Essai de fabulation spéculative sur lignes, mouvements et correspondances entre femmes, terreiros 1 et universités

Évocation

Depuis quelque temps, Tim Ingold2 invoque une approche océanique par laquelle Marcel Mauss3 (1923-24) soutenait que, comme on voit des pieuvres et des anémones dans la mer, le phénomène social passe par des amalgames entre les êtres en groupe et leurs comportements. Ainsi, c’est par l’enchevêtrement de leurs tentacules que les créatures s’imbriquent en un maillage (meshwork) que devient capable de répondre aux défis des profondeurs de la mer. Avec cette évocation, Ingold revisite la pensée de Durkheim, pour, différemment de lui, souligner la relationnalité, ainsi que le caractère pratique et ouvert de la vie. De cette façon, avec Mauss, Ingold rapproche les processus de fabrication du commun (commoning 4) de l’interpénétration, de la liberté et de la différenciation. Avec ça, il finit par lier résistance et correspondance : « Les êtres humains de la vie réelle habitent un milieu fluide dans lequel chaque être doit trouver une place pour lui-même en envoyant des vrilles qui peuvent le lier aux autres. Ainsi, s’accrochant les uns aux autres, les êtres s’efforcent de résister au courant qui, autrement, les balayerait, mais au sein duquel ils sont néanmoins générés sans fin. »

Les tentacules auxquels se réfèrent Mauss et Ingold ont été évoqués par d’autres penseurs, tels que Carlos Castaneda et Donna Haraway. Dans A Separate Reality, Castaneda rappelle que son maître, Don Juan, lui a dit que « les humains étaient, pour ceux qui “voyaient”, des êtres lumineux composés de fibres de lumière, qui tournaient d’avant en arrière et conservaient une apparence d’œuf 5 ». Ces « fibres, comme des tentacules », partent du corps de l’homme et sont visibles à tout sorcier qui « voit ». « Comme des toiles d’araignées blanches, ces fils très fins circulent de la tête au nombril. Ainsi l’homme ressemble à un œuf entouré de fibres. Et ses bras et ses jambes sont comme des épines brillantes qui jaillissent dans toutes les directions. (…) En outre, tous les hommes sont en contact avec tout le reste, non par leurs mains, mais par une poignée de fibres longues qui sortent du centre de leur abdomen. Ces fibres lient l’homme à son environnement, maintiennent son équilibre, lui donnent sa stabilité. Ainsi, comme vous pourrez le voir un jour, l’homme est un œuf lumineux, qu’il soit mendiant ou roi6 ». Selon Don Juan, un grand sorcier sait gérer avec précision l’utilisation de ces tentacules en s’équilibrant avec eux, en les attachant à ce qui les entoure. C’est ce qui permet que des mouvements apparemment impossibles soient exécutés sans difficultés majeures.

Dans Staying with the trouble, making kin in the Chthulucene, Donna Haraway7 non seulement évoque, mais également invoque, des créatures chthoniennes aux possibilités inhabituelles de résistance, de récupération et de résurgence grâce à leur pensée tentaculaire. « Les chthoniens sont des êtres de la terre, à la fois anciens et nés à la minute. J’imagine que les chthoniens sont remplis de tentacules, de palpeurs, de cuillères, de cordes, de cuisses d’araignées et de cheveux très indisciplinés. Les chthoniens se défoulent dans l’humus de multicréatures mais n’ont pas de rapport avec Homo qui regarde le ciel. Les chthoniens sont des monstres dans le meilleur sens du terme ; ils démontrent et exécutent la signification matérielle des processus terrestres et des créatures. Ils démontrent et pratiquent les conséquences. Les chthoniens ne sont pas sûrs ; ils n’ont pas de rapport avec des idéologues ; ils n’appartiennent à personne ; ils se tordent et se délectent sous des formes multiples et des noms multiples dans tous les airs, les eaux et les lieux de la terre. Ils font et défont ; ils sont faits et défaits. Ils sont ce qu’ils sont. Il n’est donc pas étonnant que les grands monothéismes du monde, les religieux aussi bien que les profanes, aient essayé à plusieurs reprises d’exterminer les chthoniens. Les scandales de nos temps appelés Anthropocène et Capitalocène sont les dernières et les plus dangereuses de ces forces exterminatrices. Vivre avec et mourir ensemble dans le Chthulucène peut être une réponse féroce aux dictats d’Anthropos et du Capital8. »

Ces « récupérations9 » et revendications suggèrent que les êtres ne précèdent pas les relations et que c’est donc par la relationnalité entre êtres étrangers les uns aux autres au sein d’un « environnement » que la vie se constitue comme une possibilité continue de résurgence. Avec l’aide d’agencements sympoiétiques, ces créatures multispécifiques deviennent continuellement les unes avec les autres et fabriquent du commun, se composant et se décomposant les unes avec les autres, vivent et étant ensemble. Enchevêtrées, elles font des mondes, tout en construisant des lignes de fuite, des évasions, des fentes, des transitions et d’autres chemins possibles10 au bénéfice de « récupérations » et de révoltes autour de la Terre. En pensant et agissant par le milieu, elles attirent notre attention sur ce qu’Ingold appelle la différenciation interstitielle, « dans laquelle la différence surgit continuellement au sein même du mouvement de joindre, dans la sympathie continue de continuer à suivre ensemble11 ».

Ainsi, si nous assumons que les êtres sont des « holobiomes12 », nous pouvons considérer que tout rapprochement avec eux ne peut se faire qu’en plongeant dans les lignes de leurs mouvements. Toujours ouvertes et en pèlerinage continu, toujours entremêlées, les lignes créent des enchevêtrements et des maillages qui finissent par conformer les textures du monde. Ainsi, suivre n’importe quel mouvement, quel qu’il soit, implique de s’engager dans le mouvement lui-même. En dansant ensemble, côte à côte, l’observation n’est pas possible sans participation, sans affection et sans animation. Après tout, dans la danse, accompagner c’est aussi correspondre et se mettre en commun. Et pour correspondre, nous devons revenir à notre engagement à cultiver nos capacités d’attention et de réponse. Correspondre, dans le sens de Tim Ingold, revient alors à assumer, cultiver et partager, parmi les lignes d’ouverture qui façonnent les flux de la vie, nos response-abilities (Donna Haraway), ou capacités de répondre13.

Il faut danser, en dansant

Tout en cherchant à suivre la vie des lignes et leurs mouvements tentaculaires, en les prenant comme des processus de correspondance, nous lançons ici un essai de fabulation spéculative (Donna Haraway) sur les lignes, les mouvements et les correspondances (Tim Ingold) entre femmes, terreiros et universités, à Rio de Janeiro. Les sentiers du mouvement qui s’insinuent par ces approximations nous invitent à composer d’autres façons de lire, d’écrire, de rechercher et de rapporter ce à quoi nous nous dédions. Nous qui écrivons ces mots, étant designers et, pour l’une d’entre nous, anthropologue, c’est à travers le mélange d’observation participante, d’enregistrement vidéographique, de dessin, de peinture, de montage et d’animation que nous investissons dans un exercice d’anthropologie graphique ou d’anthropologie « by-means-of-design » (au moyen du design) telle que proposé par Ingold14.

Les lignes que nous avons tracées toutes les deux suivent le mouvement d’une Autre, qui, comme la Médée reprise par Isabelle Stengers15, a redécouvert dans un terreiro de Candomblé le pouvoir et la joie d’exister. En accompagnant sa danse, avec elle nous réclamons que la recherche du design, en conjonction avec l’anthropologie, doit être aussi la cultivation de l’engagement de nos capacités d’attention. Et encore : que cette adhésion aux mouvements des tentacules implique la revendication de ce que l’université essaie d’effacer, et que Stengers avec Starhawk ne nous laissent pas oublier : la fumée des sorcières brûlées qui picotent encore nos narines16.

Et c’est ainsi qu’à partir du travail de Ilana Paterman Brasil sous la supervision de Zoy Anastassakis, professeure agrégée à l’ESDI/UERJ17, nous avons tissé cet essai de fabulation spéculative sur les lignes en tant qu’alliances et correspondances. Dans sa recherche doctorale, Ilana mélange art, design, cinéma, l’animation et observation participante pour réanimer les danses traditionnelles du Candomblé brésilien. Maria Eni Moreira intègre, elle, un lieu de culte du Candomblé à la Baixada Fluminense, région métropolitaine de Rio de Janeiro.

Lors des rencontres avec Eni pour enregistrer et recréer l’animation de ses mouvements, Ilana réclame, revendique et réactive la possibilité de mettre son propre corps en mouvement, en l’accordant avec la danse d’Eni, qui, à son tour, danse avec les Orixás18. Grâce à leur engagement dans de double agencement, Eni et Ilana se mettent à exister en tant qu’êtres en mouvement partageant intérêts et moments, en étroite collaboration. De retour à l’université, Ilana et Zoy recomposent ces mouvements en réalisant le montage d’un film d’animation où la danse et la vie d’Eni, d’Ilana et de Zoy finissent par fusionner, forgeant de nouvelles alliances entre femmes, terreiros et universités.

Ainsi que l’invitation de Donna Haraway à « rester avec le trouble », l’anthropologie graphique réalisée « au moyen du design », telle qu’Ingold nous la propose, ne pointe vers aucune sortie, réponse ou solution particulière. Quand Ingold revendique la possibilité d’une autre anthropologie, accomplie au moyen d’une autre design graphique, il nous amène à de nouvelles alliances, telles ce que Castaneda, Haraway, Stengers et tant d’autres. En suivant la trace d’Ingold, nous comprenons alors notre exercice comme étant du design avec de l’anthropologie, tout en misant sur les deux en tant qu’arts de l’enquête, dediés à imaginer les possibilités et les conditions de vie dans un environnement. Une fois rapprochés, design et anthropologie peuvent « être ensemble en correspondance avec un renouvellement de la pensée de la démocratie comme manière de mener la vie en commun par différentiation et attention »19.

Toutefois, prenons garde. Si Bruno Latour20 appelle les designers à agir comme des « Prométhées circonspects », avec Castaneda, Haraway, Ingold, Stengers et Eni, nous invoquons plutôt Méduse, monstre cthonique rappelé par Haraway, ainsi que Médée, revisitée par Stengers. Avec elles, afin de recréer un monde différent, nous deux, qui enveloppons les piliers de l’université de nos tentacules, clamons également avec l’Autre la possibilité d’une autre science sociale qui, suivant ces personnages énigmatiques et leurs images chimériques21, puisse briser les liens qui les condamnent, en sufflant des sentiers, des reprises, des guérisons, des révolutions.

Comme nous le rappelle Stengers, Médée est le témoin d’un monde oublié, un monde où les femmes régnaient sur la vie et la mort en même temps. Par conséquent, l’énigme de la connaissance dont témoigne Médée renvoie moins à l’acte qu’au devenir auquel cet acte donne lieu. À cette image de Médée, nous aimerions ajouter la joie, telle que « récupérée » par Stengers dans « Au temps des catastrophes22 », c’est-à-dire, comme production-découverte d’un nouveau degré de liberté, une augmentation du pouvoir d’agir, de penser et d’imaginer.

Ainsi, pour les designers qui d’après Latour désormais se reconnaissent en tant que Prométhées circonspects, nous aimerions faire une invitation : qu’ils essayent de se travestir, ici et maintenant, en joyeuses Médées. Après tout, avec Eni et sa danse, nous réclamons la récupération de la mémoire et des pratiques de cet autre monde d’ouvertures et de transformations, et revendiquons sa réactivation au sein même de l’université et de ses écoles de design également, pourquoi pas ?

En dansant et fabulant sur les danses de peuples d’autres lieux

Je demande votre permission. Je m’appelle Ilana et je voudrais prendre la parole pour vous raconter une histoire. Je viens d’un pays où les arbres saluent les humains en laissant tomber une feuille sur leur tête. Pour les remercier, les humains attachent cette feuille à leurs cheveux. Ma terre a été appelée du nom d’un arbre duquel est extraite une encre rouge. Là, la mer est mère de tous, mais pas une mère tranquille. Une mer calme peut créer des vagues terrifiantes pour attirer l’attention de ses enfants. C’est par la mer qu’arrivent sur terre des dieux couleur de charbon.

Dans mon pays, même les coléoptères sont des dieux, tout comme les araignées, les chats, les herbes, les montagnes et tout ce qui vit. Nous correspondons tout le temps avec ces dieux, en donnant et en recevant, en aidant et en étant aidés, en provoquant et en étant provoqués. Ainsi que les dieux entre eux, depuis le temps où la terre et le ciel étaient un. Quand il y a eu séparation, les dieux sont allés au ciel et ont laissé sur terre les animaux, les plantes, les pierres. Mais nous leur manquons et ils aiment nous rendre visite pour faire ce qu’il y a de mieux sur terre : manger et danser.

Les plus anciens racontent des histoires passionnantes d’avant la séparation entre le ciel et la terre. Parmi les dieux, il y avait des guerriers et des guerrières, qui ont connu autant de victoires que de défaites. Il y avait des vieillards et des enfants. Il y avait des intrigues qui ressemblaient à des feuilletons, avec de l’amour, de la trahison et une surprise à la fin. Et le plus incroyable, je vous le raconte maintenant : quand ils viennent nous rendre visite, les dieux prennent corps et revivent ces histoires, de sorte que nous ne les oublions jamais.

Il s’avère que dans mon pays, ce n’est pas tout le monde qui se souvient de la présence des dieux de la nature et, donc, certains trouvent très étrange quand un groupe de personnes les nourrit et danse avec eux. Jusqu’à il y a peu de temps, ceux qui ne reconnaissaient pas ces pratiques criminalisaient ces groupes et, récemment, les agressions sont revenues, encore plus fortes. Les gens qui correspondent avec ces dieux ont subi cette violence, et leurs espaces sont encore détruits.

Depuis toute petite, je rêvais à ces dieux. Et réveillée, je parlais avec les mers, les rivières et les forêts. Un jour, j’ai entendu un appel au loin : un son enivrant a pris mon corps et m’a fait danser. Le temps est passé. Après avoir tourné autour du monde et habité des terres qui n’ont jamais connu de tels dieux, je suis retournée dans mon pays. Je connaissais leur existence : tous, dans ma terre, les savent. Et c’est ainsi qu’après de longues journées hors de la ville, enfin, je les ai rencontrés.

Une dame aux grands yeux, la reine du groupe, m’a accueillie à bras ouverts. Et a commencé à m’appeler « ma fille ». Elle dansait les histoires de la déesse qui, en se séparant de la terre, a laissé ici la mer, mère de tous. Et cette dame racontait pourquoi elle dansait pour la déesse de la mer : sa mère, enceinte, avait eu un désir soudain de manger du poisson et a couru vers la plage. Mais elle n’a pas eu assez de temps : sa fille a voulu quitter son ventre tout de suite. Et ainsi, à sa naissance, la déesse de la mer l’a accueillie comme sa fille et, depuis, elle danse et donne à manger à la déesse.

Une des choses les plus incroyables que j’ai comprise est que la sagesse des dieux de la nature ne se tient pas dans les livres. Les histoires sont transmises oralement aux plus jeunes par les plus âgés, tout comme la nourriture que chaque dieu aime est goûtée et leur forme de préparation est transmise. Nous apprenons à danser des histoires par observation, en dansant d’abord avec nos yeux ; des yeux, la danse parvient au reste du corps et, ainsi, nous dansons avec les dieux.

Dans mon pays, parmi les gens qui correspondent avec les dieux de la nature, c’est en observant les gestes et les mouvements des plus anciens que je me suis rencontrée. Ce que j’aime le plus, c’est de les voir danser les histoires des dieux. Peu à peu, je revois ces histoires à travers mon propre corps en mouvement. Sur ce chemin qui s’est insinué au milieu du mouvement, une envie m’est venue : filmer les aînés qui dansent, puis dessiner sur papier les lignes de leurs mouvements, de façon à les réanimer image par image, dans un nouveau film. En dansant par le film, je pourrai saisir autrement cette sagesse, avec le pincement des doigts et le tournoiement des mains, accompagnés de pinceaux et morceaux de charbon de bois.

De nombreux dessins ont été faits. Chaque dieu possède une gamme de couleurs. J’ai respecté leurs palettes en les peignant dans les vêtements dessinés par le corps qui dansait. Mais quel corps était-ce ? C’était celui d’une femme plus âgée, bien sûr, une gardienne de la sagesse : la dame aux grands yeux nous avait présentées. Eni, le corps dansant, est la compagne d’un grand ami de cette dame. Nous sommes devenus amies et nous nous sommes mises d’accord pour réaliser ce travail ensemble. Eni aime danser pour les dieux de la nature et connaît tous les mouvements. Son compagnon est le plus âgé des plus anciens et lui transmet quotidiennement ses connaissances.

Un jour, pendant qu’elle dansait et que je filmais, Eni m’a raconté l’histoire de sa vie. Elle a connu enfant de nombreuses difficultés qui ont persisté tout au long de sa jeunesse. Jusqu’à ce que, encore jeune, en contact avec un de ces groupes et en sentant l’odeur d’un bon bain de feuilles sacrées, elle se rappelât les dieux de la nature. Elle s’est sentie bien accueillie et, en signant cette nouvelle alliance, elle s’est retrouvée dans un monde en correspondance continue, tout en communiquant avec les plantes, l’eau et les animaux. Et, ainsi accueillie, s’est mise à accueillir : elle a été gagné le nom de Arrungindala, grande mère.

Après avoir écouté son histoire, j’ai réalisé qu’il était vital de la combiner avec la danse. Après tout, ce n’est pas seulement un corps qui danse – tout corps a ses histoires. Arrungindala et moi, en dansant avec tout le corps, elle pieds nus sur le sol, et moi-même avec les mains et les yeux, nous travaillons en correspondance avec une série de dieux : dieux du métal, des technologies et des dispositifs numériques tels que la caméra, l’ordinateur et le projecteur ; de l’eau douce, vivante et colorée de l’aquarelle ; des forêts, présentes dans les milliers de feuilles de papiers provenant des arbres ; et sans jamais oublier celui qui communique tout avec tout le monde et qui permet à toutes ces correspondances de s’accomplir. Ce dernier est très proche de nous, humains. Ceux qui ont oublié les dieux de la nature, qui co-habitent notre terre, l’appellent souvent « diable ». Impossible à comprendre. Nous voyons ce dieu chez toute chose. Principalement chez les chats, les lundis et les couleurs noires et rouges.

Le dieu du métal et des appareils numériques est aussi le dieu des chemins, des routes et des voyages. Grâce à lui, les dessins des danses peuvent voyager vers des contrées lointaines, où les dieux de la nature ont été totalement oubliés ou n’ont même pas été connus. Qui sait, alors, si ces terres se rappelleront de quelque chose ? Ou bien, qui sait, si même les co-habitants de notre pays pourront percevoir et accepter ces autres façons de voir et dialoguer avec le monde ?

Invocation

Les dessins des danses d’Arrungindala ont pris un sentier ouvert par le dieu du métal et ont fini par arriver à un autre lieu magique. Nombreux sont ceux qui fréquentent ce lieu sans avoir jamais réfléchi à la magie ou la sorcellerie, et encore moins pensé à la possibilité de la pratiquer là aussi. Cependant, dans cet autre lieu, nombreux sont ceux qui mènent des enquêtes avec l’objectif d’attester de domaines plus qu’humains. Et c’est dans ce sens même, du pratiquer et du faire, que les choses faites et pratiquées dans les universités peuvent être considérées aussi comme de la magie, du charme, de l’enchantement.

J’ai apporté moi-même les dessins animés à l’école de design de l’UERJ. Après tout, c’était là qu’ils voulaient aller. Quand nous sommes arrivées, nous avons été accueillies avec joie par une autre femme, elle aussi en était enchantée. Quand nous avons commencé à travailler, nous nous sommes rappelées que ce fut là, dans cette vieille école de design où nous avons, toutes deux, fait nos études, que nos corps avaient été invités, un jour, à danser avec les yeux et les mains.

En y revenant, nous étions maintenant invitées à retrouver le souvenir de ce lieu en nous. Nous, qui à un moment donné, avions perdu la sensibilité immédiate à notre environnement, nous avons été amenées à retrouver cette sensibilité et les moyens pour le faire. Encore avec Stengers : « Récupérer signifie récupérer ce dont nous avons été séparés, mais pas dans le sens où nous pouvons simplement le récupérer. Récupérer signifie se remettre de la séparation même, en régénérant ce que cette séparation a empoisonné23 ».

Si nous avons commencé le travail par le dessin animé, comme une étape importante pour la récupération nous nous consacrons également à l’écriture. Écrire, comme Stengers nous le rappelle, comme une expérience animiste, attestant de la maîtrise d’un monde plus qu’humain. Écrire comme nous le rappelle Ingold, en prenant l’écriture comme act politique en soi-même. Voici donc cet essai dans lequel nous écrivons en dansant et en dessinant. Par celui-ci, nous nous rendons au cœur des choses, tout en essayant de « récupérer la capacité d’honorer l’expérience, toute expérience qui compte pour nous, non pas comme la “nôtre”, mais plutôt comme une expérience qui “nous anime”, qui nous fait témoigner de ce que n’est pas nous ».

Après tout, nous avons écouté les appels et nous avons essayé d’y répondre, en pensant à ce que nous étions en train de faire et ainsi, tracer de nouveaux chemins, tisser de nouvelles alliances, en réinventant, en recommençant, en récuperant. Dans ce même autre lieu, où maintenant les êtres qui correspondent avec les dieux de la nature peuvent aussi habiter, selon différentes manières de voir et de percevoir le monde, qui nous apprennent à écrire et à danser avec des lignes.

De même que les anémones, les pieuvres, les araignées, Médée, Méduse et toutes les créatures chthoniennes qui, à travers une cosmopolitique charnue et des gestes spéculatifs, s’engagent dans des coopérations risquées, en récupérant et recréant des mondes avec joie, c’est-à-dire entre la politique et la production expérimentale d’une nouvelle capacité d’agir et de penser. Mais encore une fois, nous avons besoin d’attention : pour voir, il faut savoir écouter. Pour sentir la fumée, il faut oser répondre. Et pour ressurgir, il faut danser, en dansant. Toujours avec joie. Evoé, Médée.

Traduit du portugais (brésilien)
par Barbara Szaniecki

1 Lieu de culte du Candomblé. Nous avons choisi de garder ce mot en portugais.

2 T. Ingold., Correspondence, Aberdeen, University of Aberdeen, 2017 ; T. Ingold, « On human correspondence », Journal of the Royal Anthropological Institute, 23, 2016. C. Gatt, T. Ingold., « From description to correspondance », in W. Gunn, T. Otto. R.Ch., Smith (dir.) Design Anthropology : theory and practice, Londres, Bloomsbury, 2013.

3 M. Mauss (1923-24), Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France.

4 T. Ingold, Automne 2017b, « Prêter attention au commum qui vient – conversation avec Martin Givors & Jacopo Rasmi », Multitudes, no 68, automne 2017; Anthropology and/as education, Londres, Routledge, 2018.

5 C. Castaneda., A separate reality. Further conversations with Don Juan. New York, Washington Square Press Publications, 1971, p. 121.

6 Ibid.

7 D. Haraway, Staying with the trouble : making kin in the Chthulucene, Durham et Londres, Duke University Press, 2016.

8 D. Haraway, op.cit.

9 « Récupération » dans le sens que Isabelle Stengers lui donne, c’est-à-dire remise d’une séparation antérieure.

10 I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, La Découverte, 2013.

11 T. Ingold, « On human correspondence », op.cit.

12 D. Haraway, op.cit.

13 Ibid.

14 T. Ingold, Being Alive : essays on movement, knowledge and description, Londres, Routledge. 2011 ; C. Gatt, T. Ingold, « From description to correspondence », op.cit.

15 I. Stengers. Souviens-toi que je suis Médée. Medea nunc sum, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1993.

16 I. Stengers, « Reclaiming Animism », in e-flux, Journal #36, juillet 2012, Disponible sur www.e-flux.com/journal/36/61245/reclaiming-animism

17 École Supérieure de Dessin Industriel de l’Université de l’État de Rio de Janeiro.

18 Pour les pratiquants des religions d’origine africaine, les Orixás sont leurs ancêtres africains divinisés et liés aux forces de la nature.

19 T. Ingold, « Prêter attention au commun qui vient… », op. cit., p.167.

20 B. Latour, « A Cautious Prometheus. A few steps towards a philosophy of design (with special attention to Peter Sloterdijk) », Keynote Lecture, Networks of Design Meeting, Design History Society, Falmouth, Cornwall, 2008. www.bruno-latour.fr/sites/default/files/112-DESIGN-CORNWALLGB.pdf

21 C. Severi, « O espaço quimérico. Percepção e projeção nos atos do olhar », in Severi, Carlo ; Lagrou, Els. (dir.), Quimeras em diálogo: grafismo e figuração nas artes indígenas, Rio de Janeiro, 7 Letras, 2013.

22 I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, op.cit.

23 I. Stengers, « Reclaiming animism », op.cit.