Le projet politique des Afrocolombien.ne.s
Mara Viveros Vigoya
& Alexander Cifuentes
Depuis l’adoption de sa nouvelle constitution en 1991, la Colombie se reconnaît comme une nation pluriethnique et multiculturelle, à l’instar d’autres nations latino-américaines. D’autre part, elle découvre qu’après le Brésil – ainsi que le Venezuela et Cuba en termes absolus – elle est le pays avec le plus grand pourcentage de population afrodescendante en Amérique Latine, pas loin de 11 % au dernier recensement de 2005.[1] Ceci représente un grand changement pour un pays qui se concevait métis et dont les élites ont cherché avec obstination à débarrasser le peuple de sa « barbarie » originelle.
Parler des populations noires en Colombie suppose d’abord de les situer dans une histoire de la colonisation où le schème de domination a été organisé et établi sur l’idée de race. Les colonisateurs, qui au début se disaient espagnols, ont commencé à s’identifier comme « blancs » à partir de la fin du XVIIIe siècle, où la pureté de sang commença à faire référence à la pigmentation et à la couleur de la peau et non aux pratiques religieuses chrétiennes, comme auparavant. Les colonisateurs ont alors créé les catégories d’Indiens et de Noirs pour définir et imposer une nouvelle identité sociale négative aux populations indigènes colonisées et à la population d’origine africaine réduite en esclavage, les privant de leurs identités ethniques et historiques précédentes.
Si les résistances face à l’esclavage ont existé depuis le début de la traite négrière, elles ont adopté des formes très variées. De 1750 à 1810, période qui correspond à la décadence de la traite via la ville portuaire de Cartagena, les mariages entre esclaves et les grossesses ont été encouragés, pour assurer la reproduction de la main d’oeuvre. Les femmes ont répondu à cette injonction en ayant recours à des pratiques aussi radicales que l’avortement et l’infanticide afin d’éviter que leurs descendants subissent le même sort d’esclaves[2]. Par ailleurs il y eut aussi, depuis la seconde moitié du XVIIe siècle, des rébellions, des fuites d’esclaves « marrons » et, principalement au XVIIIe siècle, l’établissement de « palenques »[3]. Nonobstant, peu de ces palenques sont parvenus à un certain degré de stabilité et la plupart se sont graduellement dissous.
D’autre part, bien que le projet de société coloniale ait été fondé sur le principe d’une stricte division entre Espagnols et Indiens, dans la pratique, la prolifération des populations métisses issues des rapports sexuels entre personnes africaines, européennes et indigènes fut inévitable, affaiblissant le pouvoir des élites blanches. Les personnes nées de ces unions faisaient partie des castas, terme qui en Amérique se réfère aux strates inférieures d’origine métissée. Ce classement péjoratif selon la couleur de la peau, caractéristique de la culture des envahisseurs, a soutenu les formes de discrimination raciale, culturelle et sociale qui ont existé en Colombie depuis la période coloniale.
Après l’indépendance, en 1810, le statut inférieur des Indiens et des Noirs persista. Les populations indigènes continuèrent d’être soumises à une législation spéciale et les populations noires et mulâtres, y compris celles qui étaient affranchies, subirent des restrictions parfois identiques à celles subies par les esclaves.[4] Durant la première moitié du XIXe siècle, les Africains et leurs descendants ont accédé à la liberté à travers plusieurs mécanismes, allant de l’achat de la liberté et les diverses modalités de manumission[5] jusqu’au marronnage, en passant par la participation aux luttes d’indépendance, les deux groupes belligérants, royaliste et républicain, leur ayant fait des promesses de liberté en échange de l’enrôlement dans leurs rangs. Voici ce qu’écrivait Simon Bolivar à son recrutant Santander, le 20 avril, 1820 :
« Les raisons militaires que j’ai eues pour ordonner la levée d’esclaves sont évidentes. Nous avons besoin d’hommes robustes et forts, habitués à l’inclémence et aux fatigues, d’hommes qui embrassent la cause et la carrière avec enthousiasme, des hommes qui voient identifiée leur cause avec la cause publique et chez qui la valeur de la mort soit un peu moindre que celle de leur vie. Les raisons politiques sont encore plus puissantes. On a décrété la liberté d’esclaves de droit et même de fait […]. Tout gouvernement libre qui commet l’absurdité de maintenir l’esclavage est puni par la rébellion et quelquefois par l’extermination comme en Haïti. Quel remède plus légitime pour obtenir la liberté que de se battre pour elle? Serait-il juste que seuls meurent les libres pour émanciper les esclaves ? Ne serait-il pas utile que ceux-ci acquièrent leurs droits dans le champ de bataille et leur dangereux nombre diminuant par un moyen puissant et légitime ?[6] Nous avons vu mourir au Venezuela la population libre tandis que la population esclave restait : je ne sais si ceci est de la politique mais je sais que si en Cundinamarca nous n’employons pas les esclaves il arrivera une chose pareille »[7].
Ces propos montrent bien que dès l’indépendance, est mobilisé un double discours autour de la citoyenneté qui n’inclut ni Indiens ni Noirs dans le projet national. La participation active de ces derniers dans les guerres d’indépendance précipitera le processus qui conduira à l’abolition définitive de l’esclavage en 1851. Cependant, la loi qui abolit définitivement l’esclavage ne garantira pas à elle seule l’égalité sociale des populations noires face au reste de la population, ni ne modifiera les stéréotypes d’infériorisation raciale. Un processus encore renforcé par les discours idéologiques racistes qui arrivaient d’Europe en même temps que les idées de progrès et de liberté[8]. Voyageurs, géographes, intellectuels, artistes, censés décrire la réalité des populations noires, en ont construit des images associées à l’indolence, la barbarie, l’incontinence et la primauté des instincts. Ce faisant, ils ont contribué à conforter les idées sur la supériorité naturelle européenne en matière politique, culturelle, morale et raciale. Simultanément, la revendication de l’égalité des hommes face à la loi, à l’État et la société se consignait dans la législation. Aucun traitement spécial en rapport avec les différences ethniques n’était proposé, sauf en ce qui concerne les indigènes qui ont été l’objet d’un ensemble de lois qui leur accordaient un statut non seulement spécifique mais subalterne.
Entretemps, les élites politiques et intellectuelles affrontaient des nouveaux problèmes, notamment le besoin de définir et de créer une nation moderne, siège du progrès, performante sur la scène mondiale, en accord avec les principes de la pensée libérale qui ont envahi à la fin du XIXe siècle l’Amérique Latine, procédant particulièrement de l’Angleterre, de la France et des États-Unis. Durant la période 1850-1880, la plupart des nouvelles nations latino-américaines avaient déjà obtenu leur consolidation politique interne mais étaient confrontées à une difficulté supplémentaire : la caractérisation de leurs identités nationales. Christian Gros remarque pertinemment que les créoles qui « n’étaient pas les propriétaires légitimes [de la terre], étaient ceux qui avaient au XIXe siècle le projet historique de construire de nouvelles nations. Comment alors assurer la légitimité dudit projet historique et comment penser la nation dans le Nouveau Monde ? On ne pouvait pas la penser comme une communauté de sang ni concevoir l’État-Nation comme une communauté culturelle opprimée car « dans une société de castes, les cultures se devaient d’être différentes pour permettre la reproduction du système. » Il signale par ailleurs que « l’élite dominante partageait avec ses anciens maîtres, avec l’empire, la même culture (espagnole ou ibérique), la même langue (le castillan) et la même religion (le catholicisme) »[9].
Dans ce nouveau contexte, la constitution colombienne de 1886, qui malgré des nombreuses réformes restera en vigueur jusqu’en 1991, ne comporte aucune mention de la diversité raciale du pays. Ce document assumait, comme la plupart des constitutions de l’époque, marquées par les idéologies nationalistes, une certaine unité, surtout religieuse, attribuant à la religion catholique, apostolique et romaine le statut de religion officielle et de ciment de l’identité nationale.
Deux grandes tendances regroupaient les discours intellectuels et les débats publics du début du XXe siècle en Colombie sur le métissage, reprenant parfois des arguments qui ont été avancés lors des débats qu’ont suscité la manumission et plus tard l’abolition de l’esclavage[10]. La première, qui revendiquait la supériorité des Espagnols par rapport aux Indiens et aux Noirs, expliquait le retard du développement des nations émergentes par leur configuration raciale et cherchait à faire disparaître les sources biologiques supposées de leur décalage économique, politique et culturel à travers l’immigration blanche. La deuxième assumait la nature « raciale » des traits régionaux de la population colombienne, leur attribuant un plus ou moins grand héritage indigène ou africain et affirmait le caractère démocratique du métissage, évitant une condamnation des composantes indigènes et noires de son peuplement. Cette deuxième vision du métissage était elle même double, d’une part elle masquait les différences interraciales, prétendant qu’elles n’existaient pas, d’autre part elle les soulignait pour privilégier ce qui se situait le plus près possible de l’imaginaire de la « blanchité ». Cette situation équivoque, commune à l’ensemble des pays latino-américains, correspond à une réalité paradoxale encore présente où la célébration du métissage coexiste avec les pratiques discriminatoires, l’intégration avec la marginalisation, la participation avec l’exclusion.
Comment s’est traduite cette idéologie du métissage, en tant qu’axe structurel de la société, qui la hiérarchise ? D’abord, par une occupation du territoire national différenciée sur les plans ethnique, économique et social. La zone andine, habitée par une population majoritairement blanche ou métisse[11], devint le centre du développement économique et politique tandis que l’Orinoquie et l’Amazonie occupées par les populations indigènes et les Côtes Caraïbes et Pacifiques, par les populations d’ascendance africaine, se transformèrent en périphéries. Ensuite, par un imaginaire socio-racial triangulaire dont le sommet supérieur est occupé par la catégorie « blanc », et les deux sommets inférieurs par les catégories « indien » et « noir ». La catégorie « blanc » désigne non seulement la couleur proprement dite mais les valeurs corollaires, le pouvoir, la richesse, la beauté et la civilisation alors que les catégories des angles inférieurs, « indien » et « noir » sont associées au primitivisme et à l’ignorance. Cet ordre et cet imaginaire ont été intériorisés par tous les secteurs sociaux, agissant comme un pivot autour duquel s’est construit de manière conflictuelle la subjectivité des différents acteurs sociaux. Même si en Colombie la question nationale a été orientée par la quête d’une homogénéité identitaire métisse, l’image de la « blanchité » comme synonyme de modernité, progrès et unité nationale n’a jamais disparu.
Si les populations noires et indiennes subirent et continuent de subir un même racisme, et en dépit de ressemblances significatives, il y a aussi des différences. Tandis que le Noir n’a pas eu de place particulière dans les structures officielles de la société ni dans la pensée intellectuelle depuis la période coloniale, l’Indien a eu un statut – dédaigné certes – en tant que vestige exotique, mais socialement accepté[12]. Il a longtemps incarné l’altérité par rapport à laquelle s’est construite l’identité nationale. L’ordre racial colombien tendait à inclure les individus noirs comme des citoyens communs, sans statut particulier, mais en même temps les excluait des fondements de l’identité nationale. Ils étaient pris entre deux feux : d’une part les idéologies de blanchiment qui privilégiaient le Blanc ou ce qui l’approchait et discriminaient le Noir, et de l’autre, l’idée d’homogénéité nationale qui les incluait rhétoriquement en tant que citoyens et déniaient les discriminations dont ils étaient l’objet. De ce fait, ils étaient reconnus comme des membres d’un groupe social dévalorisé mais aussi comme des personnes ayant des possibilités de mobilité sociale strictement individuelles, ce qui les a empêché de construire une identité ethnique légitime et de s’en servir politiquement.
Les limites de l’ethnicité noire engendrée par la multiculturalité
Depuis la constitution de 1991, le multiculturalisme à la colombienne propose un nouveau récit de l’identité nationale pour les populations indiennes, déterminées par leur autochtonie, et pour les populations noires, définies par leur ancestralité. Ce nouveau modèle fournit aussi un ensemble de dispositifs légaux qui permettent de faire de l’ancestralité et de la culture des enjeux politiques, délaissant les problèmes historiques du racisme et de la discrimination raciale précédemment considérés comme des facteurs de mobilisation de ces populations[13]. En effet, la loi 70 de 1993, appelée, « loi des communautés noires », consacra des droits particuliers, territoriaux, culturels et éducatifs aux populations noires en tant que « familles d’ascendance afrocolombienne qui possèdent une culture propre, partagent une histoire et ont leurs propres traditions et coutumes… ». Par ailleurs, cette loi interdit la discrimination raciale et culturelle envers les Afrodescendants. Néanmoins, la politique publique alors mise en place a évité de faire référence aux questions raciales comme éléments d’exclusion sociale, privilégiant les aspects ethniques ou culturels.
L’introduction du multiculturalisme a transformé le sens des catégories de l’altérité et ses usages sociaux : le statut ethnique a été valorisé tandis que les logiques et les catégories d’identification pour les personnes noires se sont réduites. Soulignons qu’en Colombie, les appartenances raciales n’ont jamais été immuables et que les classifications ont dépendu d’une multiplicité de perceptions qui variaient dans les diverses régions en fonction de critères non raciaux. Ainsi une personne ayant des traits négroïdes pouvait être perçue moins « noire » dès qu’elle possédait les attributs des classes dominantes (une apparence plus « claire », un pouvoir d’achat élevé, un diplôme universitaire, etc.). Aujourd’hui, l’existence sociale des populations noires est reconnue à partir de critères d’appartenance définis par la loi 70, faisant de la nomination d’« afrocolombien » un enjeu politique. Ces nouvelles normes identitaires ont fracturé aussi le consensus qui voulait qu’il n’y ait pas d’allusion explicite à une identification raciale, comme expression de « démocratie raciale »[14], c’est-à-dire d’un ordre social qui affirme l’égalité entre les citoyens, indépendamment de leur appartenance ethnique ou raciale.
Cette nouvelle définition de la nation et les dynamiques légales qui en découlent ont produit des modifications significatives : avec l’introduction du concept de « communauté noire », les populations noires colombiennes ont été assimilées à des minorités ethniques, suivant le modèle appliqué aux populations indigènes. La politique qui leur est adressé s’est focalisée sur la reconnaissance des droits ethnico-territoriaux, sur l’adjudication de titres pour les terrains collectifs des zones rurales de la région du Pacifique, sur la mise en place des programmes d’ethno- éducation et sur la reconnaissance des traditions culturelles des populations afrodescendantes établies dans diverses régions du pays. Les plans régionaux et sectoriels d’infrastructure se sont concentrés principalement dans la région du Pacifique et sur l’Archipel de San Andrés et Providencia.
En résumé, la loi 70 de 1993 ne tient pas compte du fait que la société colombienne est passée d’un modèle essentiellement rural à un modèle de plus en plus urbain. 45% de la population afrocolombienne réside aujourd’hui dans les grandes villes du pays[15] et par conséquent ne pourra bénéficier de cette inversion. Et il en va de même pour les populations qui habitent les villes de taille moyenne ou les aires rurales situées en dehors des régions du Pacifique et de l’archipel de San Andrés et Providencia[16]. Par ailleurs, les populations afrocolombiennes ne possèdent pas nécessairement des cultures homogènes et bien au contraire, développent de multiples formes de métissage en tant que populations urbaines qui disposent d’une offre symbolique hétérogène, renouvelée par une constante interaction du local avec les réseaux nationaux et transnationaux de communication. Ces politiques publiques supposent aussi l’absence d’un projet de justice distributive et l’éloignement des prétentions d’égalité face à une croissance aiguë des disparités matérielles concernant les taux de mortalité infantile, l’espérance de vie, les conditions de santé, la qualité de l’éducation et la pauvreté généralisée.
Si le nouveau cadre normatif s’est consolidé et si les instances publiques ont intériorisé les politiques multiculturelles, les résultats du dernier recensement montrent que dans la plupart des chefs-lieux de la région du Pacifique l’effet de l’impact des programmes focalisées sur les populations noires colombiennes a été infime et que l’indice de besoins essentiels non satisfaits[17] a augmenté par rapport aux indicateurs du recensement de 1993. De nombreuses études[18] ont montré que la population d’origine africaine avait le plus faible niveau de revenus, la pire qualité de vie, le plus grand pourcentage de travail infantile, le moindre taux d’affiliation à la sécurité sociale et la plus grande vulnérabilité démographique : 76% vit en dessous de l’extrême pauvreté et 42% est au chômage. La couverture de l’enseignement primaire dans les communautés afro-colombiennes est de 59%, tandis qu’au niveau national elle atteint 88%. Le taux d’analphabétisme de cette population varie entre 33 et 31%, en 2008 ; et 87% de ceux qui ont plus de 18 ans n’ont pas achevé le parcours de l’enseignement primaire. Par ailleurs, les Afrocolombiens ne représentent que 7,07% des étudiants de troisième cycle. Selon le Minority Right Group International (MRG), les communautés afrocolombiennes ont 84% plus de possibilités d’être déplacées que les populations métisses et constituent, avec les communautés autochtones, 46% des personnes déplacées en Colombie. Le nombre insignifiant d’hommes noirs et encore moins de femmes noires dans les hautes fonctions de la société civile, de l’État et des entreprises privées, le manque d’images valorisantes des hommes et femmes noirs dans les médias et dans les représentations symboliques des lieux publics atteste de la persistance du racisme en Colombie.
Perspectives actuelles
La population noire fait partie aujourd’hui de l’image quotidienne de la société colombienne. Sa présence a des multiples expressions qui ne font plus référence aux imaginaires ruraux ou des régions côtières. Elle participe activement des dynamiques économiques, sociales et culturelles du pays. Néanmoins, l’éloge de la diversité et de la pluralité culturelle et ethnique est venu se substituer aux dénonciations contre les discriminations raciales dont les populations noires sont l’objet. En ce sens, la Colombie connaît une contradiction permanente entre une appréciation positive de la culture afrocolombienne – de ses symboles les plus représentatifs comme la musique, le sport et l’art culinaire et des corps « ardents » de leurs porteurs – et une relative indifférence par rapport à la privation et l’exclusion subies par les créateurs de ces symboles. On voit bien ici la différence entre une politique de l’image qui répond aux mandats du marketing contemporain et à la dynamique corporative du marché mondial et une politique qui chercherait à s’engager plus dans une « action positive » pour contrer les inégalités qui concernent ces populations.
Malgré les limites des politiques publiques mises en œuvre pour la population afrocolombienne, la constitution de 1991 a créé un contexte juridique et politique favorable à l’action positive contre les discriminations de toutes sortes. En ce qui concerne la discrimination raciale, la mobilisation et les luttes d’un certain nombre d’organisations qui font appel à des critères d’identité ont créé un terrain fertile pour mettre à l’ordre du jour les questions de réparation et des actions positives pour corriger les inégalités socio-raciales dans l’éducation comme sur le marché du travail. Les actions les plus récentes dans ce domaine concernent les programmes de quotas préférentiels pour étudiants noirs dans les universités publiques comme résultat des pressions des organisations noires et des études académiques sur les populations noires.
D’autre part, il n’y a pas de commune mesure entre les difficultés vécues par la jeunesse défavorisée en général et la jeunesse noire, la misère, la maladie, la faim, l’ignorance et le chômage qui la détruisent. Les jeunes noirs subissent de façon plus aiguë en raison de leur pauvreté les grossesses précoces chez les jeunes femmes, la paternité irresponsable chez les jeunes hommes et la dévalorisation de l’éducation formelle comme un moyen de progresser économiquement. Cela se traduit par une surreprésentation dans la population victime du conflit mais aussi dans celle qui est à la recherche de solutions rapides pour faire de l’argent dans le trafic de drogue qui conduit à la toxicomanie, la prostitution (qui commence très tôt chez les jeunes hommes et femmes) et d’autres formes de criminalité.
L’État-Nation colombien n’a pas réalisé une communauté de culture ni de vie économique et sociale, il est composé de plusieurs « nations » sur un même territoire. Il n’est pas exceptionnel par ailleurs que les frontières économiques, éducatives et géographiques qui séparent les populations « ethniques » du reste de nation, puissent être lues en termes de différences et d’inégalités dans ces mêmes domaines. De même, il faut dire, à l’encontre d’une hypothèse assez courante, que l’excès d’exploitation et de misère n’engendre pas chez les populations noires une culture de la pauvreté, la misère n’étant pas créatrice de valeurs, vécues et défendues collectivement. Par conséquent, l’effet obtenu n’a pas été la révolte, mais la résignation et l’inertie.
Le tableau s’assombrit davantage du fait que les conquêtes, même partielles, comme l’octroi de titres de propriété collective dans la région du Pacifique, qui devaient être garanties par la loi 70 de 1993, sont aujourd’hui menacées par le conflit armé, stimulé d’un côté par les intérêts des grands propriétaires terriens agroindustriels de la palme africaine[19] et l’exploitation forestière, alliés avec le narcotrafic et le paramilitarisme et, de l’autre, par les forces de la guérilla très actives dans la région. Quoiqu’il en soit, il est possible d’espérer que les luttes contre la discrimination se poursuivent et génèrent une plus grande conscience de la dignité, de la nécessité de combattre la subordination raciale et du besoin de résistance contre la guerre afin d’obtenir une inclusion réelle dans l’État national.
Cet article est réalisé dans le cadre de la recherche
« Raza », género y ascenso social :
La experiencia de las clases medias negras
en Colombia, financée par Colciencias.