83. Multitudes 83. Eté 2021
Mineure 83. Lieux passants

Folie partagée aux Grands Voisins

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Derrière l’enceinte de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul qui accueillait depuis 1934 la plus grande maternité de Paris, un village a vu le jour. L’association Aurore a transformé cet hôpital désaffecté en un accueil des personnes en grande exclusion avec le soutien d’autres structures (Yes We Camp, Plateau Urbain) et des porteurs de projets personnels ou collectifs. Regroupés au sein de la plateforme « Les Grands Voisins », on a pu y croiser des luthiers, des artistes, des architectes, des campeurs, des sans-abris, des travailleurs sociaux, des visiteurs… Chacun se cherchait un horizon. Ce foisonnement de trajectoires, de projets, d’activités a mis en cause la temporalité de ce lieu éphémère, qui semblait occupé par une étrange folie.

Les personnes mises à l’abri et ceux qui travaillaient à développer des projets se rejoignaient dans cette difficile quête d’exister dans un court terme. La tension entre temps fini et temps long du projet n’est pas sans conséquence sur le plan individuel et collectif. Cette utopie sociale procède d’une fragilité intrinsèque qui réside dans la capacité à créer du commun dans un temps limité en composant avec des catégories sociales hétérogènes. La dimension sociale et politique est présente dans un refus de la société capitaliste qui ne se trouve pas thématisé en tant que tel. C’est dans le « faire » qu’on adhère aux projets et qu’un horizon politique se laisse entrevoir. Ce postulat « créatif » soulève des questionnements inhérents à l’espace créé, le rapport à soi, à l’autre hébergé ou voisin, et bouleverse indéniablement sur le plan psychique.

Réciprocité généralisée

Les fonctions soignantes des institutions historiques et actuelles accompagnaient le projet des Grands Voisins. L’archéologie des lieux irriguait le projet d’une manière surprenante. L’« Hôpital Général », fondé en 1656, avait pour mission d’interner des fous, des pauvres, des criminels. Durant tout le XIXe siècle, devant la porte encore visible derrière les grilles de la Chapelle Oratoire, le tour d’abandon (une alcôve aménagée) permettait aux mères de déposer dans l’anonymat leur nouveau-né. Une des plus grandes institutions parisiennes a renoué aujourd’hui avec une de ses fonctions premières : « l’hospice des enfants-trouvés » met à l’abri des « vulnérabilités ».

Ainsi, chaque « voisin » est venu déposer sa vulnérabilité dans les « interstices », les espaces communs et de convivialité, à l’abri d’un certain anonymat. L’entrechoquement de ces vulnérabilités interpelle les institutions dans leur fonction protectrice et de soin. La folie se manifeste selon plusieurs modes, à la marge des institutions chez des personnes hébergées, des salariés fragilisés, des voisins : effondrements psychiques, dépression, mélancolie, crises délirantes…

Il y a eu pourtant ici quelque chose qui contient, qui soigne, qui libère une capacité d’agir. Les Grands Voisins ont juxtaposé des espaces avec des fonctions qui semblent incompatibles. La notion d’hétérotopie décrite par Michel Foucault1, permet de penser ce lieu comme un espace qui a le pouvoir de contester et de renverser les normes qui ont cours dans la société. Cette hétérotopie qui est aussi une hétérochronie – en rupture avec le temps linéaire – s’affirme comme un lieu à l’écart, peuplé de nomades et de sédentaires cherchant à définir un « ici », une temporalité du présent, arrimée à une mémoire du lieu et à une histoire des subjectivités.

La contractualisation d’une convention avec les pouvoirs publics a donné une date de fin d’exploitation du site mais a conféré une légalité au projet, une dimension protectrice, une sécurité non-négligeable pour les sans-abris et les « voisins ». À travers l’exercice d’une scansion temporelle et spatiale, les Grands Voisins préfigure l’éco-quartier à venir. L’affinité et la porosité entre les liens qui se créent et le lieu qui les accueille se matérialise dans ces relations de voisinages et dans l’élaboration concrète d’espaces-liens : « C’est la qualité du lien qui nous unit qui fait l’ici. Cette qualité, appelons-la, avec Sahlins, une réciprocité généralisée. Entre nous, quand je te donne ou quand tu me donnes quelque chose, quand je te rends ou quand tu me rends un service, “le côté matériel de la transaction est obscurci par le côté social […]. Le rendu n’est tenu à aucune condition de temps, de quantité ou de qualité : l’espérance de réciprocité est indéfinie”2. »

Un lieu d’errance contenue

L’urbanisme transitoire, à travers le recours au Do It Yourself, libère la capacité de « faire par soi-même avec les autres », en neutralisant la « fonction » institutionnelle de chaque partie prenante, créant un collectif fait de hasard et de rencontres. Ainsi, l’ensemble de ces activités animées par le collectif (bar-restauration, banya ou sauna russe, recyclerie, ressourcerie, design de mobilier) a été conçu in situ par et pour les « voisins ». Cette horizontalité infléchit les liens en accentuant les complémentarités, ce qui n’est pas sans conséquence ni sur le groupe ni sur les individus. L’émergence d’espace de supervision a permis aux équipes sociales et aux « voisins » de questionner leur propre vulnérabilité et d’interroger leur engagement au sein du collectif : qu’est-ce qu’on fait là, pourquoi, avec qui ? Ce désir de moins de verticalité et moins de dissymétrie
a conduit le collectif – à son insu – à se rapprocher des pratiques de la psychothérapie institutionnelle en privilégiant le « faire par soi-même avec » et les dynamiques du groupe.

Tenter de penser cette expérience, après-coup, nous permet de mettre à jour les processus qui ont traversé le groupe. Les notions de « collectif » et de « distinctivité », héritées de Jean Oury3, éclairent ce qui est à l’œuvre dans l’espace des Grands Voisins. Le collectif est un groupe hétérogène qui offre la possibilité pour « chaque personnalité tout à fait spécifique, distincte des autres, […] d’avoir une somme de « hasards objectifs », afin que chacun puisse se resituer dans sa dimension fantasmatique4 ». Pour chaque voisin ou « patient menacé d’isolement relationnel (délire, dépression), une modalité thérapeutique première est de maintenir […] un minimum de lien en proposant la possibilité d’échanges langagiers […] sans s’en tenir au seul langage parlé5 ». L’espace des Grands Voisins est intégré aux soins et à l’accompagnement prodigués par les travailleurs sociaux, en ménageant des espaces de vie et de doute aux usagers d’Aurore. Pour les personnes souffrant de psychoses et qui manifestent un « transfert dissocié », il est nécessaire de leur proposer des possibilités multiples de transfert à travers ces activités, en permettant leur liberté de circulation, pour qu’ils puissent aller et venir d’un lieu à un autre. La formule spatiale des Grands Voisins a été ainsi celle d’une errance et d’une folie contenue.

Un collectif fait de singularités, de vécu propre, a permis aux acteurs du lieu d’être identifiés comme des aidants, offrant autant de possibilités de points communs, de rencontres et de transferts pour l’ensemble des personnes accompagnées par Aurore. Parmi les multiples expériences, le projet « Food » est le plus remarquable dans la capacité du collectif à prendre en charge « la folie » à travers le medium de la cuisine.

La cuisine, pour subvertir les sujétions

« Les Comptoirs du projet Food » est un projet d’insertion porté et co-financé par l’association Aurore et Yes We Camp, qui réunit des cuisiniers professionnels et non-professionnels. Des formations sont animées par les cuisiniers de Yes We Camp, une équipe de l’association Aurore et des personnes effectuant leur service civique. Les plats servis sont préparés par les résidents des centres d’hébergement d’urgence qui s’inscrivent dans une démarche d’insertion. Chaque résident constitue sa « brigade » avec de nouvelles personnes pour cuisiner et vendre aux Comptoirs.

À l’origine du projet, il y a la figure charismatique d’Emma Lavaur. Après des études supérieures en sciences politiques, elle devient cheffe de partie dans un restaurant gastronomique à Paris. Elle se tourne ensuite vers un autre usage de la cuisine pour en faire « un moteur d’inclusion » avec l’association Yes We Camp et l’ouverture d’un bar-restaurant, « La Lingerie ». Après un temps d’observation de la vie aux Grands Voisins, où elle loge, elle a rassemblé les initiatives éparses et « sauvages » de restauration avant de coordonner le projet des « Comptoirs ».

Parmi les cuisiniers professionnels qui ont suivi Emma, beaucoup ont connu une « reconversion » vers le métier de cuisinier consécutive soit à un « désenchantement » lié à des études supérieures, soit à une situation de « souffrance au travail » ou de burn out, sentiment d’absence ou perte de sens de leur activité professionnelle, harcèlement sexuel ou moral exercé par un management tyrannique, voire maltraitant. Du côté des cuisiniers issus des filières professionnelles classiques (BEP ou CAP), c’est souvent l’expérience d’un monde de la cuisine extrêmement marqué par l’organisation pyramidale ainsi que par une atmosphère tour à tour « passionnelle, tyrannique voire humiliante », qui les a poussés à aller chercher un autre cadre de travail, moins anxiogène et dans lequel ils puissent retrouver « du plaisir à exercer leur métier ». Pour l’équipe de cuisiniers, l’enjeu a donc été de se mettre à l’abri et de se protéger de ces situations de « violences professionnelles » qui ont laissé des traces traumatiques physiques et psychiques mais également, de se réinventer un horizon de travail qui puisse « réenchanter », resubjectiver une pratique professionnelle qui avait perdu son sens.

Du côté des centres d’hébergement d’urgences, les résidents sont privés de la possibilité de cuisiner eux-mêmes, en raison des normes de sécurités. Les « barquettes » sont réchauffées, distribuées et consommées dans les centres au moment des repas. Souvent les hébergés déplorent ce qui constitue pour eux une expérience de dépersonnalisation de ce moment rituel et intime qu’est censé être le repas partagé. Deux registres de symptômes et deux grandes « façon de souffrir » sont d’emblée massivement vécus par ces personnes : soit des formes de paranoïa avec leur cohorte de revendications, de sentiment de persécution, d’humiliation et de honte qui sont projetés sur l’environnement ; soit une forme de mélancolie et d’effondrement que l’on pourrait définir comme une impossibilité à métaboliser et à transformer la série des pertes auxquelles ils ont été confrontés. Dans ce cadre, on comprend aisément que l’horizon « d’insertion sociale » pour les personnes accompagnées est souvent asymptotique, au sens où une série de difficultés, liées à la souffrance psychique et somatique des personnes, à leurs longs parcours migratoires ou à leurs parcours d’errance, les ont conduites très loin de la possibilité de reprendre pied dans le monde social.

En ce sens, on peut se demander si l’expérience de ce restaurant éphémère partagé entre professionnels de la cuisine, reconvertis à la cuisine et personnes en situation de très grande précarité ne s’est pas fondée d’abord sur une expérience commune de la perte et d’une certaine mélancolisation qui affecte profondément la capacité à être et à faire dans le présent, qui alimente un ressassement mortifère du passé et qui grève la possibilité de se projeter dans un horizon d’avenir. Au fond, que ce soit dans le paradigme de la souffrance au travail ou dans les situations d’errance et de précarité, ce qui est vécu ce sont des expériences de honte, de déclassement, d’humiliation et de dépression, qui font perdre le sentiment d’avoir un centre de gravité personnel, subjectif et social.

Ainsi la notion d’« utopie partagée » entre « cuisiniers accompagnants » et « cuisiniers accompagnés » repose d’abord sur la tentative d’inventer un cadre qui puisse subvertir les phénomènes de sujétions et d’aliénation habituels, que ce soit au sein d’une cuisine dite « classique » ou au sein d’un centre d’hébergement d’urgence où les sentiments de dépendance, d’aliénation et de sujétion peuvent être exacerbés par l’expérience institutionnelle. Ce collectif de cuisiniers fonctionne donc dans sa capacité à exercer une révolte contre des cadres institutionnels, aliénants et sources d’exclusion. Aux Comptoirs, c’est par exemple la notion pyramidale de « chef » qui est remise en cause, avec tous les effets de désorganisation en cuisine que cela suppose. Et il n’est pas toujours simple de se déprendre des manières de faire et des styles d’encadrement qui ont été transmis à l’école ou en cuisine.

La fermeture partielle des Grands Voisins en 2018 a signifié la fin des Comptoirs. Les douze cuisiniers résidents ont bénéficié d’entretiens d’accompagnement pour pouvoir transformer l’expérience au sein du restaurant éphémère en une possibilité d’aller vers l’extérieur, de travailler peut-être dans une autre cuisine. Ces longs entretiens ont été éprouvants psychiquement pour leurs collègues « aidants », qui se sont retrouvés les témoins de longs récits de vie, souvent jalonnés de traumas et de pertes sidérantes, qui les laissaient sans voix, impuissants et frustrés de ne pouvoir « aider leurs collègues à s’en sortir », de ne pouvoir accélérer le temps des administrations et des institutions pour eux. En prenant plaisir à exécuter des séries de gestes simples, en prenant plaisir à produire un bien commun dans un environnement où la dissymétrie et la hiérarchie sont globalement moins délétères que dans le milieu ordinaire, les cuisiniers des Comptoirs ont pu peut-être, chacun à leur niveau, trouver des moyens de « réparer des idéaux abîmés voire détruits ».

S’ils ont « fait de la cuisine ensemble pendant huit mois » – comme le dit une des cuisinières accompagnantes – c’était pour « tenter que le rêve des uns, rejoigne le rêve des autres », c’était pour d’abord « se refaire des projets dans notre tête ». Cette aventure collective les aura aidés à lutter contre l’effondrement et la dépression, à réparer des parties d’eux – même, à réactiver leur capacité de révolte. Elle leur aura permis peut-être de « recommencer à rêver ».

1 Michel Foucault, Le corps utopique ; suivi de Les hétérotopies, Paris, Éditions Lignes, 2009.

2 Alain Boyer, « Le lieu et le lien », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, vol. no 37, no 2, 2006, p. 9-16.

3 Jean Oury, Le collectif, Paris, Le Scarabée/cemea, 1986.

4 Ibid., p. 10.

5 Jean Broustra, « Expression et groupes : transitionalité entre soi et l’autre », Santé Mentale no 111, octobre 2006, p. 45.