« Rien ne garantit la réussite des effets de signature, qui impliquent
1/ une forme itérable 2/ un événement unique, singulier
3/ la non-présence du signataire »
Jacques Derrida, 1971
La question des signatures individuelles1 fait régulièrement l’objet de controverses sous-jacentes ou ouvertes dans le cadre de créations artistiques engagées. Si des militant·e·s politiques utilisent l’art pour exprimer leurs revendications, un apprentissage des techniques se déroule souvent sous les auspices d’artistes expérimenté·e·s et habitué·e·s aux signatures individuelles, bien que l’ensemble s’inscrive dans une logique collective (Serafini 2018). Par ailleurs, si des artistes qui se définissent comme tels s’engagent politiquement à travers leurs œuvres, la signature renvoie à l’ensemble de leur parcours et l’appartenance politique peut faire partie de leur processus de visibilisation (Thomson 2015). Ces tensions renvoient également aux questions de pouvoirs individuels et collectifs, aux possibilités de prendre possession d’espaces symboliques ou physiques et à la lutte pour la reconnaissance dans des mondes (de l’art et de la politique) très hiérarchisés.
À partir de deux terrains très divers, Gênes en Italie et Yaoundé au Cameroun2, nous analyserons les ambiguïtés et la complexité des rapports aux créations et au « partage du sensible » (Rancière 2000). Les deux terrains sont marqués par des conditions de précarité économique, politiques et sociale. Ces situations évoquent les limites du système démocratique tel qu’il est pratiqué en Europe et exporté en Afrique. Sur les deux terrains, la tension entre signature individuelle, collective et topographique est révélatrice des enjeux politiques complexes qui rendent difficile la visualisation du sensible à travers l’art. Selon Rancière (2000 : 71), « produire unit à l’acte de fabriquer celui de mettre au jour, de définir un rapport nouveau entre le faire et le voir. L’art anticipe le travail parce qu’il en réalise le principe : la transformation de la matière sensible en présentation à soi de la communauté ».
Gênes
Dans la partie la plus ancienne de Gênes, un quartier situé sur une colline à proximité du port, un grand complexe comprenant une église, un ancien couvent avec ses annexes et un jardin laissés en ruines pendant des décennies, ont été investis en 2014 par des personnes souhaitant « vivre le lieu » et « prendre soin de ce lieu3 ». Des individu·e·s possédant des compétences et/ou un parcours d’artiste professionnel occupent ce lieu en y organisant des formations, événements artistiques et performances interactives dans l’espace public. Les engagements et intérêts individuels et collectifs se chevauchent et se juxtaposent, non sans déclencher des divergences, des malentendus et des rivalités. Bien qu’un autre monde soit supposé y être créé, certaines inégalités contestées, en particulier celles relevant du genre et des générations, sont reproduites de façon inconsciente ou consciente : Ainsi, les occupant·e·s de la première heure, quinquagénaires, n’hésitent pas à corriger le comportement des nouveaux venus, et à rappeler la philosophie du lieu au moment des assemblées hebdomadaires, qui font office d’instance dirigeante. Par ailleurs, plusieurs personnes venant d’un milieu ouvrier se sont montrées gênées face aux diplômé·e·s de l’enseignement supérieur, et s’expriment moins lors des assemblées.
Les premier·e·s occupant·e·s qui venaient des métiers du bâtiment, de la restauration ou de l’architecture ont procédé à un premier aménagement du lieu, puis des artistes se sont mis à proposer des activités régulières dans un esprit convivial inspiré par les idées pédagogiques d’Ivan Illich. Un performeur qui cumule des engagements ponctuels à l’Opéra de Milan avec des contrats précaires comme enseignant a mis en place plusieurs initiatives. Selon lui, le projet « I profumi di passion hill » développé en 2018 est fondé « sur le territoire et le bien commun4 » et laissé ouvert au hasard des rencontres (im)prévisibles qui s’opèrent durant l’ouverture quotidienne continue pendant deux mois. Ainsi, musicien·ne·s ou dessinatrices, peintres, performeur·e·s ou danseurs/danseuses de diverses origines se sont croisé·e·s dans ce lieu et ont expérimenté ensemble ou seul·e·s. L’année suivante, le performeur a proposé des activités signées de son nom, reprises sur son site web, en soulignant son apport pour le lieu durant le débat à l’assemblée générale qui statuait sur sa proposition. Cette initiative, « Vola alta, la parola », également partagée par le réseau d’ami·e·s et connaissances de l’initiateur, a été développée au fur et à mesure avec le collectif du lieu au cours des assemblées générales hebdomadaires.
Durant ce processus, la signature individuelle du projet « Vola alta, la parola » a fait place à la signature collective, voire à la signature du lieu. En 2019, une installation multi-média a alors été entreprise dans plusieurs espaces du complexe. Elle visait notamment à critiquer le « decreto sicurezza » mis en place par l’ancien gouvernement populiste italien à l’encontre des réfugiés : « L’époque dans laquelle nous vivons est dominée par des thèmes tels que l’insécurité, le décor5, l’immigration et le terrorisme ; nous sommes animé·e·s par la nécessité de clarifier ce qui est réel ou seulement perçu, dans notre ville et partout où des formes d’oppression sont pratiquées6. » L’annonce du projet qui a circulé par mail avait initialement été signée par le performeur, mais le texte qui a par la suite été rendu public ne contient plus de signature individuelle, mais fait seulement mention du lieu en question. Au cours de la conduite du projet, une articulation permanente entre création individuelle et collective et entre participation individuelle, signée ou non, et collective, s’est dessinée. Dès le départ, le projet d’installation était accompagné d’une invitation à la participation : des textes, dessins ou simples phrases pouvaient être adressés au collectif du lieu en amont ou pendant la durée de l’installation, voire être produits in situ en étant inscrits dans le livre d’or présent sur une table.
La recherche d’une reconnaissance individuelle et collective, le désir d’atteindre un certain niveau artistique et la volonté d’exprimer de façon artistique des revendications politiques se sont manifestées de différentes manières : par l’entrée dans l’installation et la lecture des textes, le partage de poésies, de musiques, d’aphorismes et/ou la simple façon de vivre le lieu. Vivre le lieu à la place de le consommer ou d’y consommer quelque chose fait en effet partie intégrante de la philosophie du collectif. Au lieu d’une visite passive comme spectateur·e, une implication active sous forme de participation aux repas, aux travaux, le partage de compétences artistiques, ou en horticulture, en maçonnerie etc., est appréciée et souhaitée. Ceci conduit aussi au rejet quasi systématique de personnes cherchant un « espace à louer » ou un « spot » pour y organiser un événement artistico-commercial, mais pose par ailleurs le problème pratique du financement de l’entretien du lieu. L’opposition au profit a pour conséquence qu’un paiement n’est pas exigé de la part des visiteurs qui se rendent sur place : seule une boîte discrète invite à faire un don. Comme la philosophie « nessun profitto » / « aucun profit » se heurte néanmoins aux problèmes financiers du collectif et à la demande de certains membres d’être rémunéré·e·s pour leur travail artistique, il arrive depuis peu de temps qu’une « contribution libre » soit demandée. Enfin, les individus qui pratiquent différentes formes artistiques dans ce lieu l’investissent non seulement pour le partage, mais aussi pour essayer de nouvelles démarches et créations, espérant être (mieux) rémunéré·e·s par la suite dans un autre contexte. Ils considèrent ces créations comme un travail méritant non seulement une reconnaissance symbolique et politique, mais aussi matérielle. Tout en étant critique face à la marchandisation de l’art et du lieu, les différent·e·s artistes cherchent finalement à vivre de leur art à titre individuel et à être reconnu·e·s comme artistes également en dehors de ce lieu. Dans la conjoncture actuelle, la majorité d’entre elles et eux est néanmoins contrainte de chercher d’autres sources de financement, notamment en tant qu’enseignant·e suppléant·e dans le primaire, secondaire ou, dans de rares cas, à l’université. Enfin, après de longues discussions en assemblée générale au cas par cas, il arrive que des artistes militants ami·e·s, résidant en dehors de Gênes, soient admis avec leur spectacle (à contribution libre) dans ce lieu. Le même individu peut alors incarner trois motivations qui ne sont pas contradictoires : créer des œuvres d’art dans ce lieu collectif afin de « produire des effets politiques » (Rancière 2012 : 304), chercher une reconnaissance symbolique en tant qu’artiste, et espérer une opportunité d’engagement dignement rémunéré en tant qu’artiste. Les performeur·e·s, vidéastes, jongleur·e·s, violoniste·s ou restauratrice rencontré·e·s pratiquaient ainsi simultanément des signatures individuelles et collectives. Elles/ils cultivaient des réseaux artivistiques et/ou militant·e·s, nourrissaient leurs contacts avec d’autres artistes professionnel·le·s et maintenaient des contacts dans le milieu de l’industrie culturelle ou de l’art « au service de la politique » (ib.), plus au moins institutionnalisé. Le constat de cette stratégie multiple doit nous amener à mettre en question des définitions monolithiques de « l’artiste engagé » opposé à « l’artiste mondain » et à « l’artiste bohême » (Heinich 2005), et à dépasser des dichotomies entre une pratique artistique émancipatrice et un service rendu à la société de consommation (Lachaud 2015).
Yaoundé
À Yaoundé, la capitale politique et administrative du Cameroun, des artistes de rue ont commencé à fédérer plusieurs disciplines artistiques (peinture murale, body painting, création de mode…) afin d’occuper l’espace public de façon éphémère (par un défilé) et durable (en peignant des murs). Pour se faire « street artiste » et « graffeur », ainsi qu’ils se désignent eux-mêmes, ils ont suivi plusieurs stratégies : l’action sur la rue non-autorisée, l’action sur mandat non-commercial, et l’action commerciale. Le premier type d’action est rare à Yaoundé, une ville qui n’a pas développé une politique culturelle comme Douala. Grâce à la liberté et à la créativité de la scène artistique, avec ses galeristes et curateurs, Douala a pu établir un bon nombre de galeries d’art contemporain et de festivals culturels comme le Graff Up Festi (festival de graffiti et d’art mural). C’est un fait souvent admiré et envié par les artistes et critiques d’art de Yaoundé où le graffiti sauvage (y compris l’art mural) est considéré comme du vandalisme et n’est pas toléré.
C’est aussi dans l’esprit de promouvoir l’art contemporain à Yaoundé qu’en décembre 2019, l’Institut Français du Cameroun (IFC) lançait un appel à projet pour renouveler « la rue de l’Art ». Un passage piétonnier longe le bâtiment de l’IFC au centre-ville et relie deux axes infrastructurels et symboliques : l’Avenue de Hadj Amadou Ahidjo (premier président du Cameroun après l’indépendance en 1960) et le Boulevard du 20 Mai (commémorant la date de la transformation du Cameroun d’un État Fédéré à une République Unie, une transformation controversée avec comme arrière-plan une guerre civile qui sévit depuis 2017 au sud-ouest et nord-ouest du pays). La « rue de l’Art » a été créée en 2013 en collaboration avec l’IFC et initialement proposée et conceptualisée par deux collectifs d’art visuel et une association culturelle de Yaoundé (collectif A3, collectif ATAC et Association Cultures Tous Azimuts) avec la volonté de « transformer un espace quasiment ignoré, en une galerie d’art à ciel ouvert7 ». À l’époque, environ quinze artistes se sont engagés pour ce projet « d’urbanisation de la ville » (sic ! il s’agit en fait plutôt d’un projet d’urbanisme8 dans le sens de la réflexion théorique sur les formes urbaines et l’application pratique et esthétique de cette réflexion dans l’espace urbain) et de sensibilisation dans un grand élan de créativité individuelle et collective. La ruelle a également vite été investie par des marchand·e·s ambulant·e·s et des employé·e·s de bureaux du centre-ville. Néanmoins, les fresques se sont détériorées au fil des ans et la ruelle est redevenue un urinoir à ciel ouvert. Afin de valoriser le lieu sur le plan artistique et d’éviter la détérioration matérielle, l’Institut Français, dont un mur extérieur longe la ruelle, a lancé un appel à projet « street art » en 2019 sous le thème « Partager les Cultures ».
Dans le contexte d’une guerre civile qui dure depuis 2017 et d’une précarisation croissante, l’Institut restait soumis aux contraintes du jeu diplomatique et ne pouvait s’exprimer sur la situation politique que de façon indirecte, en soutenant des voix d’artistes qui formulent leurs critiques de façon assez subtile et codée. L’IFC a ainsi mis à disposition la surface de son mur latéral. Les artistes recevaient aussi l’autorisation de travailler sur l’autre mur de la ruelle (en face de celui qui fait partie du bâtiment de l’IFC), appartenant à une entreprise de télécommunication. Sous condition de l’IFC de rester « positif », les artistes avaient la liberté de mettre en œuvre leurs critiques de la situation actuelle, ainsi que leurs imaginaires et leurs visions d’un futur paisible et prospère. Cinq street artistes (plasticiens) ont été choisis parmi les candidat·e·s, dont un d’origine franco-camerounaise, fondateur d’une association culturelle à Yaoundé, le Street Corner, qui entreprend des actions artistiques et sociales dans l’espace public. Si les quatre autres artistes ont été « instituteurs » ou « facilitateurs » de projets d’art, travaillant avec des designers, mannequins et musiciens, mais aussi avec des enfants de rue et des artistes âgés vivant dans la précarité, l’un d’entre eux était refugié de la zone de guerre. Ces artistes engagés non seulement parlaient de leur propre histoire en tant que refugié ou enfant de la rue, mais considéraient l’engagement dans l’art comme un mode de survie et une responsabilité envers les générations suivantes. Ils revendiquaient un changement général de la politique culturelle et luttaient pour la reconnaissance collective, symbolique et matérielle de leur métier d’artiste, ainsi que pour la valorisation individuelle de leurs œuvres et de leur personnalité artistique. Les artistes ont accepté de modestes conditions de travail dans ce contexte dans la logique de résister à la dégradation esthétique, sociale et écologique de leur environnement et de formuler une critique politique, même subtile, à travers le street art. Par cette approche, ils souhaitaient non seulement aller à l’encontre de l’abandon de citoyens par le gouvernement, mais aussi sensibiliser leurs concitoyens aux problèmes de la pollution urbaine, ainsi que se rendre visible et gagner en réputation comme artistes de l’art de la rue.
Dans ce contexte, la question de la rémunération se trouve souvent au centre des préoccupations alors que la définition de ce que signifie être artiste fait débat. Selon les artistes et les critiques d’art au Cameroun, le concept d’art contemporain est à peine (re)connu du grand public ou mobilisé dans les institutions étatiques. Lors de la 4e RECAN (Rentrée culturelle artistique nationale) en 2019, le ministre des Arts et de la Culture a annoncé une réforme du sous-secteur art et culture et sa réorganisation en fédérations9. Le plan de cette réforme a suscité un débat fort dans le milieu artistique sur l’accès et les conditions de soutien étatique, ainsi qu’une crainte de répression des activités non conformes à la politique du ministère. Méfiance et déception caractérisent le rapport des artistes avec l’État.
À Yaoundé, le premier lieu d’exposition d’art contemporain a seulement été ouvert en 2017 par le ministère de la culture, mais abandonné trois ans plus tard par manque de soutien. Beaucoup de jeunes artistes se battent pour une reconnaissance de leur métier et contre les attentes de leur famille de suivre un parcours classique en tant que fonctionnaire ou entrepreneur pour la survie du collectif familial. Les artistes de rue faisant partie de notre recherche à Yaoundé se voient notamment comme acteurs pédagogiques et affichent la volonté de « faire passer des messages et éduquer la société, dans le sens d’un éclaircissement et réflexion10 », par exemple sur les problèmes de la pollution urbaine, les questions sociales et les scandales politiques cachés. Ils s’engagent pour une démocratisation de la parole dans le sens que « ce soit important qu’on fasse parler. Parler autant à celui de la rue qu’à celui qui est cultivé. » Le mur de la rue « va rester pendant deux ans à trois ans » comme dispositif de messages qui intriguent et déclenchent commentaires et débats sur la vie en ville et les relations civiles-étatiques. Cette démarche vise à inclure les habitants de la rue dans la production d’art, y compris les enfants de rue en tant qu’apprentis, ou les artistes âgés en tant que performeurs.
Par ailleurs, les acteurs principaux de cette initiative présentent leurs démarches artistiques individuelles de différentes manières sur des sites Internet et dans les réseaux sociaux. Dans les entretiens menés avec ces artistes, la question de l’autofinancement et de l’entreprenariat de soi était très présente, car ils ne reçoivent aucun financement de l’État camerounais. À leur grand regret, les seuls centres culturels qui les soutiennent matériellement et moralement sont financés par des États étrangers. L’encouragement à développer sa créativité artistique et à entreprendre des démarches pour rendre visible le street art provient donc majoritairement de l’extérieur. Les artistes-activistes rencontré·e·s tiennent parfois des discours différents selon le contexte dans lequel elles/ils s’expriment (dans la rue en tant que street artiste ; dans une situation de promotion de leur entreprise ; dans un débat informel politique ; etc.).
Participer à la transformation de la ville et dénoncer à travers l’art la précarisation de la population, la dégradation et la pollution de l’environnement urbain n’empêche pas les street artists de Yaoundé de se rendre visibles pour les marchés d’art contemporain nationaux et internationaux en laissant leurs signatures sur le mur. Leur engagement est alimenté par la conviction d’une cause et l’attachement émotionnel à certaines valeurs, tout comme par la nécessité de survivre et de prospérer (d’un point de vue entreprenarial) grâce à leur travail artistique.
Entre catégories idéal-typiques et nouvelles approches : comment saisir l’art et l’activisme
Si l’on peut observer la constitution temporaire de groupes ou d’associations d’individus autour d’une cause politique et/ou une pratique artistique sur nos différents terrains, la tension entre engagement durable et engagement temporaire, voire centré autour d’un seul événement, est tangible partout. Par ailleurs, plusieurs des artistes rencontré·e·s pratiquent tantôt une signature individuelle, tantôt une signature collective, ou encore une signature du lieu (comme dans le cas de la Libera Collina di Castello à Gênes). Dans le cas de Yaoundé, les artistes sont soumis à un contrôle policier permanent, risquant répression et peine de détention si leurs voix critiques sont mal perçues par les dirigeants. Ils s’exposent alors à une sanction politique avec leur travail artistique et leur signature, tout en cherchant à être reconnu·e·s et rémunéré·e·s grâce à leur art et leur style artistique qui pour certains fonctionne comme signature individuelle. Le collectif, créé à court et/ou à moyen terme, a un effet protecteur, tout comme l’institution qui finance des actions ponctuelles. Leur engagement artistique et politique n’est donc pas contradictoire avec un esprit entrepreneurial individuel et collectif.
Après le « tournant social » dans l’art contemporain, le débat sur le caractère intrinsèque de l’art (pour l’art), l’engagement de l’artiste, ou la valeur ajoutée (ou débitée selon certain·e·s !) d’un message politique est encore très vif. Partant d’une conception très large de l’art, nous nous sommes penchées sur les façons dont différentes formes d’art sont mobilisées comme outils d’expression politique par des activistes, et comment des revendications activistes s’expriment par l’art. Ces deux cas de figure sont bien entendu fortement liés, d’autant que certains individus apparaissent dans leur vie professionnelle d’abord comme scénariste, plasticienne, restauratrice, graphiste etc., et par ailleurs se présentent, dans les mobilisations politiques, comme militant·e·s qui mettent leurs compétences artistiques au profit d’une cause. Par ailleurs, sur tous les terrains, la question de la reconnaissance financière et institutionnelle du travail artistique s’est posée. La conception historique européenne de l’élite artistique (Heinich 2005) ne peut pas être appliquée sur ces terrains. Non seulement peu de privilèges sont associés au travail artistique en question à Yaoundé, mais, dans les pires des cas, les artistes rencontrent plutôt une stigmatisation ou des menaces policières. Ils persistent néanmoins dans leur recherche de reconnaissance symbolique et matérielle en développant un esprit entrepreneurial. L’analyse des types d’artistes doit alors se dérouler selon d’autres termes.
À Gênes, un même artiste agit tantôt comme un citoyen engagé qui exerce son talent avec un collectif militant dans un lieu de lutte politique, tantôt comme performeur reconnu et rémunéré par un lieu relevant de la haute culture. À l’opéra, il signe de façon individuelle alors que dans le lieu de lutte politique, sa signature est d’abord devenue collective, puis topographique (équivalent à l’appellation du lieu de la performance). Revenant à Derrida qui constate que rien ne garantit la réussite des effets de signature, il apparait que la signature s’inscrit dans l’œuvre d’art (engagée) de différentes manières : concrètement (en caractères) ou de façon subtile (dans le style ou par un symbole), individuelle ou collective (Serafini 2018). Une rue de l’art comme à Yaoundé ou, dans le cas de Gênes, un espace approprié par des artistes engagés qui luttent pour une cause ou pour leur reconnaissance met en avant la signature du collectif. Ce dernier s’est donc créé autour d’un lieu à Gênes, et autour d’une pratique artistique commune à Yaoundé, exercée dans une situation précise (réponse à un appel d’offre de l’IFC) mais relevant de liens antérieurs. Dans les deux cas, les actions se situent dans un contexte de luttes sociales, culturelles, économiques ou politiques, qui détermine les formes et le caractère plus ou moins direct que l’expression peut prendre. À Yaoundé, la parole individuelle et collective ainsi que la forme sont cadrées par les attentes esthétiques et morales du bailleur (qui demande un « message positif ») et par le contexte politique (dans lequel les artistes risquent une censure). À Gênes, les jeux de pouvoir se déroulent au sein de l’assemblée générale qui peut rejeter ou s’approprier un projet individuel, le transformer, l’abandonner en cours de route ou le porter au-delà de l’espace occupé dans la rue, voire dans tout le quartier. Les appartenances individuelles sont d’une grande plasticité et s’articulent en fonction de la situation, voire évoluent au gré des trajectoires : mise en avant du caractère militant de l’individu (de façon implicite à Gênes et explicite à Yaoundé) ou promotion des compétences ou du talent artistiques, et développement d’une stratégie entrepreneuriale individuelle et/ou collective (dans les deux cas). Si la motivation de vivre de son art est clairement assumée à Yaoundé, la question de la rémunération et du profit fait débat à Gênes. Si la reconnaissance financière du travail artistique est revendiquée par certain·e·s artistes (dans ce lieu et/ou en dehors), elle est perçue par d’autres individu·e·s comme étant contradictoire avec la philosophie anti-capitaliste du lieu.
En conclusion, la complexité des trajectoires biographiques et l’articulation des appartenances individuelles et collectives avec une situation et un lieu particulier nécessitent de repenser les catégories d’analyse. Au lieu de transposer une définition idéal-typique ou érigée en dehors de tout repère spatial ou temporaire de l’art(iste), nous proposons de pratiquer l’analyse situationnelle et de mettre la focale sur un événement (Salzbrunn 2021), afin d’observer les dynamiques individuelles et collectives in situ. Ceci permet de saisir la complexité de l’engagement artistique professionnel, politique et militant dans son contexte local et global et de prendre en compte la temporalité de ces dynamiques.
Brubaker, Rogers (2004), « Ethnicity without groups », Ethnicity, Nationalism, and Minority Rights, Cambridge University Press, pp. 50–77, doi:10.1017/cbo9780511489235.004, ISBN 978-0-511-48923-5
Derrida, Jacques : Signature, événement, contexte. Communication au Congrès international des Sociétés de philosophie de langue française, Montréal, août, 1971, Thème « La Communication »
Genin, Christophe, 2016 : Le street art au tournant. De la révolte aux enchères. Bruxelles : Impressions Nouvelles
Glick Schiller, Nina, Ayse Çağlar (Eds.), Locating Migration. Rescaling Cities and Migrants, Ithaca: Cornell University Press
Heinich, Nathalie, 2005 : L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique. Paris : Gallimard
Illich, Ivan, 1973 : Tools for Conviviality, New York, Harper & Row.
Lachaud, Jean-Marc, 2015 : Que peut (malgré tout) l’art ? Paris : L’Harmattan
Pisanello, Carmen, 2017: In nome del decoro. Dispositivi estetici e politiche securitarie. Verona: Ombre corte
Rancière, Jacques, 2000 : Le partage du sensible. Paris : La fabrique
Rancière, Jacques, La méthode de l’égalité, Entretien réalisé par Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan. Paris : Bayart
Salzbrunn, Monika, 2021: « Researching Artivism through the Event approach. Epistemological and Methodological Reflections about Art and Activism » Connessioni Remote. Artivismo_Teatro_Tecnologia, 2 (2021), Special issue Artivism: Forms, Experiences, Practices and Theories/L’Artivismo: forme, esperienze, pratiche e teorie, ed. by Anna Maria Monteverdi, Dalila D’Amico, Laura Gemini, Vincenzo Sansone. No. 2 (2021):175-188
Salzbrunn, Monika, 2019, « Artivisme », in : Anthropen. Le dictionnaire francophone d’anthropologie ancré dans le contemporain. Peer-reviewed. www.anthropen.org/voir/Artivisme
Salzbrunn, (2015), ERC-ARTIVISM proposal: Art and Activism: Creativity and Performance as Subversive Forms of Political Expression in Super-diverse cities, ERC-CoG-2015-681880
Serafini, Paola, 2018 : Performance Action : The Politics of Art Activism. London : Routledge
Thomson, Nato, 2015 : Seeing Power. Art and Activism in the 21st Century, New York: Melville House.
1 Nous remercions Claire Clouet, Ana Rodriguez ainsi que les éditrices de ce numéro pour leurs suggestions pertinentes à propos de la première version de ce texte.
2 Ces recherches ont été menées dans le cadre du projet « ERC ARTIVISM. Art and Activism. Creativity and Performance as Subversive Forms of Political Expression in Super-Diverse Cities » (Salzbrunn 2015), financé par le Conseil Européen de la Recherche entre 2016-22 dans le cadre du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 (ARTIVISM – grant agreement No 681880) et dirigé par Monika Salzbrunn. Raphaela von Weichs est chercheuse senior au sein de l’équipe du projet.
3 Diverses interviews et observations menées par Monika Salzbrunn depuis 2017. Les expressions « ce lieu se vit » ainsi que « prendre soin de ce lieu » reviennent très régulièrement.
4 Rencontre à Gênes, 13.4.2018, notes de Monika Salzbrunn.
5 Le terme « décor » renvoie aux aménagements urbains « au nom du décor », qui visent à chasser les populations indésirables afin de rendre la ville attractive pour les touristes (Pisanello 2017).
6 Description du projet sur le flyer annonçant le projet, qui a circulé via email en mai 2019. Traduction par M.S. Texte d’origine : Il tempo che viviamo è dominato da argomenti come insicurezza, decoro, immigrazione e terrorismo; siamo mossi e mosse dal bisogno di fare chiarezza fra ciò che è reale o solo percepito, nella nostra città e ovunque si pratichino forme di oppressione.
7 Dossier de présentation du projet, Yannick Deubou Sékoué et Landry Mbassi, Yaoundé 2013.
8 Nous remercions nos éditrices pour cette observation.
9 Selon le ministre, cette réforme vise à « dévoiler » l’art et la culture camerounaise, mais l’initiative risque de diminuer la créativité par un contrôle augmenté des acteurs d’art et de la culture. (www.spm.gov.cm, accès 16.09.2021).
10 Interview menée par Raphaela von Weichs avec Henri Ben Amou, artiste de rue et fondateur d’un centre culturel indépendant, à Yaoundé, 2.12.2019.
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