être planétaires comme praxis.

Media planétaires : sortir du planétarium

Cette immense séduction du cosmos s’est déroulée
pour la première fois à échelle planétaire,
c’est-à-dire dans l’esprit de la technologie
10.
Walter Benjamin

Par contraste avec l’invitation de Walter Benjamin à entrer « Vers le planétarium » pour saisir les effets en temps de guerre de la technologie à l’échelle planétaire, devenir planétaire et être planétaire comme praxis suggèrent plutôt aujourd’hui un mouvement pour « sortir du planétarium », afin de déboulonner les figurations universelles de l’échelle planétaire et de la science universelle. Être planétaire comme praxis, c’est sortir du planétarium pour considérer d’autres désignations et mobilisations du planétaire, de l’humain et des pratiques techno-culturelles.

Dans ce sens, les media ne sont pas à l’échelle planétaire et ils ne doivent pas non plus être représentés à travers un imaginaire de computation universelle ou de sciences de la Terre. Le planétaire devrait plutôt être déstabilisé, tout comme les media eux-mêmes et comme l’humain. Cependant, cette déstabilisation n’aboutit pas à un matérialisme de l’élémentaire à traquer au cœur des médias, pas davantage qu’elle ne suggère une strate technologique de commandement et de contrôle imprégnant le globe. Mieux vaut envisager le planétaire comme un processus continu de création, d’articulation et de transformation des sujets humains et des habitations collectives.

Le globe est sur nos ordinateurs, mais le planétaire oblige à un ensemble diversifié et tentaculaire de rencontres avec les media, avec la technologie et avec la science, qui pourraient reconfigurer ces pratiques. Le devenir planétaire des media est un concept qui traite de la manière dont la planète, la Terre et les environnements se trouvent figurés comme des projets de médialité.

Parler de media planétaires, c’est attirer l’attention sur les différences qu’implique la planétarité, sur les conditions inassimilables et incommensurables de l’habitation planétaire qui ne peuvent pas et ne veulent pas s’établir ni se stabiliser dans un objet cohérent ou planaire : ni la Terre des sciences de la Terre, ni le globe du capitalisme, ni l’humain de l’homo economicus.

Le devenir planétaire des media oblige à repenser la manière dont le planétaire et les media peuvent être compris ou approchés. Dans cet espace de réflexion, le devenir planétaire des media pourrait se déployer non pas tant comme une histoire de media élémentaires, mais plutôt à travers des récits collectifs qui génèrent des histoires vécues en direction de mondes plus justes pour divers humains, autres-qu’humains, et leurs habitations planétaires.

« Être planétaire comme praxis » et « le devenir planétaire des media » posent des concepts et des points de repères qui interrogent nos façons de concevoir les habitations planétaires – comment sortir du planétarium et entrer dans la forêt. Être planétaire comme praxis implique une attention à la colonialité de nos imaginations et de nos formes de contrôle, aux exclusions raciales et économiques, aux injustices environnementales, à la science universelle et aux abstractions globales qui pourraient être dé-figurées, remplacées et transformées par la recherche de manières plus ouvertes et plus justes d’être humain et planétaire, qui sont encore à ré-imaginer.

Cette approche s’éloigne de la vue satellitaire ou des célèbres images du Lever de Terre ou de la Bille Bleue, pour se rapprocher des milieux plus enchevêtrés d’une forêt. Les forêts deviennent des media planétaires. Elles sont des indicateurs du changement climatique, elles racontent des histoires sur l’accumulation du carbone et les changements des conditions environnementales. Devenir planétaire est une façon de se demander comment la planète n’est pas un ensemble de conditions uniformes ou fixes, mais signale plutôt des conditions de différences, ainsi que des responsabilités et des possibilités d’actions collectives avec et à travers ces différences.

Traduit de l’anglais (UK) par Yves Citton

1 Gayatri Chakravorty Spivak, Imperatives to Re-Imagine the Planet, Vienne, Passagen Verlag, 1999, p. 44.

2 Sylvia Wynter & Katherine McKittrick, « Unparalleled Catastrophe for Our Species? Or, to Give Humanness a Different Future: Conversations » in Katherine McKittrick ed., Sylvia Wynter: On Being Human as Praxis, Durham, Duke University Press, 2015, p. 23.

3 Cet article est une version très fortement abrégée de l’article original, intitulé « Becoming Planetary », publié dans le dossier Accumulation, dirigé par Nick Axel, Daniel A. Barber, Nikolaus Hirsch pour le journal en ligne e-flux Architecture, 2018, www.e-flux.com/architecture/accumulation/217051/becoming-planetary.

4 Elizabeth DeLoughrey, « Satellite Planetarity and the Ends of the Earth », Public Culture 26-2 (2014), p. 261.

5 Spivak, Impératives, op. cit., p. 74

6 Gayatri Chakravorty Spivak, « Planetarity » pour l’article « Welt », dans Barbara Cassin (ed.), Dictionary of Untranslatables : A Philosophical Lexicon, Princeton University Press, 2014.

7 Spivak, Imperatives, op. cit., p. 48.

8 Wynter & McKittrick, « Unparalleled Catastrophe for Our Species? », art. cit.

9 Will Steffen & al., « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », PNAS 115, n33 (August 14, 2018): p. 8252-8259.

10 Walter Benjamin, « Vers le planétarium », in Rue à sens unique, Paris, Allia, 2015.