96. Multitudes 96. Automne 2024
Majeure 96. Soulèvements / révolutions

Faire des images, faire de la révolte
La force politique des expressions visuelles des sujets amazoniens

Partagez —> /

Une boule dans la gorge. C’est ainsi que la philosophe Suely Rolnik décrit le sentiment d’indignation dans son livre Esferas da insurreição (2018). En plus d’être l’une des métaphores les plus appropriées pour faire allusion à des sensations indignées, « boule », en portugais, est un mot dont le champ sémantique contient des significations tout à fait opposées : un embarras, une difficulté, mais aussi un point nodal, le noyau de quelque chose. « Dans la gorge », la boule peut équilibrer l’inspiration et l’expiration, obstruer l’expression, s’opposer au flux. La perception d’une boule dans la gorge nous semble être l’effet immédiat et la preuve incontestable que nous (re)vivons des temps sombres, où l’émergence violente des échecs côtoie l’apothéose tragique de l’ignorance. Cette dernière se pare des avatars les plus médiocres, tels que le conservatisme, la croyance obsessionnelle, la discrimination génocidaire, le moralisme, l’incompétence. Cependant, la boule dans la gorge est aussi le début de quelque chose. Le noyau même d’un mouvement, d’une souffrance, d’une pulsation, d’un aboutissement qui, comme souligne le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, est capable de bouleverser le monde. Quelle force, quel pouvoir, naît en notre intérieur et nous pousse à transformer le monde ?

Le chemin pour répondre à cette question pourrait suivre plusieurs directions : la grammaire des actions politiques de résistance, la psychodynamique des modes de subjectivation, l’économie politique des mouvements sociaux, la généalogie d’événements multitudinaires, entre autres. Mais le chemin parcouru par Didi-Huberman passe nécessairement par la capacité des images à rendre sensibles les dynamiques, les gestes, les affects et les puissances des soulèvements. Il faut cependant admettre qu’avant même l’« anthropologie politique des images » proposée par Didi-Huberman, elles avaient déjà envahi notre économie de l’attention sans frapper à la porte et ont commencé à occuper, toujours et de plus en plus, l’espace d’émergence de nos désirs politiques.

Comme dirait Marie-José Mondzain, l’image de la grotte Chauvet ne serait-elle pas le premier geste de transgression du temps, dans lequel l’individu qui souffle le pigment sur la main posée sur le mur se rebelle contre sa propre finitude, immortalisant une image de lui-même en négatif ? Faire des images et faire de la révolte n’ont jamais été des gestes totalement déconnectés.

Aux récents travaux de Georges Didi-Huberman se sont ajoutés, ces dernières années, un nombre croissant de recherches axées sur les dimensions intrinsèquement esthétiques des phénomènes politiques. Dans ce débat parfois houleux, les images, ces « avertissements d’incendie », comme dirait Walter Benjamin, apparaissent souvent comme des figurations visuelles des révoltes, dans leurs diverses échelles et impacts. En ce sens, si l’on part du principe que l’imagination est une condition préalable à l’action politique, fabriquer des images est aussi une manière de s’insurger. Ainsi, au-delà du paradigme iconique, les images elles-mêmes deviennent des expressions sensibles de l’indignation de ceux qui s’inscrivent contre les formes injustes du pouvoir. Les images atteignent une dimension symptomatique, sismographique, qui se propage et fait écho à cette sensation de boule dans la gorge.

Au Brésil, au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à une crise de légitimité des institutions politiques, à l’aggravation des injustices, des inégalités et de la violence, en plus de la dégradation progressive de l’environnement. Face à cela, les raisons et les émotions des révoltes se chevauchent et se croisent. Et en Amazonie, région historiquement constituée comme « l’Autre » du Brésil, mais aussi comme « patrimoine international », les anciennes et nouvelles logiques colonialistes se conjuguent aux dilemmes nationaux et mondiaux, créant une atmosphère de constantes menaces, de violences concrètes et de luttes permanentes autour des peuples amazoniens. Dans ce contexte, certaines images se situent précisément à l’inflexion entre voir, montrer et rendre sensible une souffrance qui suscite l’indignation. Plus que souligner les aspects esthétiques et la force émotionnelle des révoltes, les images se lancent dans l’expérience comme moyens d’expression du désir de soulèvement, comme pratiques d’affirmation de la liberté et comme gestes de résistance face à l’histoire.

Un exemple très éloquent de cette relation entre images et désirs survivants est la série « Expérience d’erreur », de l’artiste brésilien Armando Sobral (Oliveira, 2016). Dans cette œuvre, l’artiste dessine au fusain des portraits de dirigeants paysans assassinés dans le contexte de conflits fonciers au cœur de l’Amazonie. Sobral dépeint les soulèvements à travers les visages de ceux qui se sont levés les premiers, qui ont crié le plus fort et qui ont subi des conséquences tragiques. Ces images ne sont pas seulement importantes en raison de ce qu’elles représentent, mais surtout en raison de la manière dont elles le font, défiant le regard et traduisant les sentiments insurgés : en inscrivant ces visages sur du papier kraft, généralement utilisé pour l’emballage dans les petites commerces, l’artiste relie de manière critique la vulnérabilité des corps et des vies qu’ils présentent dans leurs traces au caractère jetable et ordinaire des matériaux. Dans la mesure où elle donne la survie aux héros, héroïnes et martyrs de la résistance contre la violence dans les campagnes, cette œuvre exprime la propre rencontre de l’artiste avec les souvenirs de souffrance et de lutte de ceux qui vivent dans la région, transformés en effigies imprégnées d’histoires et d’indignations. Mais cette rencontre est médiatisée par l’anachronisme des matériaux : la mémoire et le désir persistent sur les visages de ceux dont la vie a été jetée comme du papier d’emballage.

L’expérience amazonienne est multiple, comme nous montrent les images et l’expressivité politique de la région, dévoilant des fonctions et des lieux très différents : en partant de la construction d’un imaginaire idyllique et mythique marqué par l’idée d’une nature sauvage, intacte, jusqu’au récit d’une longue et toujours actuelle habitude d’exploration, de colonisation et de destruction, se joignent des épisodes de résistance, d’insurrections et de révoltes. C’est une longue histoire, qui débute avec les soulèvements des Tupinambá et des Mura contre les Européens aux XVIIe et XVIIIe siècles, en passant par les barricades enflammées au cœur des métropoles de l’Amazonie contemporaine et par la grandeur des révoltes comme celle de Cabanagem (1835-1840), la violente répression du Ponte (connu également comme Massacre de Saint Boniface, 1987) et les massacres d’Eldorado dos Carajás (1996). Les cicatrices de tous les événements remarquables résistent au temps et survivent dans les mots et les images. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les images ne servent pas à la simple esthétisation de la politique, mais renouvellent la force et le pouvoir politique de certaines aspirations, revendications et actions.

Dans le débat qui s’est déroulé autour de la dialectique des images face au logos, au pathos et à la praxis de la révolte, deux glissements très importants ont été opérés par Didi-Huberman : d’abord, l’abandon de cette triade, par la perception qu’elle compromet la compréhension des raisons (logos), des désirs (pathos) et des actions (praxis) politiques de la résistance, du sentiment d’indignation le plus intime au soulèvement le plus expressif ; deuxièmement, en parallèle à une préoccupation représentationnelle et historiciste récurrente pour les formes et expressions visuelles, nous commençons à nous interroger sur les émotions, les sentiments, les affections qui imprègnent ces images, dans leurs différents régimes de spectateurs et processus politiques. Nous sommes convaincus que la relation entre images et révoltes en tant que luttes politiques transcende l’ordre de l’expression mimétique, de l’enregistrement et de la représentation, atteignant d’autres aspects de l’inscription visuelle, culturelle et historique.

Il y a sans doute quelque chose d’une « esthétique insurgée », en reprenant les mots d’Ivana Bentes, dans le pouvoir de l’affectation qui réside dans la dramaturgie du cri, dans le positionnement agonistique du corps, dans une certaine obscénité de l’invocation des regards. Mais nous pouvons aussi examiner ces images, comme celles de la série d’Armando Sobral, à la lumière de ce qu’Aby Warburg appelait des « formules pathétiques », quelque chose comme les états d’esprits transformés en images, les charges affectives et émotionnelles de ces images dans différents contextes historiques et culturels. Nous avons alors commencé à rechercher les manifestations saillantes et résiduelles du « pathétique » du soulèvement dans différentes expressivités visuelles. En ce sens, les dirigeants paysans assassinés pour s’être opposés aux avancées de l’agribusiness parmi d’autres activités sur les territoires et les populations reviennent, dans l’ouvrage « Expérience d’erreur » (2016), comme des souvenirs et des désirs inextinguibles. Leurs visages reviennent comme la persistance de l’erreur, mais aussi comme des figures d’espoir. Ils reviennent dans du papier d’emballage qui n’a pas été jeté car ils portent de l’indignation et du deuil.

Une prémisse fondamentale pour devenir partie prenante dans ce conflit est celle indiquée par Hannah Arendt, selon laquelle les luttes politiques nécessitent un « espace d’apparence » pour se déployer, dans lequel les sujets peuvent exercer le désir de s’élever et de montrer, par des actions, des paroles et des idées, qui ils sont, ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent faire. On peut déduire de ce postulat que la politique se matérialise dans des agences du visible, que les sujets politiques construisent leur propre apparence et que les images composent cet horizon de manière décisive, s’inscrivant elles-mêmes dans la dynamique des soulèvements, des logiques des révoltes et du destin politique des insurgés. D’une part, une sorte de « devenir-image » du sujet révolté ; de l’autre, un caractère transgressif de l’image elle-même, survivant à la censure, à l’oubli, à l’effacement, au révisionnisme, à la rigidité, à l’inattention.

L’Amazonie n’est pas seulement un décor pour ces événements et ces images. L’histoire de la région amazonienne et de ses populations est intimement liée à la trajectoire de tous les peuples colonisés à travers le monde. Les visages dessinés dans « Expérience d’erreur » ne représentent plus seulement ceux des travailleurs ruraux, des agriculteurs et des environnementalistes d’Amazonie, mais aussi la mémoire de tous ceux qui mènent, encore et toujours, des luttes courageuses contre des modèles d’occupation et d’exploitation qui perdurent, marqués par des alliances fallacieuses, des conflits violents et des insurrections persistantes, qui vont de la colonisation des peuples originels aux néocolonialismes actuels, attribuent une place spécifique à cette région dans les perspectives du développement : on y extrait (exploitation minière), on y brûle (agriculture, élevage), on y coupe (extraction du bois), on y tue (occupation illégale des terres) et on y catéchise (exploration spirituelle); c’est, enfin, une région asservie.

Dans cette suite tragique où la réalité nous donne de plus en plus de raisons de nous indigner et de partager l’indignation des autres, notre posture s’inspire de l’idée d’une « morale théorique anti-stratégique », défendue par Michel Foucault (1979) : respecter les singularités des insurgés, être intransigeant quand le pouvoir est dépassé et chercher ce qui brise et ébranle l’histoire. Il ne s’agit pas seulement d’une position politique, mais aussi épistémologique : assumer une place de reconnaissance des instabilités, de la fugacité, des multiplicités, des agences, des mobilités. Cela inclut certainement des concepts tels que la révolution, qui ne semblent plus servir à hiérarchiser les luttes politiques ni à les séparer selon différents degrés de pertinence historique. Un pas important dans cette direction est de regarder les révoltes à travers les images, car elles opèrent une performativité politique capable, en même temps, d’organiser les éléments de représentation et d’insérer quelque chose de nouveau dans le monde, en convoquant d’autres perspectives, d’autres objectifs, élargissant ainsi l’horizon des possibilités de penser, de regarder, de vivre, de construire et d’expérimenter d’autres temps et modes de vie. À travers les images, nous espérons reconnaître et comprendre les significations produites lorsque les sujets se réapproprient du rôle principal de leur propre histoire, refusant de se soumettre.

Cet article a été développé avec le financement du Conseil National pour le Développement Scientifique et Technologique du Brésil (CNPq).

Références bibliographiques

Arendt. H. (1983). Condition de lhomme moderne. Calmann-Lévy

Benjamin W. (1928). Rue à sens unique. Allia, 2015

Bentes I. (2014). Estéticas Insurgentes e Mídia-Multidão. Liinc em Revista, v. 10, no 1, p. 330-343

Didi-Huberman G. (2009). Survivance des lucioles. Minuit

Didi-Huberman G. (2019). Désirer désobéir. Ce qui nous soulève. Minuit

Didi-Huberman G. (2021). Imaginer recommencer. Ce qui nous soulève. Minuit

Foucault M. (1979). Inutile de se soulever ? Dits et écrits : vol. 3 ; texte no 269, p. 790-794

Mondzain M. -J. (2007). Homo spectator. Bayard

Oliveira É. (2016). Retratos contemporâneos. Edições do Escriba. www.premiopipa.com/wp-content/uploads/2015/03/publicac %CC %A7a %CC %83o-retratos-contemporaneos.compressed.pdf

Rolnik S. (2018). Esferas da insurreição: notas para uma vida não cafetinada. N-1 edições