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Netflix : une meilleure télé ?

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Lors d’un discours au Guardian Edinburgh Television Festival en 2013, Kevin Spacey, star de la série original de Netflix, House of Cards (2013-2018), a associé le service de vidéo en streaming de Netflix1 au prestige de la télévision britannique et du cinéma d’art et d’essai international. Il a souligné que les créateurs de l’émission pourraient se consacrer à un vrai travail de développement de personnages complexes et de scénarios détaillés. Spacey a conclu : « Treize heures regardées comme un tout cinématographique est-ce vraiment différent d’un film ? »

Spacey lie donc la pratique du binge watching 2 au cinéma et à la télévision de qualité. Historiquement la télévision a été traitée comme un « grand terrain vague », une drogue ou de la malbouffe. Mais, à partir des années 1990, la chaîne câblée par abonnement HBO a présenté sa programmation originale sous le slogan « Ce n’est pas de la télé. C’est HBO.3 » Ce slogan a été associé à des émissions telles que Les Sopranos (1999-2007), Sex and the City (1998-2004) et Oz (1997-2003), qui ont pris des distances d’avec la télévision en général, un chemin que Netflix a emprunté dans ses propres discours promotionnels. L’autopromotion de Netflix met l’accent sur sa capacité à offrir à ses abonnés prestige, plénitude et participation, grâce à un mélange d’attraits technologiques et esthétiques qui en font l’avenir de la télévision. Cette revendication a trouvé son expression la plus explicite dans la campagne « TV Got Better » [« une télé meilleure »] – où l’anthropologue Grant McCracken a établi une équivalence entre la pratique du « visionnage en rafale » [binge viewing] et un « festin4 ».

L’ère post-télé

Cette redéfinition de la télévision a eu lieu alors que la télévision elle-même est en crise. Pour des chercheurs comme Michael Strangelove, des pratiques comme la « coupe de cordon » [cord cutting] – la tendance des usagers à laisser tomber les abonnements à la télévision par câble au profit d’options à la demande et en ligne – sont des tactiques délibérées des téléspectateurs insatisfaits face à des abonnements trop chers à la télévision par câble5. On avait pourtant prédit que la télévision par câble offrirait « une nouvelle frontière médiatique », remplie de choix variés pour les consommateurs et de nouvelles possibilités, surtout pour les producteurs de contenu indépendants6.

Le câble, parce qu’il est moins dépendant de la publicité, a également été présenté comme un moyen d’échapper aux modèles de broadcasting [diffusion de masse à distance]. Dans une certaine mesure, la version de la télévision remodelée par Netflix s’appuie sur des alternatives binaires artificielles entre la télévision passive et le web actif. Cependant, avec la migration du contenu télévisuel vers le Web, regarder la télévision a été progressivement reconceptualisé comme étant quelque chose d’actif. Il est certain que les pratiques de consommation de la télévision évoluent à l’ère de l’on demand, surtout à mesure que les publics millenials développent de nouveaux modes de consommation du cinéma et de la télévision.

De la programmation linéaire à l’on-demand

Netflix, par son discours promotionnel, a joué un rôle essentiel dans la redéfinition du médium-télévision. HBO avait déjà cherché à se distinguer de ses concurrents en se définissant par rapport à la télévision, en grande partie grâce à la campagne « It’s Not TV » [« Ce n’est pas de la télé »]. Cette stratégie rhétorique, comme l’ont noté Michael Newman et Elana Levine, semble supposer que la télévision gagne en légitimité « lorsqu’elle ne ressemble plus à la télévision7 ». Ces stratégies promotionnelles ont trouvé un écho dans les efforts de Netflix pour reconceptualiser la diffusion en streaming comme une forme de télévision plus interactive, qui se situe à la fine pointe de la technologie et de la culture, même si l’entreprise a travaillé à défendre les intérêts matériels des grands conglomérats médiatiques qui fournissent la majeure partie du contenu du service de vidéo à la demande (VOD)8.

Comme le soutient Derek Kompare, l’introduction des coffrets DVD a permis aux publics et aux professionnels de l’industrie de repenser la télévision comme quelque chose qui mérite une attention soutenue. À l’époque du DVD, les coffrets de séries télévisées ont été réimaginés comme des objets de collection qui pouvaient offrir aux téléspectateurs la possibilité de s’engager plus profondément dans un texte par des visionnements répétés ; par le choix de séries qui reflétaient les goûts du collectionneur, ils proposaient également d’établir une forme de « capital culturel9 ». Plus récemment, avec l’effondrement du marché de la vente de DVD, les services de vidéo à la demande par abonnement (SVOD), comme Netflix, ont présenté différemment le texte télévisuel grâce à son re-habillage dans des répertoires en streaming qui encouragent les utilisateurs à regarder les épisodes consécutivement, pendant des périodes prolongées de visionnement « en rafale », une pratique qui est communément appelée « binge watching ».

Cependant, la logique sous-jacente qui a transformé la télévision en un texte re-habillé [repackaged] qui peut être visionné de façon séquentielle et répétée, demeure inchangée et s’est peut-être même intensifiée à l’heure où les critiques et les fans se précipitent pour regarder en rafale les nouvelles séries populaires ou redécouvrir les anciennes. Cela ouvre deux modes de visionnement dominants sur les services de SVOD tels que Netflix, Amazon Prime et Hulu. D’une part, il y a le mode « découverte » ou « archivage », dans lequel les téléspectateurs peuvent retrouver des émissions plus anciennes. Ce mode de découverte a sans doute permis d’attirer une nouvelle attention sur des émissions même pendant leur diffusion initiale, comme ce fut le cas pour la série Breaking Bad (2008-2013) d’AMC, acclamée par la critique10. D’autre part il y a ce que l’on pourrait appeler un mode « instantané », qui est encouragé par la pratique de Netflix de publier une saison entière d’une série simultanément. Ce dernier mode a été au centre des stratégies promotionnelles de Netflix consistant à produire et à distribuer des séries télévisées originales et a été utilisé pour mettre l’accent sur les promesses superposées de « prestige », de « plénitude », de « participation » et de « personnalisation ».

Le binge watching et le temps réel

Le binge viewing reconfigure notre rapport au temps télévisuel. Souvent, ce besoin frénétique de regarder « en mode instantané » est impulsé par un désir de « capital culturel », c’est-à-dire de participer, par le biais des médias sociaux comme Twitter, Facebook et les blogs, aux conversations principales sur une série11. En ce sens, le binge watching semble incarner et même intensifier ce que Matt Hills a décrit comme le « fandom just-in-time », la pratique des fans qui consiste à consommer des émissions à peu près simultanément afin de pouvoir participer à des conversations sur des épisodes spécifiques – ou des saisons complètes, dans le cas de Netflix – immédiatement après qu’elles soient disponibles12.

Netflix a modifié cette dynamique en permettant aux téléspectateurs de regarder des saisons complètes d’émissions simultanément, consécutivement et collectivement, un mode de visionnement qui se rapproche de la perception du temps réel [liveness] de la télévision. La télévision continue en effet d’être vécue comme si elle était en direct13.

Netflix, par sa diffusion simultanée d’une saison entière d’épisodes, cherche à émuler cette expérience de vie, en partie en promouvant l’idée que les téléspectateurs seront laissés de côté s’ils ne regardent pas les nouvelles saisons dès qu’elles sont disponibles. Une petite partie des téléspectateurs de Netflix regarderont une saison entière de treize épisodes d’une heure plus ou moins consécutifs au cours d’un seul week-end. Bien que les services de diffusion en streaming aient souvent été définis comme différents de ce que Raymond Williams a appelé le « flux programmé » de la télévision, un flux qui pourrait créer une communauté nationale autour d’expériences de visionnement partagées, Netflix travaille à soutenir l’idée que la diffusion simultanée de séries en streaming pourrait revitaliser ce sens partagé de la collectivité par sa validation du mode instantané14. Bien que ces expériences collectives – typiquement exprimées par des conversations sur les médias sociaux construites autour de hashtags officiels – puissent être une expérience minoritaire, elles peuvent fonctionner comme les moments « machine à café » de rencontre qui sont supposés avoir été perdus dans une ère de visionnement fragmenté de la télévision.

Les spectateurs du binge : un public émancipé ?

À la base de ces pratiques collectives de binge watching se situe la conviction que les émissions les plus en vue de Netflix sont importantes et méritent une analyse et une attention intenses. Cette description du visionnage collectif instantané renverse les préjugés négatifs de longue date associés au binge watching télévisuel. En revendiquant les pratiques de binge watching, Netflix a plutôt adopté des discours quasi-scientifiques – s’appuyant sur des données, des enquêtes et d’autres formes de recherche – pour suggérer que la « télévision linéaire » fonctionnait comme une limitation incompatible avec les emplois du temps chargés des téléspectateurs, affirmant même que non seulement le streaming, mais le bingeing, est devenu « la nouvelle norme15 ».

Netflix a promu son modèle de télévision à la demande par un processus de différenciation, non seulement avec ce qu’ils appellent la « télévision linéaire », mais aussi avec HBO. HBO s’était fait connaître comme une forme de télévision supérieure, qui offrait un accès exclusif à une programmation de qualité. Les consommateurs de télévision qui voulaient rester au courant des émissions les plus importantes devaient s’abonner à HBO. Il en résulte une culture de « promotion just-in-time », dans laquelle Netflix s’appuie sur les économies de l’attention en ligne afin de gagner quelques jours d’attention de la part des critiques culturels. Dans bien de cas, ces formes de promotion ont intériorisé la logique selon laquelle Netflix révolutionne la télévision par une combinaison d’innovations technologiques et narratives qui font écho à la transformation perçue de la télévision par HBO au cours des années 199016.

Petite histoire de Netflix

Netflix a subi trois transitions importantes depuis son lancement en 1997 en tant que service de location de vidéos qui louait des DVD par la poste pour quatre dollars chacun au plus fort du boom du point-com. Ce service dépendait fortement de plusieurs facteurs technologiques et infrastructurels, notamment l’adoption du format DVD par les consommateurs, la nouveauté de l’achat de biens et de services sur le Web et, surtout, une utilisation habile du marketing direct que les dirigeants de Netflix, Marc Randolph et Reed Hastings, avaient cultivé avant de lancer Netflix17.

La première transition a eu lieu en 2001, lorsque Netflix est passé à un modèle d’abonnement, avec des frais mensuels de 20 $ permettant aux abonnés un nombre illimité de locations, bien qu’ils ne puissent avoir que trois films à la fois. Par la suite, cette mesure a été complétée par un système de tarification à paliers qui permettait aux abonnés de louer jusqu’à huit DVD à la fois. La troisième étape a débuté en 2007 avec l’introduction du service de streaming de Netflix. La dernière étape a commencé en 2011, avec l’annonce par Netflix de son entrée dans la production de contenu original, notamment la série norvégienne-américaine Lilyhammer et, plus important encore, le drame politique House of Cards.

Netflix vs. HBO

Les premiers articles sur Netflix le traitent comme l’équivalent d’un vidéo-club en ligne, ce qui reflète sa pratique originale de location de films sur DVD. Beaucoup de ces premiers articles sont également attentifs à la nouveauté du format DVD lui-même. Le DVD n’est entré sur le marché qu’en 1995 et était encore un format relativement nouveau. La première mention du lien entre Netflix et HBO – service de télévision par abonnement affirmant de fournir un divertissement de qualité – que j’ai pu retracer remonte à 2001. Reed Hastings, PDG de Netflix, qui mettait l’accent sur l’attrait du choix illimité, a également souligné le fait que Netflix pouvait donner accès à des films qui n’étaient pas disponibles au vidéo-club local18.

Ici, Netflix s’est rapidement associé aux discours de la plénitude, en allant éventuellement s’aligner sur le concept de « la longue traîne » du rédacteur en chef du magazine Wired, Chris Anderson, une idée qui invoquait la fascination de longue date du magazine pour l’innovation technologique19. Ainsi, même si Netflix était presque exclusivement associé au cinéma, plutôt qu’à la télévision, le lien avec HBO semblait présenter deux caractéristiques distinctes : premièrement, l’idée de payer un abonnement mensuel pour le divertissement et, deuxièmement, le lien entre les abonnements aux médias et le contenu de qualité.

En 2004, le service de DVD par abonnement de Netflix était explicitement lié à des modes de visionnement associés à la télévision plutôt qu’au cinéma. Dans un article du Washington Post décrivant comment les téléspectateurs utilisaient les DVD pour regarder des épisodes de la télévision selon leur propre horaire, le dirigeant de la plateforme Ted Sarandos, a expliqué que « le DVD est en train de devenir une cinquième chaîne que les téléspectateurs peuvent programmer eux-mêmes20 ». Netflix s’alignait explicitement sur HBO en affirmant qu’un abonnement mensuel pour la location de DVD était analogue au paiement d’une chaîne câblée de qualité supérieure.

L’étape la plus récente de l’évolution de Netflix a été la transition vers la production de contenu original. Durant cette phase, Netflix a mis de plus en plus l’accent sur le prestige – sur sa capacité à fournir une télévision originale et révolutionnaire qui remet en question les normes de la narration télévisuelle. En 2011, Netflix a devancé HBO et toutes les autres chaînes du câble pour la production de House of Cards, investissant ainsi plus de 100 millions de dollars pour vingt-six épisodes. Par la suite, Netflix a financé plusieurs autres séries acclamées par la critique, dont le drame carcéral Orange Is the New Black (2013-2019) et a relancé la comédie de la Fox, Arrested Development (2003-2006, 2013), qui avait été annulée.

Il convient de noter que la décision de produire du contenu original était une réponse au fait que les droits de diffusion en streaming étaient devenus beaucoup plus chers ; cependant, dans sa réthorique Netflix a continué de se décrire comme une alternative révolutionnaire à la télévision traditionnelle21. Cette stratégie promotionnelle a reçu un soutien supplémentaire lorsque Netflix a reçu quatorze nominations aux Emmy en 2013, quelques mois seulement après avoir commencé à produire des spectacles originaux.

À cette époque, la pratique de Netflix de diffuser simultanément tous les épisodes d’une saison d’émission de télévision est également devenue l’objet de discussions. Pour la plupart, cette pratique a été caractérisée comme permettant (1) des pratiques de visionnage plus attentives, en supposant que les téléspectateurs responsables de binge watching sont plus familiers avec les épisodes précédents d’une émission et, par conséquent, (2) des pratiques de narration plus novatrices car les créateurs d’une émission peuvent présumer que ces téléspectateurs seront plus susceptibles de se souvenir de détails subtils. Encore une fois, HBO a servi de contre-argument à Netflix qui cherchait à se positionner comme réinventeur de la télévision.

« Une meilleure télé »

Ainsi, Netflix, comme HBO, a cherché à attirer de nouveaux abonnés et à retenir les usagers actuels par une stratégie dans laquelle elle se présentait comme une forme de divertissement supérieure à une version standard ou « linéaire » de la télévision, qui n’existait pas vraiment depuis un certain temps. Comme l’illustrent les stratégies promotionnelles de Netflix, les fans utilisaient les DVD pour regarder leurs émissions préférées en rafale, bien avant que la vidéo en streaming ne soit introduite.

Ces discours promotionnels ont culminé dans la campagne « TV Got Better », un reportage commandité, produit en collaboration avec le magazine Wired et écrit par l’anthropologue Grant McCracken. Ce contenu sponsorisé comprend une série de reportages – articles, graphiques, vidéos – conçus pour ressembler à un contenu éditorial, bien qu’en réalité il ait été produit et acheté par Netflix. Ainsi, le long-métrage qui en résulte sert de promotion explicite pour Netflix, tout en donnant l’impression qu’il rend compte objectivement des changements de pointe dans les usages de la télévision.

Lorsqu’un internaute ouvre la page « TV Got Better », il est confronté à l’image d’un spectateur solitaire portant un casque d’écoute, rétroéclairé par la lumière d’un écran rempli d’un motif psychédélique lumineux. Alors que la page défile vers le bas, l’écran semble se briser, dès que le titre de l’article entre dans le cadre, annonçant que « des hommes difficiles et des femmes brillantes [transforment] la culture populaire en culture », un langage qui non seulement place Netflix à la pointe de la technologie mais qui recadre également la télévision comme quelque chose de plus que le simple divertissement. L’article et ses compléments sont caractéristiques du triomphalisme populiste de Wired en matière de technologie et ont contribué à mettre l’accent sur le prestige, la plénitude et la participation de Netflix. Mais ils impliquent également plusieurs des critiques culturelles familières des formes plus anciennes de la télévision qui avaient caractérisé celle-ci comme un « vaste terrain vague » parcouru par des zappeurs ennuyés. Pour McCracken, Netflix offre une solution technologique à un problème perçu avec la télévision : le manque de contrôle du téléspectateur sur la façon dont la télévision structure le temps. L’argument de McCracken repose sur l’hypothèse incontestée que Netflix est la télé à ce stade, bien qu’il s’agisse d’une version de la télévision qui a, grâce à la technologie, éliminé tous les problèmes qui l’avaient systématiquement bridée dans le passé.

La caractéristique la plus remarquable du contenu sponsorisé est peut-être sa tentative de redéfinir le binge watching. Comme un certain nombre d’observateurs l’ont souligné, la consommation frénétique [bingeing] implique un manque de contrôle, et elle a souvent été associée à des comportements antisociaux et malsains – une étude scientifique notoire ayant établi un lien entre cette pratique et la dépression et la solitude, tandis que d’autres l’ont associée à une mauvaise santé physique22. L’article de Wired, cependant, présente la pratique de regarder plusieurs épisodes consécutifs de la même émission de télévision comme un « festin ». La consommation excessive d’aliments suggère la malbouffe, alors que le festin est destiné à un palais sophistiqué.

Cette association entre Netflix et la santé a été renforcée dans une interview de 2014 avec le créateur de House of Cards, Beau Willimon, dans laquelle il a associé la mauvaise télévision au stéréotype d’un téléspectateur distrait « mettant des sandwichs dans un grille-pain23 ». Mais dans la définition de Netflix, le binge watching devient une pratique active, capable de produire une « meilleure » télévision. L’essai de McCracken intitulé « TV Got Better » va plus loin, affirmant que des publics attentifs et honnêtes – par opposition à la passivité des « patates de canapé » [couch potatoes] – sont responsables de l’acuité des récits de l’ère de la télévision à la demande. McCracken soutient même que l’innovation dans la narration télévisuelle « augmente l’intelligence » de son public, une affirmation qui rappelle la thèse centrale de Steven Johnson selon laquelle la télévision rend les spectateurs « plus brillants ».

Parallèlement à cette discussion sur le binge watching, Netflix a intégré un compteur qui indique combien d’heures de contenu ses abonnés ont regardé depuis que l’internaute a ouvert le site. Ces données offrent une légère mise au point des discours de plénitude, Netflix se faisant moins valoir en termes de nombre de films et d’émissions de télévision disponibles dans son service de streaming qu’en termes de capacité de ce contenu à maintenir l’intérêt de ses abonnés pendant des heures.

Dans un entretien pour « TV Got Better », le créateur d’Arrested Development, Mitchell Hurwitz, a laissé entendre que le bingeing changeait la télévision en la rendant plus proche d’un roman : « Vous pouvez choisir de lire ce roman ou non. Mais nous n’allons pas vérifier avec vous après chaque chapitre », une comparaison reprise par le créateur de la série House of Cards, Beau Willimon. La question de la consommation en rafale – ou du festin, comme le voudrait McCracken – englobe les discours de participation : « Les gens restent sur place, font attention, regardent avec habileté et passion24 ».

La campagne « TV Got Better » est également remarquable par ce qu’elle omet. Alors qu’un téléspectateur « typique » de Netflix, selon Wired, participe avec passion à la socialisation des discussions sur les émissions prestigieuses telles que Orange Is the New Black et House of Cards, un coup d’œil au menu du streaming montre que Netflix continue d’offrir la « télé-poubelle » qu’elle aurait soi-disant rendue inintéressante. Plus important encore, ces articles donnent un accès presque exclusif aux titres de qualité du service tout en ignorant la distribution par Netflix de contenu pour enfants, par exemple, et les pratiques de visionnage plus traditionnelles – l’utilisation de la télévision ou de la vidéo comme baby-sitter électronique – qui y sont associées25.

Traduit de l’anglais (USA) par Jacopo Rasmi,
avec la complicité de DeepL & Anne Querrien

1 Article originellement paru en anglais sur le numéro 2/2 (2015) de la revue étasunienne Media industries sous le titre de « TV Got Better: Netflix’s Original Programming Strategies and Binge Viewing » (en ligne).

2 « Visionnage boulimique » ou « visionnage en rafale », selon les traductions hexagonale ou québécoise du terme anglophone. [NdR]

3 HBO représente une des principales et plus innovantes chaînes sur abonnement nord-américaines. [NdR]

4 Grant McCracken, « TV got Better », in Wired, Mai 2014.

5 Michael Strangelove, Post-TV: Piracy, Cord-Cutting, and the Future of Television, Toronto, University of Toronto Press, 2015, p. 14.

6 Voir : Sarah Banet-Weiser, Cynthia Chris, and Anthony Freitas, Cable Visions: Television beyond Broadcasting, New York, New York University Press, 2007.

7 Michael Z. Newman and Elana Levine, Legitimating Television: Media Convergence and Cultural Status, New York, Routledge, 2011, p. 29.

8 Kevin P. McDonald, « Digital Dreams in a Material World: The Rise of Netflix and Its Impact on Changing Distribution and Exhibition Patterns », in Jump Cut, n. 55, Automne 2013.

9 Derek Kompare, « Publishing Flow: DVD Box Sets and the Reconception of Television », Television and New Media, n. 7/4, 2006, p 335-360.

10 Greg Gillman, « The Grill: Ted Sarandos – Vince Gilligan Thanked Netflix for Saving “Breaking Bad” », in The Wrap, Septembre 2013, en ligne.

11 Bourdieu Pierre, « Les trois états du capital culturel », in Actes de la recherche en sciences sociales, no 30, novembre 1979, p. 3-6.

12 Matt Hills, Fan Cultures, London, Routledge, 2002, p. 178.

13 Michael Z. Newman, Video Revolutions: On the History of a Medium, New York, Columbia University Press, 2014, p. 15.

14 Raymond Williams, Television: Technology and Cultural Form, New York, Schocken, 1975, p. 77-120.

15 « Netflix Declares Binge Watching Is the New Normal », in Netflix Media Center, 13/12/2013 (en ligne).

16 Voir, par exemple, Matthew Yglesias, « Why Netflix Is Winning », in Slate, 18/2/2014 (en ligne).

17 Voir, pour plus de détails : Gina Keating, Netflixed : The Epic Battle for America’s Eyeballs, New York, Portfolio, 2012, p. 18-23.

18 Dawn Chmielewski, « Out of the Oscar Loop? Netflix Sends Rentals to Movie Deprived ? » San Jose Mercury News, 25/3/2001.

19 Chris Anderson, La longue traîne. La nouvelle économie est là !, Montreuil, Pearson, 2009.

20 John Maynard, « With DVD, TV Viewers Can Channel Their Choices », in Washington Post, 30/1/2004.

21 Andrew Wallenstein, « Netflix to Lose Share of Top Movies », in Variety, 23/2/2012, en ligne.

22 Andrew Wallenstein, « Binge-Watching TV Linked to Depression, Loneliness », in Variety, 29/1/2015, en ligne.

23 Emily Buder, « Beau Willimon on House of Cards, Bad Television and His “Crazy” Next Project », in IndieWire, 15/9/2014, en ligne.

24 John Maynard, « With DVD, TV Viewers Can Channel Their Choices », op. cit.

25 Pour une réflexion autour du baby-sitting par la télé et la vidéo, voir : Jeffrey C. Ulin, The Business of Media Distribution: Monetizing Film, TV, and Video Content in an Online World, New York, Focal, 2013.