79. Multitudes 79. Eté 2020
Majeure 79. Faire publics

Manières de faire des publics

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La littérature peut vous rendre mélancolique ou fou furieux, vous plaire et vous édifier, ajouter au monde des mondes plus ou moins vraisemblables, empoisonner votre âme comme l’eau le sucre, ou au contraire la purger des humeurs négatives qui l’auraient envahie quand dehors tout vous menace. Dans la conception ordinaire, l’écriture littéraire ne vous regarde pas comme l’acteur d’un public, mais plutôt comme l’élément d’un milieu qu’elle pénètre et altère : vous êtes un lecteur solitaire auquel elle s’adresse d’abord et sur l’esprit duquel elle opère. Aussi, ses pouvoirs sont censés être spéciaux : ce qu’elle peut vous faire, aucune parole ordinaire ne le peut, voilà pourquoi ses moyens et ses logiques sont pensés comme radicalement autres, et nécessitent leur propre « poétique ».

Encore aujourd’hui, cette vision informe non seulement la pédagogie littéraire, mais aussi la manière dont est couramment pensée et conceptualisée l’activité littéraire – selon un schéma communicationnel binaire, comparable à celui de Jakobson, dans lequel un Auteur voulant « faire passer un message » (dans son style propre) s’adresse à un interlocuteur privilégié, le Lecteur. N’importe qui peut devenir Lecteur s’il se comporte correctement avec le texte, c’est-à-dire s’il ne s’en sert pas comme autre chose qu’un texte littéraire. Une telle conception des choses, dans sa version théorique comme dans sa pratique, doit donc tout miser sur l’identification des textes, sur la saisie de leur spécificité : les reconnaître, les faire exister, en faire un usage profitable, c’est d’abord savoir se rendre sensible au genre spécial auquel chacun d’eux peut appartenir, avec ses conventions particulières.

Faire au public / Faire des publics

Un public n’est pas un milieu, n’est pas réductible à un groupe aléatoire d’individus-récepteurs : il n’est donc ni un lectorat, ni un auditoire. Si on adapte à l’activité littéraire la définition politique que John Dewey donne du mot public, on peut définir comme public d’une œuvre l’ensemble des acteurs sociaux que cette œuvre mobilise pour exister en tant que telle, lecteurs ou non. Comme on le voit, si leurs lectorats se ressemblent beaucoup, les publics de la poétesse Nathalie Quintane et ceux du poète sonore Bernard Heidsieck diffèrent beaucoup, le second impliquant nécessairement tout le personnel nécessaire à l’activation d’un attirail audio-acoustique qui n’est généralement pas utile pour que vivent les textes de la première.

Une écriture n’est pas censée faire faire la même chose à tous les acteurs du public qui la font exister, ni chacun d’eux appartenir au même secteur d’activité. Certains, par exemple, la lisent à peine (on peut dire qu’ils la visent) ou n’en étudient que des extraits (mes élèves), d’autres l’enseignent, la corrigent, d’autres l’impriment, d’autres, dans certaines circonstances sinistres, en brûlent les supports ou les passent au pilon. Mais ce qui est sûr, c’est que toute écriture mobilise un public et lui donne une forme particulière : la forme d’un écosystème dynamique où chaque acteur occupe une place déterminée. C’est là son « autre » pouvoir, non psychologique, qu’on pourrait qualifier de pouvoir social puisque lié à des conventions régulant des activités institutionnalisées.

Toute écriture, littéraire ou non, contient en puissance son public, mobilise implicitement des formes spécifiques d’activité collective. Les écritures littéraires ont leurs manières propres, parfois très singulières, d’effectuer cette mobilisation. À cet égard, un roman de la rentrée s’avère moins exotique qu’une œuvre de poésie exploratoire telle que Misérable miracle qu’Henri Michaux écrivit sous l’emprise de mescaline, avec d’autres volontaires et sous contrôle médical. Le premier tourne avec un public préconstitué, tout prêt à s’activer pour lui, dans lequel chacun a sa place bien définie dans un ordre établi. Comme l’a fait remarquer Léon Tolstoï, certaines de ces places sont plus glorieuses et/ou mieux rémunérées que d’autres : les routines des publics cristallisent les injustices sociales, en offrent une vue grossie dans certains cas. La poétique classique tente d’analyser ce que les écritures littéraires font au lectorat (ignorant leur public comme une donnée poétiquement non pertinente). Celle qui, à mon sens, nous manque encore serait une poétique capable d’analyser comment les écritures font des publics et les transforment, c’est-à-dire s’implémentent dans l’espace social en suscitant des formes nouvelles d’interactions.

La poétique comme implémentologie

Commuter d’une poétique du texte à une poétique conçue comme étude des manières dont une œuvre littéraire agrège ou redistribue des publics réclame certaines accommodations : non seulement on ne regarde plus les mêmes choses comme œuvres, mais on ne voit plus, dans les œuvres, les mêmes choses.

Une première reconception touche la nature de l’espace littéraire, ordinairement tenu pour séparé de celui des écritures ordinaires et peuplé d’objets-textes dont l’usage est censé être déterminé par des règles bien spécifiques. Un écrit de la vie courante, par exemple une triviale série d’injures véhiculées par courriel, passant la frontière de cet espace, s’en trouverait immédiatement transfiguré et ne pourrait plus être entendu comme (seulement) blessant. L’implémentologie, elle, cherche à dissoudre cette frontière en observant d’abord comment toute écriture, littéraire ou non, peut s’analyser comme un dispositif implanté parmi les usages communicationnels ordinaires, et capable de prendre en charge les problèmes qui surgissent dans ces contextes en provoquant parmi les acteurs qui les animent de nouvelles formes de relations ou d’ajustements dans leurs échanges.

Comparons, pour l’exemple, L’établi de Robert Linhart, aux Lettres de non-motivation de Julien Prévieux. Voici deux textes qu’on pourrait décrire comme des autobiographies affrontant la question des conditions de travail en entreprise. Pourtant, le second, articulé comme une collection d’échanges avec des DRH d’entreprises en réponse à des lettres envoyées par l’auteur pour dénigrer les bullshit jobs qu’ils proposent, agrège dans sa production des publics bien différents. Certes, pour exister, ces deux textes supposent, d’une manière comparable, le travail de correcteurs, de maquettistes, d’imprimeurs, mais l’œuvre de Prévieux, dans sa production, s’appuie sur un tout autre écosystème, celui du monde de l’emploi et du recrutement, qu’il a réussi à impliquer activement dans le dispositif de son écriture en en perturbant la routine. Julien Prévieux intègre dans l’écriture le public de l’entreprise, quand l’écriture de Robert Linhart s’insinue dans ce public (sans en capter l’écriture). Autre époque, autre esthétique politique, dira-t-on, mais l’implémentologie, au-delà de seulement constater ces différences, s’attache à en apprécier les moyens, et c’est le caractère inédit de ces moyens, quel que soit l’espace où ils sont déployés, qui la conduit à reconnaître comme littéraire une écriture. Comment fait-on pour faire écrire l’entreprise de manière à ce qu’elle se montre autrement (qu’à travers ses routines communicationnelles) ? Comment peut-on négocier l’implantation du dispositif qui rend cela possible ? Voilà deux questions à quoi tient l’activité littéraire aux yeux de l’implémentologue.

Nous touchons alors au second point de rupture. Traditionnellement, les activités littéraires sont avant tout considérées comme production d’objets-textes. Reconnaître (au sens logique comme sociologique du terme) ces activités présuppose d’identifier ces objets. À cette fin, la part la plus importante du travail poétologique traditionnel a consisté à produire et justifier des étiquettes : épopée, tragédie, sonnet, lied, cut-up, performance, poésies sonores, mail-arts, factographies… Celles-ci ne désignent en réalité que des règles de jeux de langage spéciaux, que le public est censé maîtriser peu ou prou afin de jouer concrètement la littérature, de l’apprécier, de la faire exister, de lui prodiguer des marques de reconnaissance. Cette approche théorique a le désavantage de concevoir la littérature comme un jeu chaque fois fermé et coupé des publics de la vie ordinaire : elle nous conduit même à nous représenter ces publics-là comme ignorant l’art, à l’image de ces voyageurs prenant leur métro sans prêter l’oreille au célèbre violoniste Joshua Bell, qui y donnait un concert gratuit dans l’indifférence générale.

Puisque son but n’est pas de reconnaître des objets et de consacrer leur valeur esthétique, mais d’observer comment se nouent des interactions, l’implémentologie repose sur une autre conception de la reconnaissance, qui ne suppose pas l’identification de l’objet comme condition sine qua non – ce qui, soit dit en passant, s’accorde mieux à l’idée moderne (héritée de Barthes et de Derrida) d’une « littérature sans objet » et d’un « écrire intransitif ». Elle doit donc inventer des concepts d’étude qui fonctionnent autrement que comme des étiquettes (ou des tiroirs). Toutes les sociétés, toutes les cultures se sont munies d’instruments pratiques ou conceptuels pour représenter comment des éléments, des acteurs tiennent ensemble et agissent ensemble : photo de familles, tableaux d’outillage, plans de table ou de bataille, schéma de composition d’équipe, organigrammes, plans de montage, etc. C’est à partir de l’étude du fonctionnement logique de tels instruments que s’effectue la reconception opérée par l’implémentologie : celle-ci permet de comprendre les différentes formes de mobilisation que peut générer une écriture, et la nature des liens qui unissent les membres de ses publics.

À la différence d’un auditoire et même d’un lectorat, un public, surtout quand sont nouveaux sa géométrie et son mode d’action, ne se voit pas : il réclame des outils d’exploration pour être saisi et délimité. Il faut que soient examinés quels airs de famille il est ou non pertinent de retenir pour le reconnaître et que soit appréciée l’action que l’œuvre lui fait effectuer, ou la valeur de ce qu’il parvient à faire faire à travers elle.

J’en viens alors et pour finir à la troisième différence entre poétique traditionnelle et implémentologie. Elle concerne la nature du jugement qu’on émet sur les œuvres. Nos manières habituelles de définir les objets littéraires nous poussent à émettre des jugements qui séparent l’artiste de l’œuvre, et l’œuvre de la vie concrète : « Ses sonnets sont d’une densité impressionnante, mais ça ne me fait pas oublier qu’il a sa carte de lUDF » ; « C’est vraiment un grand prof, mais ses tragédies n’ont ni queue ni tête, et ses personnages aucune puissance allégorique » ; « Très tôt, il s’est montré capable de composer des contes à la polysémie fascinante, mais on ne lui a jamais donné le prix Nobel à cause de ses déclarations racistes », etc.

Le vocabulaire conceptuel de l’implémentologue n’attire pas l’attention sur des qualités tenues pour spécifiquement esthétiques : l’implémentologue ne s’y attache que dans la mesure où elles peuvent se traduire en propriétés écosystémiques, en qualités d’interactions publiques. Face à un texte littéraire, l’implémentologue se posera des questions de ce type : Cette œuvre, pour exister, conforte-t-elle l’ordre social dans lequel elle s’implante, joue-t-elle des ressorts de motivation habituels (économiques par exemple), ou trouve-t-elle d’autres moyens pour intéresser son public ? Conserve-t-elle la division du travail (et de la gloire) telles qu’elle est pré-établie ou, au contraire, tend-elle à la bouleverser ? Dans le second cas, propose-t-elle un modèle de changement défendable et tenable (n’exténue-t-elle pas les gens) ? Les effets secondaires sur les contextes dans lesquels ces changements vont se produire, sont-ils prévisibles ? Souhaitables ? Que nous apprend-elle des institutions dont elle sollicite les membres de façon inhabituelle ? Ce savoir nouveau nous est-il profitable à nous, usagers ? Est-il susceptible d’être assimilable par les institutions elles-mêmes, capable de les conduire à réformer leurs habitudes ?

La « jus-de-pommité »

Voici, pour terminer, une petite anecdote. Mon voisin Gérard a toujours été un grand amateur de vins, et il collectionne encore les grands crus. Il sait les apprécier, ce qui signifie qu’il sait quoi précisément apprécier (ou déplorer) dans un vin lorsqu’il le goûte. Un beau jour, il s’est dit que ce serait pour lui une chouette aventure de tenter d’en produire lui-même dans son jardin. Avec l’aide de quelques amis, les conseils de son gendre, il s’est mis à planter de la vigne à côté de son verger. Des copains et leurs familles sont venus l’aider à vendanger. Devant tels ou tels incidents ou contretemps, les pluies trop abondantes de mars, le tri distrait des « bonnes grappes », le pressage à la sauvage avec les gamins, il a fallu se serrer les coudes, et des amitiés imprévisibles se sont nouées. Ensemble, ils ont finalement réussi à tirer sept litres d’un breuvage étrange, difficilement identifiable comme un vin, quoique Gérard, sans hésiter, le désigne comme tel et le sert quand même à l’apéritif avec fierté.

Quand il le boit avec les amis, ce n’est plus tellement la « robe » ou la « longueur en bouche » qui l’intéressent, mais une tout autre « qualité », qui n’entre guère dans les catégories oenologiques habituelles et qu’il nomme la « jus-de-pommité ». La « jus-de-pommité » est le signe gustatif de cette solidarité joyeuse sans laquelle nous n’aurions jamais pu apprécier ce vin de jardin, aqueux, alcoolisé et trouble comme un cidre. Elle n’est certes pas une qualité normale, établie, mais son histoire propre en fait une qualité appréciable pour le public concerné, et peut-être même une qualité qu’on va pouvoir se mettre à chercher ensuite dans les « grands crus », comme indice qu’on ne les a pas faits sans humanité. C’est ce genre-là de commutation du goût qu’une implémentologie cherche à rendre possible.