Les « nouvelles droites » sont à l’offensive un peu partout dans le monde, adoptant un langage, des références et des modes d’action inédits qui fabriquent une contre-culture violente et tapageuse1. Elles combinent désormais nationalisme et humeurs antiétatiques, racisme et sexisme et clins d’œil à la communauté LGBTQ, climatoscepticisme et préoccupations écologistes… Leurs avatars les plus surprenants – l’anarcho-capitalisme, le libertarianisme transhumaniste, le masculinisme gay, le fémonationalisme, l’écofascisme – sont dotés d’une capacité notable de passer rapidement de la marginalité à la viralité.
Il est grand temps de les prendre au sérieux. Cela commence par comprendre comment leurs leaders charismatiques et leurs constantes provocations parviennent à capter l’adhésion de couches sociales et d’individus qui se sentent maltraités par les évolutions des sociétés contemporaines. Plutôt que de s’indigner et de condamner abstraitement, mieux vaut tenter d’analyser et de cartographier ce complexe culturel néoréactionnaire. Avec l’espoir de pouvoir suggérer comment la gauche pourrait récupérer l’étendard de la révolte, habilement arraché de ses mains par une extrême-droite cool bien décidée à ne plus végéter dans les marges.
Le piège du néolibéralisme progressiste selon Nacy Fraser
Dans un article très commenté publié début 2017 sur le site de la revue progressiste Dissent, la théoricienne féministe Nancy Fraser décrivait l’élection de Donald Trump comme une des nombreuses « insurrections électorales » qui, ces dernières années, ont pris pour cible la même trilogie : la mondialisation capitaliste, le néolibéralisme et l’establishment politique qui les a promus. Selon Fraser, dans chacune de ces occurrences, « les électeurs disent “non !” à la combinaison mortelle d’austérité, de libre-échange, de dette prédatrice et de travail précaire et mal payé qui caractérise le capitalisme financiarisé contemporain ». Leur vote « est une réponse à la crise structurelle de cette forme de capitalisme qui s’est manifestée pour la première fois à la vue de tous avec le quasi-effondrement de l’ordre financier mondial en 20082 ».
Or ce n’est pas simplement le néolibéralisme que les électeurs de Trump ont alors rejeté, estime Fraser, mais ce qu’elle appelle le « néolibéralisme progressiste », à savoir « une alliance entre, d’une part, les courants dominants des nouveaux mouvements sociaux (féminisme, antiracisme, multiculturalisme et droits LGBTQ) et, d’autre part, le secteur privé des services et de la production “symbolique” haut de gamme (Wall Street, Silicon Valley et Hollywood) ». Les « New Democrats » étatsuniens et le « New Labour » britannique des années 1990 furent les architectes de cette nouvelle coalition politique, sociale et culturelle qui trouva par la suite une incarnation emblématique dans la présidence de Barack Obama. C’est ce « mélange d’idéaux émancipateurs tronqués et de formes fatales de financiarisation » qui a été violemment rejeté dans les urnes au cours des dernières années, tant dans des scrutins classiques qu’à l’occasion de référendums. Pour Fraser, « ce qui a rendu cette collusion possible, c’est l’absence d’une véritable gauche », à savoir une gauche capable de séparer l’émancipation de la financiarisation et de renouer avec « ceux d’en bas ». Autrement dit, de proposer une option capable de rompre avec l’alternance imposée entre populisme réactionnaire et néolibéralisme progressiste.
Ce diagnostic de l’éminente professeure de la New School for Social Research de New York est difficilement discutable. Mais dès lors, que faire ? Il n’existe aucun opuscule équivalent à celui de Lénine qui puisse offrir des réponses définitives à cette question. La tâche de construire des coalitions capables de briser le clivage entre populisme réactionnaire et « néolibéralisme progressiste » est bien plus difficile qu’il n’y paraît. Il est vrai qu’aux États-Unis, où sont absents les systèmes de santé et d’éducation publiques propres aux État-providence des pays développés, l’idée du « socialisme démocratique » a pu faire vibrer, d’autant qu’il s’agissait d’un discours visant à affronter le pouvoir établi et lutter pour la justice. Mais en Europe, où la social-démocratie a déjà gouverné et où les États-providence datent de l’immédiat après-guerre, cette rhétorique a peu d’attrait ; les jeunes sont souvent plus attirés par les partis verts, qui se tournent eux-mêmes depuis quelque temps vers une forme d’environnementalisme libéral obéissant un peu à la même logique que le « néolibéralisme progressiste ».
Le social-démocrate allemand Ernst Hillebrand écrivait en 2016 que « l’influence du libéralisme de gauche (lié aux valeurs “post-matérielles” et au multiculturalisme) et du social-libéralisme (associé à l’hégémonie néolibérale) a entraîné des courts-circuits entre la social-démocratie et ses électeurs les plus traditionnels ». À quoi il ajoutait que « la “révolution hédoniste” des années 1960 et 1970 a inauguré une phase d’hégémonie culturelle du libéralisme de gauche qui a fini par transformer le corps idéologique des partis sociaux-démocrates ». Tout cela a créé « un fossé culturel croissant entre les couches dirigeantes du monde social-démocrate – liées idéologiquement au libéralisme de gauche – et les secteurs populaires qui votaient historiquement pour ces partis ». Les systèmes de valeurs de ces deux groupes sociaux divergent désormais profondément. Face aux transformations incessantes suscitées par le capitalisme mondial, ce que beaucoup d’électeurs apprécieraient, ce ne sont pas les promesses de nouveaux bouleversements (socio-culturels), mais qu’on leur donne les moyens de reprendre le contrôle de leur vie.
Selon les termes de l’essayiste « postlibéral » britannique David Goodhart, fondateur et ancien rédacteur en chef du magazine Prospect, ils aspirent au renforcement de leurs « communautés affectives », de la famille à l’État-nation. Mais jusqu’où peut-on aller dans la « compréhension » des angoisses culturelles (et parfois raciales) de populations ayant l’impression que leur monde disparait et animées par la nostalgie d’époques auxquelles il serait difficile de retourner – sans même juger de l’opportunité de le faire ? Et, ce qui est non moins important, comment se montrer sensible à ces angoisses et à ces craintes sans finir par accepter une série de prémisses chères à l’extrême droite et hostiles au multiculturalisme, à la diversité et à une société ouverte, mais sans tomber dans l’arrogance des « esprits éclairés » qui méprisent les mentalités « prémodernes » ?
Goodhart divise la société britannique (mais on pourrait étendre cette distinction à une grande partie du monde) entre les « gens de quelque part » (somewheres) et les « gens de n’importe où » (anywheres). Ces derniers sont instruits et mobiles et valorisent l’autonomie et la fluidité, tandis que les premiers sont plus enracinés, généralement moins éduqués, et privilégient les liens communautaires et la sécurité. Il existe, bien sûr, des groupes « intermédiaires ». Le problème, c’est que sous prétexte d’abandonner un cosmopolitisme générique, certaines forces de gauche sont allées beaucoup trop loin : on a vu ainsi la social-démocratie danoise flirter avec une forme de chauvinisme des services sociaux (restreignant leur accès aux allogènes) ou une figure importante du Parti communiste espagnol, l’ancien secrétaire général et maire de Cordoue Julio Anguita, faire un éloge un peu trop appuyé des politiques anti-austérité de Matteo Salvini. Goodhart lui-même ne se contente pas de « sympathiser » avec les inquiétudes des Britanniques ordinaires ; il a déclaré comprendre aussi celles exprimées par Nigel Farage, figure de proue de la campagne pour le Brexit, après s’être retrouvé dans une rame de métro où aucun passager ne parlait anglais.
Le cas Diego Fusaro
Ce n’est sans doute pas un hasard si l’un des emblèmes contemporains de cette possible dérive est un jeune philosophe italien venu du marxisme, Diego Fusaro. Fusaro est souvent considéré comme un « rouge-brun », même s’il estime qu’il s’agit là d’une accusation calomnieuse émise à son encontre par une gauche vendue aux élites cosmopolites. Son idée centrale est que le capitalisme mondial – et avec lui le cosmopolitisme libéral – cherche à affaiblir à la fois l’État-nation et les liens familiaux afin d’imposer sa domination sur des citoyens isolés et dépolitisés, aliénés par la consommation et hyper-individualisés. Par conséquent, pour se libérer de ce joug mondialiste, la priorité est de défendre et récupérer la souveraineté nationale et la famille3. Selon Fusaro, le souverainisme populiste est la variante légitime du marxisme dans le contexte du nouveau millénaire, et le fascisme n’est plus qu’un épouvantail agité par la fausse gauche multiculturelle et les libéraux.
En Italie, les élaborations idéologiques du jeune philosophe de Turin sont fortement applaudies dans des espaces d’extrême-droite comme CasaPound. Fusaro écrit régulièrement dans Il Primato Nazionale, « quotidien souverainiste » et organe officiel de CasaPound, dont le quartier général affiche des portraits de Mussolini aux côtés de posters de Che Guevara (les militants de CasaPound ont aussi honoré Hugo Chávez lors de son décès en 2013). Il y cite régulièrement Karl Marx, Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini, auteurs qu’il met au service de ses attaques contre le « discours politiquement correct des gauches fuchsia et cosmopolites4 », résumant ainsi ses positions : « Beaucoup d’imbéciles qui se prétendent “de gauche” ne luttent contre le fascisme, qui n’existe plus, que pour accepter pleinement le totalitarisme du marché5 », qui lui est bien réel. Il prône donc une combinaison de « valeurs de droite et d’idées de gauche », qui n’est bien entendu pas sans évoquer le slogan « gauche du travail, droite des valeurs » cher à Alain Soral en France.
Fusaro prétend qu’il n’est pas d’extrême-droite et son pedigree marxiste est indéniable, mais il parle comme l’extrême-droite, utilise ses mots clés, revêt ses théorisations d’un vernis conspirationniste (il a adhéré très fortement aux positions antivaccins pendant la crise du Covid-19) et intervient régulièrement dans les espaces de la droite radicale et populiste, qu’il décrit d’ailleurs comme bien plus ouverte et moins sectaire que la gauche. S’appuyant sur les écrits en faveur du droit à l’autodétermination nationale de nombre de penseurs classiques du socialisme, il les tord dans le sens d’un souverainisme réactionnaire, décrit la famille comme un espace fondamental de résistance anticapitaliste et oppose les droits sociaux aux droits civiques : si les travailleurs souffrent de mauvaises conditions de travail, c’est parce que la gauche ne se préoccupe que des droits des femmes et de la communauté LGBTQ. Selon Fusaro, les antifascistes d’aujourd’hui ont en commun avec les nazis d’être hostiles à la véritable liberté d’expression. En croisade permanente contre le politiquement correct, il partage avec l’extrême droite une même obsession pour George Soros et la conspiration mondialiste. Dans ses textes et interventions, il réduit de manière caricaturale tous les mouvements féministes et de défense de minorités sexuelles à une logique de consommation marchande individualiste dont le résultat le plus emblématique serait la gestation pour autrui – ignorant les tensions, les débats et les points de vue contradictoires qui existent au sein de ces courants. Selon lui, la seule façon de sortir du néolibéralisme progressiste serait d’assumer un projet de socialisme national compatible avec les aspirations des néofascistes, avec lesquels Fusaro collabore mais dont il prétend par ailleurs qu’ils « n’existent pas ».
Dans un entretien accordé au site espagnol El Confidencial, Fusaro explique que le cosmopolitisme libéral et la gauche fuchsia/arc-en-ciel « promeuvent une sorte de micro-conflictualité généralisée qui agit comme une arme de distraction massive et, pour ainsi dire, comme une arme de division massive permanente. D’une part, elle détourne l’attention de la contradiction capitaliste qui n’est même plus mentionnée, et d’autre part, en quelque sorte, elle divise les masses en homosexuels et hétérosexuels, musulmans et chrétiens, végétaliens et carnivores, fascistes et antifascistes, etc.6 ». On a donc là apparemment une sorte de classisme ou d’ouvriérisme à l’ancienne, mais qui dans la pratique fonctionne avant tout comme un plaidoyer non pas pour l’organisation du prolétariat, mais pour la guerre culturelle contre la mondialisation. Loin de proposer une stratégie concrète de (ré)unification des secteurs populaires, le discours de Fusaro construit une classe ouvrière idéale, qu’il ne fréquente guère sur le terrain par ailleurs, comme prétexte pour prôner un antilibéralisme de tonalité très proche de celui des droites alternatives.
Très peu connu en France, Diego Fusaro se différencie de ses possibles homologues ou analogues hexagonaux – qu’il s’agisse d’Alain de Benoist, d’Alain Soral ou de Michel Onfray, passé d’une sensibilité censément libertaire au souverainisme « ni droite ni gauche » de la revue Front populaire – par l’affichage plus affirmé de ses racines marxologiques et de son pedigree philosophique. Ce mélange de vernis de légitimité marxiste, d’anti-occidentalisme et d’invocation de saines valeurs plébéiennes hostiles au cosmopolitisme sans racines des nouvelles classes moyennes lui a aussi acquis un certain écho dans le monde hispanophone, en particulier dans la gauche « national-populaire » latino-américaine.
En 2016, Fusaro fut ainsi invité officiellement en Bolivie pour participer à un débat public aux côtés du vice-président Álvaro García Linera. À la différence d’autres souverainistes européens, le philosophe italien entend se couvrir sur sa gauche en dénonçant le président brésilien Jair Bolsonaro comme pro-impérialiste et en exaltant les figures d’Hugo Chávez, de Rafael Correa et d’Evo Morales. Il partage avec ces derniers l’accent mis sur la prédominance absolue des variables géopolitiques dans l’analyse de toute réalité nationale, la perception d’une division du monde en deux camps antagonistes et irréconciliables et la conviction qu’il faut, justement, choisir son camp (soit ce qu’on appelle le « campisme » dans la tradition marxiste révolutionnaire). D’où la tendance de Fusaro et de ses interlocuteurs espagnols ou latino-américains à considérer la Russie de Vladimir Poutine et la Chine de Xi Jinping comme des alliés stratégiques et à soutenir inconditionnellement des figures telles que feu Mouammar Kadhafi ou Bachar al-Assad (ou encore Saddam Hussein dans les décennies précédentes).
Or, si les tribulations des gauches d’Amérique latine et les deux dernières décennies d’insertion des pays du sous-continent dans les dynamiques globales démontrent quelque chose, c’est au contraire que, dans un monde désormais multipolaire – même si toujours caractérisé par une forte asymétrie de puissance militaire – les visions binaires sans nuances ne fonctionnent guère et les sphères d’action et d’influence commerciale, économique, politique, culturelle (différents types de soft power), diplomatique, militaire et géostratégique sont largement désalignées et non congruentes. En Amérique latine comme ailleurs, une hostilité ou même une méfiance unilatérales envers les États-Unis sont aujourd’hui parfaitement incapables de nourrir un projet politique progressiste consistant et durable. Mais précisément, dans le type de convergence idéologique « rouge-brune » ou « nationale-populaire » prônée dans des versions plus ou moins radicales par Fusaro et ses homologues, seule l’exaltation d’une implacable surdétermination géopolitique (et civilisationnelle) est susceptible de faire oublier l’évanescence et la confusion des contenus concrets en matière de politiques émancipatrices et de sujets du changement social.
Comment sortir du piège ?
Les difficultés actuelles de la gauche sont évidentes : comment défendre la laïcité, et ne pas se laisser arracher ce drapeau sans pour autant verser dans l’islamophobie, par exemple ? Comment défendre le droit à l’immigration en désarmant les arguments xénophobes et racistes par des données convaincantes et sans tomber dans des positions naïves facilement réfutables ? Comment comprendre ceux qui affirment être de « quelque part » sans aboutir à des positions conservatrices ou, pire encore, racistes ? Comment retrouver un sentiment communautaire de la politique sans renoncer au cosmopolitisme et sans s’enliser dans une culture de terroir réactionnaire ?
Rien de tout cela n’est impossible, mais argumenter en ce sens semble parfois relever d’une problématique trop complexe face aux discours élémentaires des libéraux ou des nationaux-populistes. De fait, la gauche insiste souvent sur le fait que la situation exige des raisonnements sophistiqués fondés sur des analyses et des données chiffrées, et son souci d’éviter la « démagogie » la rend souvent peu efficace au moment de réfuter le trollage réactionnaire (sur la question des migrations, par exemple).
Cela dit, des programmes comme celui de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez aux États-Unis, voire celui de Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, ont eu le mérite indéniable de combiner les demandes de reconnaissance et les demandes de redistribution dans le cadre d’une culture politique démocratique radicale. Autrement dit, ils ont renoué avec les revendications matérielles des classes populaires sans renoncer au projet émancipateur issu du mouvement des droits civiques. Il y a là une manière productive de revitaliser le potentiel transformateur du socialisme démocratique, désormais décliné sur un mode à la fois écologique et social : promouvoir des changements réformistes de manière radicale, être capable de mobiliser des secteurs importants de la population derrière ces objectifs et, surtout, capter l’enthousiasme et l’imagination des nouvelles générations. Certes, on peut objecter que Bernie Sanders est « très américain » et que Jeremy Corbyn portait avec lui beaucoup de signifiants de la « vieille gauche » (outre d’autres problèmes qui ont miné son leadership au sein du Labour). Nous ne proposons donc pas d’universaliser ces expériences, mais simplement d’explorer quelques pistes pour surmonter les dilemmes de la gauche.
Espoirs des stand-up comedians
Mon objectif, ici, n’est pas d’ordre programmatique. Il est beaucoup plus modeste : il s’agit de proposer une lecture des nouveaux tropes et topoi des droites émergentes et de lancer quelques signaux d’alerte précoces à propos des phénomènes qui sont peut-être encore embryonnaires ou marginaux mais dont le potentiel expansif est indéniable. J’essaie de briser les « bulles de filtrage » (filter bubbles), qui n’existent pas seulement sur Internet, où les algorithmes nous proposent ce que nous aimons déjà et où nous finissons par croire que notre petit environnement est le monde. On trouve aussi ce type de bulles dans des espaces progressistes existant hors de la Toile, et sans aucune nécessité de ciblage algorithmique. Pour l’instant, la gauche est souvent paralysée par l’impression que, si elle débat avec les représentants de la nouvelle droite « politiquement incorrecte », elle part perdante ; si elle les ignore, elle leur laisse le terrain libre pour convaincre plus de gens ; et si elle entend les combattre par les formes d’action directe chères aux mouvements antifa, ils en profitent pour jouer la carte de la victimisation.
Peut-être faudrait-il savoir reprendre quelques ficelles rhétoriques efficaces du répertoire des bons comédiens ; aux États-Unis en particulier, toute une série d’humoristes talentueux sont devenus virtuoses dans la reprise parodique des tropes de la droite alternative, l’autocaricature des manies et marottes réelles ou supposées des libéraux et des progressistes, et la démonstration par l’absurde du ridicule des néoréactionnaires qui se prétendent opprimés par le politiquement correct et l’épidémie de wokisme.
Nombreux sont les comédiens de stand-up issus des minorités qui sont aujourd’hui capables de thématiser les péripéties des « guerres culturelles » et d’exercer leur propre critique des ridicules de l’hypercorrection politique et de la bien-pensance progressiste académique ou salonnarde sans faire de fausse symétrie entre droite et gauche et sans rien céder à la réaction, ou encore de dédramatiser les tensions ethno-raciales sans les trivialiser ni en minimiser la violence systémique. Leur don de l’observation sociale et culturelle est souvent plus pertinent et plus parlant que nombre de pesants traités théoriques. On pense aussi à des émissions et talk shows de commentaire satirique de l’actualité très populaires comme The Late Show with Stephen Colbert, sur CBS, Late Night with Seth Meyers, sur NBC, ou encore le Daily Show de Comedy Central, présenté par le comédien noir sud-africain installé aux États-Unis Trevor Noah, dont les commentaires sur l’actualité politique sont très appréciés dans la communauté africaine-américaine.
Outre leur déconstruction allègre et systématique des obsessions de la droite républicaine, de l’alt-right et du suprémacisme blanc et leur travail purement informatif (tout n’y étant pas satire), il n’est guère étonnant que, défendant clairement une série de positions démocrates progressistes œcuméniques sans s’affirmer directement militants ou partisans et tout en évitant les sermons idéologiques, ces programmes donnent souvent la parole à Bernie Sanders, régulièrement invité sur leurs plateaux, ou à la jeune génération de membres de la cohorte politico-parlementaire d’Alexandria Ocasio-Cortez, les Africaines-Américaines Cori Bush et Ayanna Presley, la Somalienne-Américaine Ilhan Omar et la Palestinienne-Américaine Rashida Tlaib – ainsi qu’à bien d’autres figures de la galaxie progressiste étatsunienne.
Bref, le moment est peut-être venu de ridiculiser ceux qui ridiculisent. Mais cela devra sans doute aller de pair avec une rénovation des discours et des modes d’autostylisation de la gauche progressiste et avec le tissage de nouveaux liens avec « ceux d’en bas », notamment avec le nouveau précariat, au sein de coalitions garantissant l’unité dans la diversité et offrant des formes novatrices d’articulation politique, de confédération des dissidences et de construction des projets et des propositions concrètes de transformation. Dans ce cadre, il n’est sans doute pas vain d’effectuer une exploration par immersion dans les galaxies des nouvelles droites radicales, de leur rhétorique parfois baroque, de leur économie émotionnelle et du charme discret de leur nihilisme, ne serait-ce que dans le but de penser à nouveaux frais et de reformuler plus adéquatement certains des problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui.
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Marc Saint-Upéry
1Cet article rassemble quelques bonnes pages du livre récent de Pablo Stefanoni, La rébellion est-elle passée à droite ? Dans le laboratoire mondial des contre-cultures néoréactionnaires, traduit de l’espagnol (Argentine) par Marc Saint-Upéry, Paris, La Découverte, 2022.
2Nancy Fraser, « The End of Progressive Neoliberalism », Dissent, January 2, 2017, www.dissentmagazine.org/online_articles/progressive-neoliberalism-reactionary-populism-nancy-fraser
3Diego Fusaro, « Marxismo y soberanismo. Contra el cosmopolitanismo liberal », El viejo topo, no 380, septembre 2019.
4La couleur fuchsia, qui marie le rouge, le rose et le violet, est pour Fusaro le symbole de cette fausse gauche « arc-en-ciel » ennemie de la nation et de la famille et incapable de résister au capitalisme contemporain.
5Esteban Hernandez, « “Muchos tontos de izquierda combaten un fascismo inexistente y aceptan el mercado”. Entrevista a Diego Fusaro », El Confidential, 1er juillet 2019.
6Hernandez, « Muchos tontos de izquierda… », art. cit.