Toute vie est double, plus grande qu’elle-même. Elle est en effet inséparable de la production de formes-de-vie1. Même les vies les plus vulnérables, rivées à la subsistance, vouées à résister à la mort, ne sont jamais « nues », elles développent toujours des formes, minimales et inchoatives. L’organisation institutionnelle de la vie, par exemple cénobitique, n’a pas le monopole de ce formalisme. Vivre d’expédients ou vivre de ses charmes sont des formes-de-vie. De la plus grande faiblesse émanent toujours des gestes infimes ou des pratiques idoines qui donnent forme à la vie blessée, mutilée ou humiliée. Même le silence, même une manière de mourir, dans un coin, sans un mot, sont parfois des élégances et des stylisations, d’une puissance qui surpasse le bruit assourdissant des modèles de la réussite sociale. Une vie pauvre peut être métamorphe, se déformer et se reformer d’une situation à l’autre ; xénomorphe ou pseudomorphe, se mouler dans la forme étrangère de la vie et de la langue dominantes, comme les déportés d’Afrique jouant des blue notes sur les instruments de musique diatoniques de l’homme blanc, et inventant un black english ; ambimorphe, profuse en formes hybrides et en bizarreries, produisant des oxymorons implosifs, ouvriers postindustriels, immigrés refoulés, islamo-consuméristes, burqarlequins, homos réactionnaires, comme la nature animale est déjà peuplée de lézards-molochs, de requins-marteaux ou de poissons-feuilles. Mais elle n’est jamais amorphe. Tous les asservis depuis Spartacus apprennent à refondre le fer de leurs chaînes pour leur donner une forme nouvelle et s’en forger des armes ou des outils de résistance. Travailler en chantant dans les champs de coton. Ruser, tchatcher, perruquer.

Les formes-de-vie sont des possibles

Les formes-de-vie sont des objets ambigus. Cette ambiguïté est d’abord ontologique, elle tient au mode d’être des formes-de-vie. Une forme-de-vie n’existe pas en effet sur le même plan que les vivants qui l’incarnent. Un être vivant existe de manière actuelle, ici et maintenant. Une forme-de-vie est au contraire un type, reconnaissable à travers la diversité de ses occurrences spatio-temporelles, de la même manière que la couleur rouge est une forme reconnaissable à travers ce coquelicot ou ce ciel crépusculaire. Les vivants participent à des formes-de-vie qui les dépassent. Une vie est un événement, au sens où elle est ontologiquement un accident, unique et irrépétable, mais une forme-de-vie est une possibilité. Un vécu s’exprime au futur, au présent, au passé : je vivrai ceci, je le vis, je l’ai vécu. Mais une forme-de-vie ne s’exprime qu’à l’infinitif du verbe : vivre ainsi, par exemple vivre vite, mourir jeune, vivre d’eau fraîche, vivre sa vie. Les vivants meurent, mais les formes-de-vie ne meurent pas avec eux, elles ont au contraire quelque chose de presque invincible, car elles s’inscrivent dans un lignage parallèle, en tant que réserve des possibles auxquels une vie peut prendre part depuis sa situation actuelle d’étouffement.

En tant que possibles, les formes-de-vie sont des communs. Nécessairement participables, elles ne sont jamais des formes substantielles ou individuelles, comme l’était le style distinctif revendiqué par les dandys romantiques. En tant que communs, la grammaire propre aux formes-de-vie n’est pas seulement le verbe infinitif, mais aussi le pronom indéfini : vivre une vie, une vie de fou, une vie de malade, une vie de migrant, etc. Le pronom indéfini n’exprime pas l’impersonnalité, mais l’alliance du commun et du singulier : « Moi, un noir », comme dit le titre de Jean Rouch. La singularité des formes-de-vie est irréductible à l’individualité des vivants. On peut identifier un individu, il a un visage et des empreintes digitales, il est exposé aux contrôles de police ; on peut l’exploiter, l’arrêter, l’expulser. Mais une forme-de-vie n’a pas d’identité individuelle, elle est une singularité pré-individuelle, qui traverse la vie des individus épars.

Le fer entre en fusion à 1538° : ce degré est une singularité thermométrique. Mais, ce point de fusion n’est pas un événement situé dans le monde physique, c’est une potentialité du fer, à laquelle peuvent participer tous les morceaux de fer particuliers. De la même manière qu’il existe ainsi des possibles singuliers dans la nature, il existe des points intenses de la vie humaine, points singuliers de fusion, de condensation, de surchauffe ou de surfusion, auxquels les individus peuvent participer dans la vie quotidienne. Une vie en surfusion est une vie qui demeure à l’état liquide, alors même qu’elle a atteint une température plus basse que son point de solidification ; ainsi les transmigrants continuent-ils de fluer à travers les lois et les contrôles régulateurs qui les assignent à des identités solides (« clandestins », « migrants » ou « immigrés »). Des putes en surfusion traversent les réseaux mafieux qui veulent figer leur aventure de vie ; des fous en surfusion percent les murs de l’hôpital et de la nosologie, en habitant l’espace public quotidien de possibles alternatifs, leur piétinement, leurs petits éclats de mots, comme des gouttelettes d’eau en suspension dans l’air sous le seuil du zéro social.

Les points singuliers constitutifs d’une forme-de-vie sont ses pratiques, c’est-à-dire non pas ce que l’on fait, mais ce que l’on peut faire. Les vivants agissent, ils fabriquent leur vie, échangent, travaillent, luttent, improvisent, donnent la vie. Mais les actes vivants n’entrent dans une forme-de-vie qu’en se formalisant en pratiques. Par exemple, une pratique sexuelle est autre chose qu’un acte sexuel, elle est une formalisation de l’activité sexuelle, une possibilité singulière de faire sa vie sexuelle. Qu’est-ce qu’une pratique ? Toute pratique est non seulement une formalisation de l’activité qui l’effectue, mais une pratique de soi, une subjectivation : on s’éprouve et se change soi-même dans le rapport aux contraintes auxquelles le possible soumet l’action. Malgré leur statut de possibles, les formes-de-vie ne sont donc pas comparables aux formes géométriques, impassibles et éternelles.

Car, premièrement, les possibles-de-vie n’existent qu’à condition de prendre corps dans les vivants précaires, comme un type ne peut exister sans les occurrences qui le matérialisent. L’orthographe utilisée par Agamben, « forme-de-vie », signifie précisément ceci : la forme n’est pas détachée, elle n’est pas un code autonome, imposé à la vie de l’extérieur, mais une manière de vivre selon cette forme, c’est-à-dire une vie qui coïncide avec sa forme. Il faut certes beaucoup de discipline et d’endurance pour donner une forme à sa vie (des heures, des rituels, des frustrations), mais cette discipline est un rapport de la vie à elle-même, et non pas seulement aux règles d’après lesquelles elle se guide.

Et, deuxièmement, les possibles ne préexistent pas aux événements actuels. Une forme-de-vie ne pourrait s’actualiser si ses pratiques n’étaient d’abord devenues possibles, si elle n’avait été rendue possible par une invention. Une pratique s’invente dans et par des actes. Tout événement formel dans une vie suppose ainsi un autre événement plus profond, un événement idéal, qui consiste à inventer du possible. Les formes-de-vie croissent en même temps que les vivants, elles poussent à travers eux. Il y a une concrescence de la vie et de ses formes. Les vies possibles ne sont donc pas comme les mondes possibles de Leibniz et de Kripke ; ce ne sont pas des vies conditionnelles (« j’aurais pu vivre autrement ») ou contrefactuelles (« un autre monde est possible »). Ce sont au contraire des ingrédients agentiels de la vie la plus concrète.

Naissance du dynato-pouvoir

L’ambiguïté des formes-de-vie n’est pas seulement ontologique, elle est politique. Une forme-de-vie n’est pas seulement l’effet d’une spontanéité créatrice de la vie, c’est aussi une fabrication sociale. On ne peut jamais fonder la valeur de résistance d’une forme-de-vie sur une prétendue « force vitale » irréductible, car le pouvoir ne réprime pas seulement la vie, il la forme, il encourage et incorpore des pratiques aux sujets. Cette ambivalence des formes-de-vie est la leçon décisive de Foucault. Il y a une ambiguïté politique fondamentale du possible. Il n’est pas seulement émancipateur, il est aussi un pouvoir incitatif : le possible invente avec lui la possibilité de sa propre aliénation au capital et aux régulations de nos conduites. Par exemple, les work songs d’esclaves en tant que pratiques de résistance sont récupérées par le capitalisme esclavagiste comme vecteurs potentiels de rentabilité.

Or, l’ère numérique se caractérise par une rationalisation et une automatisation sans précédent du possible. Dans tous les domaines, les systèmes symboliques autorégulés tendent à remplacer les systèmes de contrôle indiciaire. La finance, la Bourse, l’audimat, les sondages, les agences de notation, la publicité, tendent à traduire numériquement et à automatiser des opérations qui relevaient de décisions conscientes. Dans nos conduites digitales, les algorithmes permettent de calculer le possible. Par exemple, le commerce numérique ne fait pas qu’offrir ce qui répond à nos demandes factuelles, il devine nos besoins possibles avant même qu’ils ne soient formulés en demandes, il les prévient et les forme. De plus, la machine sémiotique est une machine fluide : elle est capable de corriger et d’affiner la probabilité de ses propres hypothèses abductives, de changer d’hypothèse en fonction de l’évolution de mon historique de navigation. La rationalisation abductive du possible, l’arraisonnement du possible à la raison algorithmique, telle est l’avancée la plus récente et, sans doute, la plus invasive du pouvoir des signes dans nos vies. Ainsi se fait de plus en plus jour ce qu’on pourrait appeler un dynato-pouvoir, un pouvoir qui s’exerce sur nos vies par le possible, et qui s’épingle aux appareils du biopouvoir analysé par Foucault.

Désormais, mon existence déborde sa simple facticité. J’émets malgré moi des signes multiples d’identités possibles. Je ne suis plus seulement ce que je fais et ce que je montre malgré moi, cela est également interprété comme le signe de possibilités générales, un client possible, un malade possible, un délinquant possible, un terroriste possible. Le pronom indéfini change alors de sens. Il ne désigne plus des singularités idéales, mais des abstractions : un terroriste possible, un malade possible, etc. Le possible ne qualifie plus ici une singularité pré-individuelle, mais un « profil » général d’individus. Les sociétés biopolitiques avaient certes déjà installé une assignation extensive des actes à des identités ; depuis leur plus jeune âge, on a appris à interpréter les conduites des enfants comme des signes, de déviance, de perversion, d’asocialité, de criminalité potentielle. Mais cette sémiurgie biopolitique était entièrement indiciaire, et l’interprétation de ces indices supposait par conséquent des appareils d’expertise factuelle, médicale, psychiatrique, pédagogique. L’efficace du savoir-pouvoir médical ou psychiatrique dépendait encore de l’observation empirique, de la scrutation méticuleuse, de l’auscultation. Ce qui est radicalement nouveau à l’ère numérique, c’est l’émancipation des interprétations à l’égard de la factualité : les indices n’ont plus besoin d’être incarnés dans des faits, incorporés dans des observations. À la place de l’expert, le profilage installe un automate d’interprétation : un abducteur.

Il est toujours possible de mentir dans un questionnaire factuel d’assurance ou lors d’une quelconque déclaration, comme il est possible de simuler une maladie ou de produire de faux indices. Mais comment pourrait-on mentir sur le possible, dès lors que nous n’avons plus même conscience de nos captures sémiotiques ? Le développement de ce qu’Antoinette Rouvroy appelle la « gouvernementalité algorithmique », implique une transformation des luttes sémiotiques. Le possible suffira peut-être bientôt à décider de nos droits et de nos assignations à résidence. Si une assurance pouvait disposer des traces de mes navigations sur tel forum ou de mon abonnement à certaines newsletters, elle pourrait peut-être traiter ces données comme le signe que je suis exposée à une violence conjugale. Le calcul de ce risque possible pourrait justifier le refus de ma demande d’assurance-vie. Pour une telle police d’assurance, je suis déjà morte, puisque je peux prématurément mourir.

L’invention de la vie extime

Le dynato-pouvoir n’est pas seulement algorithmique ; il opère à chaque fois que les possibilités numériques interagissent avec nos relations sociales les plus physiques. L’« affaire Weinstein » qui a éclaté entre 2017 et 2018 a entraîné un vaste mouvement de « libération de la parole des femmes », dont les réseaux sociaux ont été les vecteurs. Ce mouvement est un cas remarquable de l’ambiguïté politique du possible. Il n’est pas seulement la révélation soudaine d’un trop long secret, la mise à jour d’une « structure » de domination masculine qui aurait été passée sous silence, bénéficiant d’appuis tactiques et de passivités complices. Si ce mouvement a suscité tant de panique défensive et de réaction apeurée, c’est bien parce qu’il modifie la forme même des relations entre sujets sexuels ; il invente une nouvelle relation possible, un usage égalitarisé du désir et des plaisirs entre hommes et femmes. Mais la possibilité s’immisce aussi dans la forme même du sujet, il forme une nouvelle subjectivité sexuelle, aussi bien féminine que masculine, au cœur de laquelle la relation entre le privé et le public se trouve redéfinie. Cette forme-de-vie repose sur une nouvelle pratique de la parole.

Il nous faut repérer la manière dont le dynato-pouvoir donne prise à des pratiques possibles d’émancipation et d’égalitarisation sexuelles, et, en même temps, assujettit la vie intime au possible par lequel elle croyait pouvoir se libérer. La pratique digitale et publique de parole n’est pas en effet une brusque rupture, elle marque au contraire une nouvelle étape dans une longue généalogie de l’injonction de vérité, retracée par Foucault. L’examen de conscience stoïcien avait pour but d’intensifier la présence intérieure de l’âme du sage à elle-même ; la pratique de la confession chrétienne établissait au contraire une verbalisation de l’examen, par la médiation externe du directeur de conscience. Dans les sociétés modernes, les procédures scrupuleuses de verbalisation et de surveillance de la sexualité infantile ou féminine, loin de la nier, exprimaient au contraire la curiosité inédite et frénétique de la rationalité scientifique à l’égard de ce nouvel objet politique qu’elle était en train de fabriquer, « la sexualité », et dont elle se faisait croire à elle-même qu’elle ne faisait que la découvrir. Cette extériorisation de la parole intime ou du discours de soi connaît aujourd’hui une mutation majeure : la parole est devenue « extime2 », l’injonction est relayée dans la pratique démocratique du hashtag. Peut être appelée « extime » toute intimité médiatisée par l’exposition numérique de ses images, sur Facebook, sur les blogs, photos de vacances, sexualité privée. L’invention de l’extimité est l’invention d’une nouvelle forme-de-vie intime, une intimité dont est constitutive la diffusion publique en réseau, une intimité intensifiée par sa visibilité. Comme toute forme-de-vie, l’extimité produit des effets ambivalents, d’auto-mise en scène et de frustration, de sociabilité et de solitude. De manière générale, cette pratique n’est pas seulement digitale, elle mord sur les relations « en chair et en os ». Or, la nouvelle « parole des femmes » déclenchée depuis l’affaire Weinstein constitue un usage politique inédit de l’extimité.

La parole intime avait ses lieux clos et délimités, la mise en discours du « secret » le préservait encore dans un espace dédié de véridiction : le confessionnal, le cabinet médical, le bureau de psychothérapie ; la parole extime est au contraire une parole ouverte à une extériorité sans limite, une parole privée dont les réseaux sociaux constituent l’espace public immatériel de visibilité. La parole intime trouvait une médiation incarnée dans l’autorité légitime du directeur de conscience ou de l’expert scientifique ; la parole extime est au contraire une parole sans vis-à-vis, dont la médiation est celle d’un public absent, une parole autonomisée, dont le sujet parlant est son propre expert. Ce public n’est cependant pas une masse anonyme, par opposition à la présence incarnée du confesseur ou du psychologue. À la procédure d’aveu, l’extimité substitue un nouveau type de solidarité des femmes victimes de harcèlement, de chantage, d’agression sexuels ; à la différence de la relation verticale entre l’expert et le sujet, #MeToo nomme un effet latéral de coalition démocratique, entre des cas inassimilables les uns aux autres. Par la pratique technologique de télécommunication, les femmes n’ont pas besoin de se rassembler pour se communautariser. Elles sont communautarisées à distance, sans rassemblement, dans et par leurs différences mêmes. Comme « Moi, un noir », #MeToo est une pratique qui allie le commun et le singulier ; une pratique de subjectivation par vibration sympathique, par laquelle la vie blessée donne forme à sa blessure.

Déplacement décisif dans l’histoire politique de la vérité : cette injonction à une « parole des femmes » n’incite plus à dire le désir du sujet qui parle, mais son aversion, elle n’est plus aveu, mais accusation ; elle renvoie vers l’autre la violence de son désir et de ses intrusions. Le mot d’ordre #BalanceTonPorc est certes agressif, mais cette agressivité n’est pas comprise tant qu’elle n’est pas rigoureusement distinguée de la violence à laquelle il réagit. Habituée à un degré normalisé et banalisé d’exposition sociale et d’intrusion, la vie quotidienne des femmes est faite d’une endurance sourde à une multiplicité éparse d’invasions microscopiques, de petites humiliations. Le mot d’ordre rassemble cette multiplicité en un seul ensemble ; il abaisse spontanément le seuil de conscience et de tolérance ; comme l’araignée sur sa toile, la société entière devient tout à coup hypersensible au moindre fait d’oppression. #BalanceTonPorc constitue ainsi le moment positif de basculement où se transmue en agressivité la violence intériorisée, qui, jusqu’à présent, était retournée de manière autodestructrice contre elles-mêmes par de nombreuses femmes. L’agressivité du mot d’ordre n’est pas la violence, elle est la réplique affirmative de la vie à la violence du pouvoir qui l’étouffe. La volte-face est devenue possible, plus rapide, plus directe, plus « efficace » que par les seuls canaux institutionnels lourds de la plainte et de la justice. La parole extime somme ainsi la justice elle-même de se reconfigurer et d’accélérer ses procédures. En un sens, #MeToo révèle le contre-pouvoir des réseaux sociaux, le retournement en doigt de gant du possible, du cyber-harcèlement en puissance des victimes.

Mais le possible agit en retour sur la vie sexuelle ordinaire. L’injonction ne concerne pas seulement les victimes, elle modifie la perception de tout un chacun ; elle fait apparaître des signes qui passaient inaperçus, dans la rue, dans le métro, dans les relations professionnelles, dans la chambre à coucher. Chacun.e est incité.e à s’inspecter soi-même, à chercher au fond de soi les cas les plus infimes de pseudo-consentements extorqués, de faux désirs et de petites lâchetés quotidiennes ou, réciproquement, de micro-chantages et de micro-cynismes dont on ne se savait pas le maître. Les relations se redistribuent autour de l’invention d’un nouvel « ostensigne » : /porc/, c’est-à-dire, une classe sémiotique ostensible, dont Weinstein est l’échantillon ostensif. On a vu, par exemple, la cascade de solidarité masculine à laquelle a donné lieu le mouvement ; des hommes, époux fidèles, amants respectueux, gynéphiles corrects, se disculpent par avance de l’opprobre et de la complicité avec l’ostensigne-repoussoir. Il n’est certes jamais vain que les hommes doutent de leur position et du désir acquis d’avance de leurs partenaires. Mais cette réaction de soutien s’avance sous les signes confortables d’une sexualité conjugalisée, fidélisée, parentalisée, moralisée, hygiénisée. Une telle position de surplomb se paie une bonne conscience à bas coût, en quittant le terrain instable de la sexualité réelle, celui des aventures et des risques, des essais et des erreurs. En réalité, le soutien est défensif, car le problème du consentement sexuel s’insinue en effet au sein du couple fidèle et mine de l’intérieur sa prétendue égalité.

Le sexe est embarqué dans la vie sociale quotidienne, dans la vitesse et l’enchaînement d’activités non sexuelles. À côté des accords et désaccords explicites qui règlent les échanges sexuels entre conjoint.e.s, entre ami.e.s, entre inconnu.e.s (« oui » et « non »), on se retrouve à devoir vouloir ce qu’on n’avait pas prévu, on se surprend à ne pas aimer ce qu’on avait cru vouloir, à aimer ce à quoi on s’est laissé prendre, à jouir de sa propre soumission au désir de l’autre, ou, au contraire, à vaciller sur une position de puissance qui nous échoit. Il arrive plus souvent qu’on doive choisir de ne pas choisir, consentir davantage qu’à ce à quoi on a dit oui, qu’on trouve entre ses mains un pouvoir sans pouvoir de prendre et de se dérober. À un premier pôle, cette ambiguïté de la vie sexuelle peut servir de prétexte à la pérennité de la domination et au conservatisme. Mais, à l’autre pôle, une forme-de-vie sexuelle ne consiste pas à lui imposer la législation uniforme et contractuelle d’un code de communication. Selon la terminologie de Peirce, on pourrait dire que les signes sexuels de désir ou de consentement sont des « sinsignes », leur singularité est irréductible. Ils ne peuvent jamais se réduire à de simples répliques de « légisignes ».

L’invention de la vie extime expose ainsi la vie sexuelle à de nouveaux arrangements avec les possibilités propres de notre temps. Donner forme à sa vie sexuelle, cela ne peut consister simplement à répéter en soi-même la forme d’une injonction. Une forme-de-vie est toujours une vie autre, qui plie le possible abstrait en elle-même, pour le monnayer en pratiques singulières d’égalité et en plaisirs renouvelés.

1 Je retiens l’orthographe de G. Agamben, « forme-de-vie », pour désigner une vie inséparable de sa forme, c’est-à-dire irréductible aux nécessités biologiques – à ce qu’Agamben appelle la « vie nue ». Mais ce texte propose une autre vision du concept de forme-de-vie que celle d’Agamben, en retournant en quelque sorte son concept contre lui-même.

2 Le terme « extimité » a été forgé par Serge Tisseron dans son étude du nouveau phénomène social dont « Loft Story » a été le symptôme aigu, dans L’Intimité surexposée, Hachette, 2002.