88. Multitudes 88. Automne 2022
Majeure 88. Justice transformatrice

Pas de paix (sociale) sans justices (plurielles)

et

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Pas de plus grande illusion, et pas de plus grand danger, que parler de la justice au singulier. Il n’y a que des (in)justices. Elles se superposent parfois dans des alignements qui peuvent faire croire à leur convergence. Mais, face à un cas concret touchant à ce que les parties ont de plus cher, elles en arrivent vite à révéler leurs irréductibilités mutuelles. Si les apparents consensus du passé cachaient parfois efficacement l’oppression des minorités sous un vernis d’évidence aux yeux des dominants, nos sociétés nécessairement multiculturelles ne peuvent plus ignorer la pluralité des conceptions de la justice parfois contradictoires entre elles qui coexistent en leur sein. La revendication des combattant·es des droits civiques des années 1960 reste plus actuelle que jamais : No justice, no peace ! Or il ne saurait désormais y avoir de paix sociale sans la reconnaissance de la pluralité des justices qui doivent cohabiter parmi nous1.

La justice transformatrice ne saurait donc se présenter comme la panacée à tous nos problèmes sociaux. Elle est au mieux une façon – parmi d’autres, souvent meilleure que les autres, moins dommageable, moins inique, plus durable, plus émancipatrice – d’approcher, de neutraliser et de remédier à certaines formes d’injustice. Comment la situer au sein de cette pluralité de conceptions de la justice ? C’est ce que vont esquisser les pages qui suivent, à travers une dizaine de polarités qui auraient pu se présenter comme des alternatives exclusives (ouou…), mais que je préfère considérer comme des modalités coexistantes et complémentaires (etet…), au sein d’une conception pluraliste des justices.

1° Science du Bien et ajustement d’habitudes

Platon voulait faire de la politique et du juste l’objet d’un savoir (épistémè) que nous pourrions aujourd’hui qualifier de « scientifique ». Pour lui, l’injustice vient de l’ignorance et de l’illusion, et c’est donc par la vérité et par l’éducation qu’il faut y remédier : qui comprend bien agit bien – et qui (croit) comprend(re) mieux que les autres peut leur dicter comment être justes (épistémocratie).

Sans mépriser les savoirs, Aristote préférait localiser la justice dans des habitudes pratiques : ce qui compte n’est pas tant ce qu’on sait que ce qu’on fait (de façon répétée). N’est pas injuste celui qui commet un acte révoltant, mais celui qui a contracté une habitude le poussant à faire et refaire ce type d’actes. Il n’y a pas de justice absolue (essentielle, scientifique) : il n’y a que des ajustements, toujours imparfaits, dont la visée est d’atténuer les injustices, d’éviter les excès, sans espérer les supprimer intégralement ni les éradiquer à jamais.

La justice transformatrice semble pencher du côté d’Aristote : elle se place au niveau des personnes qui ont commis ou subi le préjudice sans avoir l’arrogance de juger une situation à partir d’une position de surplomb épistémique. Elle ne doit faire émerger la vérité que dans la mesure où celle-ci permet de briser des habitudes de nuisances et d’agressions. Elle ne croit pas à une société scientifiquement aseptisé, où les bons règlements géreraient un monde sans blessures ni frictions. Elle intervient plus modestement pour prévenir la répétition d’excès.

2° Règle universelle et soin situé

La plupart des mâles blancs qui ont dicté ce que notre tradition a érigé au statut de « théories de la justice » se sont préoccupés d’énoncer des règles (maximes, lois) censées nous aider à trancher les cas concrets au nom de principes universels. La justice ou l’injustice de nos actions et de nos systèmes sociaux ont été jugées à l’aune de 1° leur conformité à une maxime pouvant devenir une loi universelle (Emmanuel Kant), 2° leur capacité à causer le plus grand bonheur pour le plus grand nombre (Jeremy Bentham), ou encore 3° la tendance des inégalités à profiter aux individus qui occupent les positions les moins favorisées dans la société en question (John Rawls). À chaque fois, un philosophe pense et parle pour proposer une règle abstraite, qui nous sert à mesurer les choses humaines selon un étalon applicable à toutes les situations.

Les pensées féministes du care ont récusé cette approche universaliste pour prôner une évaluation toujours circonstancielle des relations au sein desquelles s’enchevêtrent nos comportements. A-t-on le droit de voler une pharmacie disposant d’un médicament qui sauverait la vie de notre épouse, mais qui refuse de le fournir parce qu’on n’a pas les moyens de l’acheter ? Il serait leurrant de croire pouvoir répondre dans l’absolu, répond Carol Gilligan. Tout dépend de la façon singulière dont ce vol affecterait les parties prenantes : si son mari devait aller en prison, l’épouse s’en trouverait-elle abandonnée ? Est-il d’ailleurs sûr qu’on ne puisse pas trouver un accommodement avec la pharmacie ?

La justice transformatrice se situe clairement du côté des soins situés. Elle ne se contente pas d’intervenir sur des terrains qui sont toujours relationnels : elle se conçoit elle-même comme un ensemble de relations toujours situées, appelées à se reconfigurer d’une façon moins dommageable pour les plus vulnérables de ses parties prenantes.

3° Résultat et processus

Les questions de justice ne mettent pas seulement en jeu les conflits interpersonnels : elles relèvent aussi de ce qu’on en est venu à appeler la « justice sociale », terme parapluie qui désigne à la fois des enjeux de répartition des richesses, de représentation politique et médiatique, et de justice interpersonnelle2. Dans les débats philosophiques opposant les penseurs socialistes aux penseurs (néo)libéraux dans la seconde moitié du XXe siècle, les premiers ont été caractérisés comme identifiant la justice à un certain résultat que devrait viser la distribution des richesses au sein des sociétés (éviter les inégalités excessives ou injustifiées). Les seconds identifiaient plus volontiers la justice à une procédure (le libre-échange de services et de biens sur un marché non-biaisé) : quel que soit le résultat de la distribution s’ensuivant de ces échanges, il sera juste dès lors que personne n’aura triché et que les règles du jeu auront été respectées.

La justice transformatrice vise un certain résultat : remédier à des relations toxiques de façon à assurer la sécurité, le bien-être et la dignité de celles qui s’y trouvent enchevêtrées. Sa grande affaire est bien d’imaginer des procédures pour atteindre cet objectif, mais les procédures n’ont jamais vraiment une force justificatrice par elles-mêmes. Elles ne valent que ce qu’elles produisent comme résultat positif. Il ne suffit jamais de respecter les règles du jeu parce que, contrairement aux illusions constitutives du (néo)libéralisme, nos entre-existences sociales comportent certes des parts de jeu, mais ne sauraient pour autant se réduire à un tel jeu. Telle est bien l’une des difficultés principales de la justice transformatrice : elle nous invite à jouer avec certaines marges de reconfiguration de nos relations, alors même qu’une agression a fait exploser le cadre au sein duquel on croyait pouvoir jouer en sécurité.

4° Utilité et équité

Du point de vue de la justice sociale, une autre opposition canonique a opposé une approche utilitariste, justifiant certaines inégalités par la capacité à produire des richesses censées ruisseler progressivement jusque sur les classes les moins favorisées, à une approche privilégiant le sentiment d’équité sur l’enrichissement matériel : mieux vaut se sentir vivre dans une société un peu plus frugale mais dont les relations sociales sont compréhensibles et perçues comme équitables.

Sur ces questions, la justice transformatrice déplace radicalement le débat. Le problème n’est pas d’être plus ou moins riche, en fonction de mérites plus ou moins attestables. Il est d’abord de survivre à des violences qui menacent notre existence (et non seulement notre prospérité). La justice transformatrice, dans ses développements actuels, émane de populations noires, auxquelles la reconnaissance de leur humanité a constamment été déniées, de la cave du navire esclavagiste aux formes diverses de mort sociale que leur réservent les sociétés suprématistes blanches – d’où une revendication de dignité bien plus urgente et fondamentale que celles d’équité ou d’utilité3.

5° Répression dissuasive et réparation transformatrice

L’adversaire le plus souvent érigé en opposition à la justice transformatrice est bien entendu le paradigme répressif. Il comporte lui-même au moins deux versions, dont les logiques diffèrent grandement dans les principes, même si leurs conséquences pratiques tendent parfois à converger.

Un premier modèle, rétributif (fermement ancré dans le sens commun des sociétés punitives-carcérales), justifie le châtiment du criminel comme entraîné par le libre choix qu’il a fait en se livrant à son agression. Il a fauté, il est moralement coupable, et l’amende, l’incarcération voire l’exécution sont présentées comme le « prix » qu’il mérite de payer au vu de son intention malfaisante. La peine vise donc le criminel en punition de son acte passé.

Un second modèle, dissuasif (élaboré par une tradition spinoziste bien illustrée par Denis Diderot), inflige un châtiment au malfaiteur sans lui imposer ni de culpabilité morale, ni de présomption de libre arbitre. Même si des causes irrésistibles l’ont poussé à commettre son crime, il est légitime de l’en punir afin de dissuader les autres membres de la société d’imiter son comportement. Dans cette logique dissuasive de la répression, la peine ne vise pas vraiment la personne du criminel, mais les spectateurs qui assistent à son châtiment, de façon à conditionner leurs agissements à venir.

La justice transformatrice oppose une alternative au paradigme répressif, et c’est souvent ce qui la rend contre-intuitive pour la plupart d’entre nous. Un agresseur devrait-il rester impuni ? Sans la menace de l’arrestation, du jugement et de la prison, qu’est-ce qui retiendra les pulsions criminelles de passer à l’acte ?

Ici aussi, deux argumentaires parfois confondus méritent d’être distingués. Un premier modèle, de justice réparatrice (ou restauratrice), souligne à quel point le châtiment imposé au criminel ne fait qu’ajouter un mal (privation de liberté) à un mal (agression), sans que cet ajout ne soit forcément un bien pour la victime. Un jeune vendeur de drogue en arrive à violenter et mutiler un voisin, qui se retrouve immobilisé plusieurs mois. En quoi le fait de l’envoyer en prison aidera-t-il la personne ainsi incapacitée, sinon en alimentant une soif de vengeance que toute une culture contribue à exacerber ? Ne vaudrait-il pas mieux le sortir de prison, et le destiner à prendre soin au quotidien de la personne qu’il a mutilée ou d’autres personnes qui pourraient avoir de besoins similaires ? Non seulement il compenserait le mal subi en se mettant au service de sa victime, mais il serait conduit à mesurer beaucoup plus fortement les conséquences de son acte irréfléchi – et les deux parties auraient ainsi l’occasion de constater et renforcer leur humanité par un travail réciproque de soin et de pardon.

On connaît la puissance et les mérites de la justice réparatrice, souvent illustrée par les commissions « Vérité et Réconciliation » inspirées de l’Afrique du Sud post-apartheid. Les agresseur·es doivent commencer par avouer leurs crimes, reconnaître leur responsabilité, montrer leur repentir, ce qui leur permet d’échapper à une punition physique (incarcération) à laquelle se substitue une contrition morale (honte publique). On peut alors leur demander de travailler activement à la réparation concrète des liens sociaux auxquels iels ont attenté (travail humanitaire, actions de prévention). On voit aussi les limites de la démarche réparatrice, en particulier face à des agresseur·es impénitent·es ou à des victimes considérant le crime comme impardonnable4.

Le second modèle, celui de la justice transformatrice, ne vise pas seulement à réparer les conséquences d’une injustice ponctuelle, mais à transformer les conditions qui ont causé le tort subi par la victime. Comme le dit bien Gwenola Ricordeau, « contrairement aux justices pénale et restaurative [sic], la justice transformatrice ne voit pas le “problème” comme commençant avec le crime, mais avec les conditions sociales qui l’ont rendu possible. Elle vise donc la “transformation” de la société. Elle promeut la “guérison” de la victime, mais aussi de l’auteur·e et de la communauté5 ». Si la justice transformatrice paraît a priori frustrer une soif de punition supposée être « naturelle » dans les sentiments des victimes, elle se conforme à une autre intuition que Victor Hugo a sans doute popularisée de la façon la plus puissante, dans des récits comme Les Misérables ou Claude Gueux : les « criminel·les » sont souvent elleux-mêmes des victimes de circonstances défavorables, d’éducations défaillantes et/ou d’injustices sociales structurelles. Les envoyer au bagne ou à la guillotine redouble les horreurs et les injustices, sans aucunement remédier à leurs causes.

C’est cette intuition profondément abolitionniste qui anime aujourd’hui une bonne partie des activistes de la justice transformatrice. La majorité des pauvres, des Noir·es et des jeunes de banlieue qui se retrouvent en prison aux USA ou en France subissent des peines qui ne font qu’exacerber juridiquement les stigmates et les mutilations sociales dont ils sont les victimes bien avant d’être des « délinquants ». Les politiques répressives relèvent du refoulement, bien davantage que de la réparation, des injustices6. La justice transformatrice proclame le besoin de soigner les causes plutôt que de pénaliser les symptômes.

6° Neutralisation individualisée et réhabilitation communautaire

Parmi les justifications traditionnelles de la peine infligée par l’État aux délinquant·es, les hypocrisies du système pénal ont de plus en plus de difficulté à cacher la primauté quasi-exclusive de la neutralisation (mettre un dangereux malfaiteur hors d’état de nuire en l’enfermant dans une prison) et la négligence dramatique frappant le travail de réhabilitation (donner au malfaiteur les moyens de réformer sa personnalité). Le cas d’assassins, de violeurs ou de pédophiles récidivistes est souvent mis en avant pour légitimer l’incarcération massive de condamné·es qui ne mettent pas véritablement en danger la sécurité de leurs semblables.

Même si de tels cas existent malheureusement, et s’il serait donc illusoire de croire pouvoir fermer du jour au lendemain toutes les structures carcérales, la revendication de la justice transformatrice consiste à substituer le plus souvent possible des approches prenant comme objet et visée principale la transformation des relations et des personnalités qui ont été conduites à commettre des injustices. Plutôt que de « rééducation » (ou « dé-radicalisation ») hors-sol, en milieu carcéral par des éducateur·ices spécialisé·es, elle prône des interventions émanant des communautés mêmes au sein desquelles les tensions et les agressions sont survenues. Il s’agit bien d’un travail de réhabilitation, mais élargi aux milieux attentionnels et relationnels, plutôt qu’illusoirement concentré sur la psychologie individuelle des condamné·es. Victimes et agresseur·es sont réinséré·es dans le cadre de responsabilités partagées, communautaires, qui constituent le terreau plus profond de leur subjectivation.

Comme le précise Gwenola Ricordeau, « la mise en œuvre de la responsabilité communautaire comporte quatre aspects : le soutien à la personne survivante, sa sécurité et son autodétermination ; la responsabilité de l’agresseur et son changement de comportement ; les changements communautaires en faveur de valeurs et de pratiques non oppressives et non violentes ; les changements politiques et structurels des conditions qui permettent au préjudice de se produire7. »

7° Appareils étatiques et dynamiques jurisgénératives

Ainsi apparaît ce qui constitue sans doute l’aspect le plus étonnant et le plus ambitieux des pratiques de justice transformatrice. En régime de modernité occidentale, nous avons pris l’habitude de confier à l’État et à ses différents appareils (police, tribunaux, psychiatres, prisons) la tâche de réprimer les agressions et de neutraliser les agresseur·es. Au mieux, les citoyen·nes votent tous les quatre ou cinq ans pour élire des représentant·es, qui ensuite, depuis le haut, font des lois, lesquelles sont appliquées par des juges, et finalement implémentées par les forces de police. Face à un crime, le réflexe le plus répandu – parmi les populations privilégiées – est sans doute d’appeler la police, et de laisser ensuite la machine bureaucratique suivre son cours.

Par contraste, « la justice transformatrice est mise en place par des bénévoles et s’est pratiquée, au départ, essentiellement dans des communautés qui, de toute manière, ne bénéficient pas ou mal de la protection de la police ou de la justice pénale8 ». On peut trouver en ceci un bon indicateur concret de ce qui nous place parmi les groupes sociaux privilégiés (ou non) : appeler « naturellement » (ou non) la police pour nous protéger des agressions. Dès lors que de larges pans de la population appartiennent à des groupes minoritaires, aux yeux desquels l’intervention de la police redouble les risques d’agression et les causes d’injustice, il leur a fallu (ré)inventer des dispositifs permettant de faire face aux situations de violence depuis le bas.

On peut mobiliser ici le principe « jurisgénératif », revendiqué récemment par le philosophe-poète Fred Moten, pour renverser nos perspectives habituelles. Contrairement au schéma hobbesien et à la philosophie politique classique où les lois sont édictées par le souverain, Moten pointe le fait que les règles et normes de comportement émanent souvent « du bas », selon des ajustements improvisés au fil des situations, et ne s’imposent qu’exceptionnellement « de haut », sous la forme de lois édictées par des représentants de l’État. Loin de créer la justice ex nihilo, l’État moderne aurait pour fonction première d’élaguer et de contenir un excès permanent de générativité juridique, au nom d’un monopole portant non seulement sur « l’usage légitime de la violence » mais, bien plus fondamentalement, sur la capacité à être reconnu comme source légitime de normes et de juridiction9.

Sans pouvoir se substituer complètement à l’intervention des institutions étatiques, la justice transformatrice ravive cette capacité jurisgénérative qui fait de chacun·e de nos personnes et de nos communautés des sources de normativité guidées par une répugnance partagée envers ce que nous percevons comme des injustices, ainsi que par le besoin de bricoler des moyens pratiques d’y remédier, à l’échelle de nos territoires de vie commune.

8° Infrastructures distributives et mitigations associatives

La principale limite des espoirs soulevés par la justice transformatrice tient à ce qu’elle ne se conçoit habituellement que dans le cadre de communautés déjà constituées et auto-identifiées comme telles. Qu’il s’agisse de quartiers ou d’associations, ses modes d’interventions présupposent que les personnes se connaissent, même de façon superficielle, et qu’elles puissent se parler, si possible en présentiel. Cela contribue à relocaliser et à reterritorialiser les pratiques de justice – ce qui n’est pas forcément un mal, bien entendu. On est ici dans des pratiques de soins (care) des gens et des choses10, dont on s’aperçoit de plus en plus à quel point elles sont centrales et nécessaires dans le maintien de milieux de vie désirables, à quel point elles sont consommatrices de temps et d’efforts, et à quel point il importe donc de les pourvoir de ressources (financières) aussi importantes que notre approvisionnement en eau potable ou en électricité.

De ce point de vue, la justice transformatrice ne peut agir seule pour opérer les changements que le mouvement appelle de ses vœux ; et elle ne le prétend pas. Elle s’associe et travaille au sein de mouvements plus vastes et plus traditionnellement politiques qui, stratégiquement, s’attaquent aux infrastructures matérielles et institutionnelles sur lesquelles reposent nos modes de vie inégalitaires, intensément technologisés et bureaucratisés. En plus des transformations de nos terrains relationnels, il est indispensable de transformer les infrastructures de distribution des biens et des statuts. Quoique passées depuis quelques décennies au second plan des revendications – et éclipsées par les questions de reconnaissance, d’identité et de soin – les questions plus classiques relevant de la justice sociale et de la distribution des richesses et des moyens de production méritent plus que jamais d’être remises tout en haut des priorités activistes, dès lors qu’on vise, comme le dit Gwenola Ricordo, des « changements politiques et structurels des conditions qui permettent au préjudice de se produire ».

L’urgence abolitionniste entre multiplicité d’échelles et pluralité de textures

Répéter le slogan Pas de paix sans justices, et prendre soin de mettre justices au pluriel, cela implique donc d’articuler entre elles les différentes approches de la justice évoquées dans les pages qui précèdent. On ne se débarrassera pas de si tôt de l’appareil répressif existant : il faut impérativement le rendre moins brutal, inique et discriminatoire. Les (nouvelles ?) revendications de dignité, d’abolition et d’identités minoritaires sont inextricablement liées à des (vieilles) questions d’injustices distributives. Malgré ce qui l’expose à des récupérations complaisantes et parfois écœurantes, la justice restauratrice reste une alternative bienvenue au tout-répressif qui prévaut dans les discours dominants.

Au sein de cette pluralité, la place de la justice transformatrice ne saurait toutefois se limiter à atténuer ou prévenir les comportements offensants ou mutilants issus des dominations de genre ou de la racialisation (même si ce serait déjà un résultat tout à fait estimable en soi). Comme le souligne ici aussi judicieusement Gwenola Ricordeau, « contrairement à certains préjugés, c’est dans les cas les plus graves que la justice pénale montre son échec : elle est une réponse bien trop simpliste à la complexité des besoins des victimes et des efforts collectifs à entreprendre pour que des faits similaires ne se reproduisent plus11 ».

L’urgence abolitionniste vient non seulement de l’injustice profonde des réponses répressives, mais tout autant de leur terrible inefficacité, tant elles génèrent ce qu’Ivan Illich appelait des « contre-productivités ». On sait (tout en le refoulant obstinément) à quel point les politiques répressives contre « la drogue » criminalisent, incarcèrent, fourvoient et détruisent des centaines de milliers de vies, en scandaleuse majorité défavorisées, noires et banlieusardes. On sait (et on ignore de même) les dépenses faramineuses que ces politiques aberrantes coûtent aux finances publiques, asséchées au moment d’investir dans la prévention. Il devient chaque jour plus impossible de nier l’évidence abolitionniste : les politiques d’incarcération massive des populations minorisées (en majorité mâles) constituent la poursuite – sans réelle solution de continuité – des pratiques esclavagistes mises en place par le colonialisme du XVIIe au XXe siècle12.

Les questions pratiques qui se posent à la justice transformatrice et aux abolitionnismes du complexe industriel carcéral tiennent donc à la spécification des échelles où elle peut s’implémenter avec de bons résultats (association, lieu de travail, quartier, commune, ville ?), ainsi qu’à celle des textures de socialité susceptibles (ou non) de lui donner prise. La puissante intuition des sous-communs (undercommons) de Stefano Harney et Fred Moten est que les populations radicalement démunies, issues plus ou moins directement de la cale esclavagiste, offrent un terreau beaucoup plus accueillant que d’autres aux partages des incomplétudes dont vit la justice transformatrice13. La non moins féconde intuition de certaines critiques fondamental(ist)es de la cybergouvernance ubérisée fait entrevoir le cauchemar d’une socialité de centre commercial états-unien ou de crédit social chinois, intégralement aplatie et aseptisée, qui à l’inverse ne donnerait plus aucune prise aux sentiments et aux gestes d’engagement, de partage et de solidarité dont se trame la justice transformatrice. Le programme abolitionniste n’a peut-être pas moins à prévenir des dangers futurs qu’à secouer des oppressions (jamais vraiment) passées.

1On trouvera de bons cadres théoriques pour justifier ce pluralisme dans Michaël Walzer, Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1983), Paris, Seuil, 2013 ; Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983 ; Luc Boltanski & Laure Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 2002 ; Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012.

2Nancy Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue du MAUSS, no 23, 2004.

3Voir Norman Ajari, La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, Paris, La Découverte, 2019.

4Dans le cas de la justice transitionnelle (des sociétés dictatoriales aux sociétés démocratiques), l’idée de justice restauratrice a aussi l’inconvénient de suggérer un retour au statu quo ante, qui bénéficie le plus souvent à un maintien des oligarchies et des élites déjà en place. cf. sur ce point Tshepo Madlingozi, « There is neither truth nor reconciliation in so-called South Africa », The Funambulist, no 30, 2020.

5Gwenola Ricordeau, « Justice restaurative, justice transformatrice : des alternatives ? », entretien avec Claire Rivière paru dans CQFD, no 195 (février 2021), disponible sur http://cqfd-journal.org/Justice-restaurative-justice. Voir aussi, de la même autrice, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux, 2019.

6Jody Armour, N*gga Theory. Race, Language, Unequal Justice, and the Law, Los Angeles, LARB Books, 2020.

7Gwenola Ricordeau, « Justice restaurative, justice transformatrice : des alternatives ? », art. cit.

8Gwenola Ricordeau, « Justice restaurative, justice transformatrice : des alternatives ? », art. cit.

9Fred Moten, « Jurisgenerative Grammar (for alto) » in George Lewis (dir.), Oxford Handbook of Critical Improvisation Studies, Oxford University Press, 2016, p. 128-142. Voir aussi Robert M. Cover, « Nomos and Narrative », Harvard Law Review, no 97-1, 1983, p. 4-68, ainsi que Laurent de Sutter, Hors-la-loi, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.

10Voir Sandra Laugier et al., Qu’est-ce que le care ?, Paris, Payot, 2009, et Jérôme Denis & David Pontille, Le soin des choses, Paris, La Découverte, 2022.

11Gwenola Ricordeau, « Justice restaurative, justice transformatrice : des alternatives ? », art. cit.

12Voir la contribution de Norman Ajari à ce dossier.

13Voir Stefano Harney & Fred Moten, Les sous-communs. Planning fugitif et étude noire (2013), Paris, Brook, 2022, ainsi que Makan Fofana, La banlieue du turfu. Du chaos naît la création, Paris, Tana Éditions, 2021.