85. Multitudes 85. Hiver 2021
Majeure 85. Planétarités

Empire, Race, Climat
Propositions sur le Sécularocène

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§ 1 : Le déni du réchauffement climatique par l’extrême droite est indissociable de la théorie du « grand remplacement », dont une variante centrale est l’idée selon laquelle l’islam serait en train de « coloniser l’Europe ». S’il est dirigé d’abord et avant tout contre musulmans et musulmanes, ce mythe se situe au cœur d’un racisme systémique qui frappe l’ensemble des populations non-blanches et immigrées vivant en Europe.

§ 2 : Aucune lutte pour la justice écologique ou contre les énergies fossiles ne peut être déconnectée d’une lutte contre le racisme. Mais la forme institutionnelle du racisme qui domine en Europe est celle qui parle de religion et non de race. C’est pourquoi la lutte contre les racismes suppose une lutte contre l’islamophobie.

§ 3 : La critique de l’islamophobie devrait être articulée à une critique de la manière dont l’islam a été transformé de l’intérieur par le colonialisme en engendrant les formes politiques plus ou moins conservatrices que l’on connaît aujourd’hui. Ainsi, l’islamisme se caractérise par un rapport à l’État qui est un héritage d’une longue histoire de codification du droit islamique.

§ 4 : Les formes contemporaines du théologico-politique sont héritières d’une dynamique de réforme de la charia : de sa codification sur le modèle du Code civil napoléonien, de sa transformation en dispositif de régulation de la famille, de son intégration dans le corps de l’État moderne. Ces trois éléments sont liés entre eux et procèdent tous d’une forme de sécularisation de la tradition musulmane. Dans le cas de la colonisation de l’Algérie, ces dispositifs constituent le soubassement institutionnel de ce que l’on nomme la racialisation de l’islam et des musulmans. Derrière la race et l’indigénat, il y a, non pas seulement l’islam, mais sa codification et sa colonisation internes.

§ 5 : Un certain imaginaire écologiste qui domine en Europe et en Occident a une tendance plus ou moins marquée à réactiver l’animisme contre la modernité. Il y a dans ce geste quelque chose de l’ordre d’un fantasme du lointain qui se nourrit d’un dispositif ethnographique contestable. Si cette dimension est importante, le point aveugle de cette tendance est de laisser de côté une question brulante en Europe elle-même : la montée de l’extrême droite dont le cœur battant est la montée du racisme via l’islamophobie, et plus généralement le rapport de l’Euro-Amérique à ce que cette entité nomme « l’islam » et « les musulmans ».

§ 6 : En effet, le rapport de l’Occident à l’islam a une profondeur géopolitique et historique qu’il faut déplier en déployant une contre-histoire des rapports entre empire et réchauffement climatique.

§ 7 : L’association entre blanchité et énergie fossile, datant du XIXe siècle, marque une césure dans l’histoire du racisme. Quelque chose aurait donc changé dans l’histoire de la race avec l’émergence de l’industrialisme. Dans son essai récent, Fascisme fossile, sous-titré « L’extrême droite, l’énergie, le climat », le Zetkin Collective esquisse plusieurs hypothèses. La première et principale est la suivante : on serait passé d’un colonialisme religieux, dans laquelle la supériorité de la race blanche s’expliquerait à travers le mythe biblique de la malédiction de Cham, à un colonialisme laïque ou séculier, qui s’autorise de la supériorité technique de l’Occident et de sa capacité à maîtriser la nature1. On pourrait contester l’hypothèse de plusieurs manières mais le plus important n’est pas là. Ce que ce « passage » manifeste selon nous est la chose suivante : l’analyse des rapports entre racisme et énergies fossiles présuppose un concept de la sécularisation. Le problème est qu’il est seulement présupposé et jamais analysé comme tel ou rendu explicite. En un mot, ce qui manque à l’analyse des rapports entre racisme et climat est une théorie de la sécularisation, et une réflexion qui parvienne à prendre au sérieux le théologico-politique sans le réduire a priori au capitalisme, comme le fait trop souvent le marxisme, mais sans non plus le séparer du colonialisme et de la race, comme le font la plupart des théoriciens de la religion. C’est pour faire droit à ces dimensions que la question de l’impérialité coloniale de l’Occident se pose.

§ 8 : Le Zetkin Collective énonce ensuite une autre hypothèse : si le Noir désigne l’exploité dans le contexte esclavagiste, le musulman désigne l’exclu sur le marché du travail. On pourrait aisément objecter qu’il y a un racisme anti-Noir proprement séculier et qu’il est fondamentalement lié au darwinisme. Mais quelque chose de fondamental est énoncé : à savoir que la colonisation des pays à majorité musulmane coïncide avec une transformation de la nature même de la domination coloniale. Elle est désormais portée par des pouvoirs séculiers et elle se pose comme « abolitionniste » parce qu’elle substitue le salariat de misère et le travail forcé à l’esclavage dans les Amériques. Ce bouleversement est la sécularisation impériale. La seule manière de saisir ces bouleversements consiste à reconnaître que les rivalités inter-impériales ont conduit au réchauffement climatique – au premier rang desquelles se trouvent les rivalités franco-britanniques. Mais un autre événement clef doit être pris en compte : le déclin, et en vérité l’effondrement progressif, de l’Empire ottoman.

§ 9 : Pour cette raison, il faut affirmer la profondeur historique du rapport entre l’islamophobie et le réchauffement climatique, par-delà l’analogie entre le loup et le musulman comme deux figures de l’indomptable que déploie Ghassan Hage2. Ce qui les tient ensemble est la sécularisation, qui opère en tant que troisième terme unifiant race et climat. Pour le saisir, il faut mobiliser une certaine forme d’histoire – une histoire philosophique : pour saisir comment le rapport à ce que l’Occident nomme « l’islam » ou « l’Orient » (et qu’on peut nommer, avec Edward Said et d’autres, l’orientalisme) participe de l’histoire de l’Anthropocène.

Un moment clef du Fascisme fossile permet d’esquisser une réponse. L’essai date en effet de 1840 les premières utilisations militaires à grande échelle de la vapeur. L’exemple de la répression du souverain égyptien Muhammad Ali par l’Empire britannique l’atteste. C’est une guerre particulièrement brève parce que l’usage militaire de la vapeur permet littéralement d’écraser l’adversaire. Ce raisonnement permet au Zetkin Collective de montrer comment cette victoire autorise le racisme à identifier la suprématie blanche à la supériorité technique et scientifique des puissances européennes qui se traduit et se manifeste par la maîtrise de la vapeur. Le vieux phantasme de l’impérialité de l’Occident a rétrospectivement été alimenté, réactivé et comme confirmé par la contingence de ces nouveaux événements. Ce point est capital mais il faudrait en tirer d’autres enseignements :

1) La colonisation de l’Afrique du Nord et de ce qui allait devenir le Moyen-Orient joue un rôle clef dans la manière dont race et climat s’articulent et ce, avant « l’ère du pétrole ».

2) La racialisation de l’Asie est inséparable de la racialisation de l’islam. En atteste cette phrase, citée par le Zetkin Collective : « l’Européen a la vapeur, l’Asiatique a le Coran ». Les réformes de l’Empire ottoman au cours du XIXe siècle – sa sécularisation – font partie des conditions de possibilités du déploiement de l’impérialisme fossile.

3) En un mot, pour comprendre la race, il faut comprendre son histoire théologico-politique, c’est-à-dire la manière dont la fabrique de la race dépend de la transformation des rapports entre politique et religion.

§ 10 : Autre exemple : après avoir critiqué les formes de déni du réchauffement climatique, le livre étudie le discours écologiste de certains partis d’extrême droite. Pour en comprendre les origines, le Zetkin Collective analyse des textes qui relèvent de l’écologie fasciste des années 1930. Ces textes éco-fascistes sont antisémites ; ils accusent les Juifs d’être responsables de la modernité industrielle.

Pour comprendre pleinement ces textes, il est important d’insister sur une dimension que le Zetkin Collective laisse dans l’ombre : il faut montrer en quoi ils présupposent une théologie politique. Je m’explique : ces textes ne défendent la nature que parce qu’ils la sacralisent ou la divinisent, et ils ne le font qu’en critiquant le monothéisme juif, c’est-à-dire l’idée selon laquelle Dieu – s’il est ou existe – n’est pas « parmi nous », qu’il transcende le monde et qu’il s’en est comme absenté. Ce récit est encore présent, et pas seulement à droite : il appartient à l’histoire des religions et procède de ce qu’il faudrait nommer la haine de l’Un. Mais il se déploie aujourd’hui de manière massive en direction de l’islam et des musulmans.

La conséquence est la suivante : au cœur même de cet éco-fascisme apparemment chrétien, une dynamique de sécularisation se déploie, au sens premier du terme, une volonté de réaliser le ciel sur la terre, de contempler le divin ici-bas, dans la nature.

§ 11 : Le livre du Zetkin Collective, coordonné par le géographe militant Andreas Malm, marque un tournant dans la mesure où il pourrait donner lieu à un imaginaire écologiste alternatif. Mais ce geste supposerait de saisir de manière critique ce qui empêche des voix non-blanches, mais aussi et surtout musulmanes ou supposées telles, de parler et d’être entendues. Cette structure qui hiérarchise les voix est un héritage impérial qui relève certes du racisme, mais aussi de la marginalisation de certaines voix qui procède de l’usage du mot « religion » et de ses effets dans l’espace public. C’est le fait même de catégoriser ce que ces voix disent comme étant « religieux » qui les exclut et les racialise. Dès lors qu’un discours est défini comme religieux et musulman, il est soit marginalisé, soit rendu invisible (au nom d’une exigence de ne pas parler de religion dans la sphère publique), soit littéralement attaqué (comme complice de la violence terroriste).

On dit parfois que les traditions (dites « autochtones ») pourraient nous permettre de bouleverser notre rapport extractif à la terre. Pour que ce soit possible, il faudrait d’abord modifier nos conditions d’écoute. Il y a une surdité structurelle non seulement de l’État mais de nos corps en tant qu’ils participent à l’ordre capitaliste, et à l’ordre sécularisé qui a fait son lit dans les cultures colonisatrices européennes3. Inversement, une alliance écologique permettrait de déployer une forme de critique interne aux traditions elles-mêmes, qu’elles soient théologiques ou non.

§ 12 : La critique du ciel, prônée par le matérialisme feuerbachien et par le marxisme, n’est pas la condition de toute critique. Il faut donc déployer une critique de la terre libérée de la critique du ciel, une critique du capital libérée de l’ancienne critique (coloniale, laïciste) des religions. À partir de ce renversement du marxisme, il sera possible de déployer une critique des religions qui soit fondée sur une critique de la terre, ou plus précisément sur une critique réellement terrestre. Son principe est que la critique du ciel a bouleversé la terre. Du point de vue de la planétarité, la sécularisation fait partie intégrante du processus d’accumulation initiale et impérial du capital, et par extension du capital fossile. Il y a donc un État fossile, et un sécularisme fossile, qui sont au fondement de l’impérialisme fossile. Il n’est pas réductible au capital fossile, car l’État est une structure abstraite irréductible aux intérêts de classe. C’est pourquoi nous proposons de parler de Sécularocène pour compléter la gamme actuelle de critique de l’Anthropocène, Capitalocène, Eurocène, Plantationocène4. Mieux comprendre notre planétarité implique aussi, entre autres choses, de mesurer la colonialité et les nuisances inhérentes à une certaine définition de la sécularisation qui, en disqualifiant certaines sensibilités incarnées par certains aspects des religions, a aplani la voie pour une conquête extractiviste des sous-sols, qui conduit aujourd’hui à un saccage du ciel comme de la Terre.

§ 13 : La planétarité n’est pas ce que plusieurs siècles de pensée chrétienne ont nommé le séculier, ce monde-ci, en l’opposant aux cieux avant que la critique du ciel n’en fasse le lieu d’avènement supposé de notre salut. Pour que nous nous libérions en ce monde et sur cette terre, il faudrait que la terre elle-même puisse être libérée de nos désirs du ciel. C’est cette libération que la critique européenne des religions et son modèle d’émancipation – part cruciale de la sécularisation – ont échoué à faire advenir tant cette tradition critique n’a cessé de chercher Dieu et le ciel sur cette terre, de vouloir le salut ici-bas au lieu de l’abandonner à lui-même ou de renoncer pleinement à tout salut. C’est en voulant que la terre porte le poids du ciel que l’industrialisme occidental a bouleversé la planète5.

1 Zetkin Collective, Fascisme fossile, Paris, La Fabrique, 2020, p. 219.

2 Ghassan Hage, Le loup et le musulman, Marseille, Wildproject Éditions, 2017.

3 Voir Mohamad Amer Meziane, « The Deafness of the State », Political Theology, 2021 ; Talal Asad, « On The Secular State. A Response to Mohamad Amer Meziane », Political Theology, 2021.

4 Voir Mohamad Amer Meziane, Des Empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, La Découverte, 2021.

5 Après avoir lu cet article, Andreas Malm a adressé à l’auteur la précision suivante : « Je n’ai rien à objecter sur le fond et je ne peux qu’exprimer mon accord avec les hypothèses brillantes et provocatrices qui sont exposées par Amer Meziane. Elles poursuivent et renouvellent l’étude du réchauffement climatique. Je n’ai donc que peu de choses à ajouter si ce n’est d’insister sur les points suivants. S’il est important d’insister comme le fait Meziane sur les rapports entre sécularisation et énergies fossiles, il faut se souvenir que, hors de France à tout le moins, la majorité des partis d’extrême-droite européens qui sont à la fois climato-sceptiques et islamophobes ne sont pas laïques mais chrétiens. De l’autre côté, je voudrais suggérer que les hypothèses du Zetkin Collective comme celles formulées par Amer Meziane indiquent les directions à suivre pour les recherches futures sur le sujet. »