78. Multitudes 78. Printemps 2020
Majeure 78. Cultivons nos intelligences artificielles

Intermède : extrait d’un roman
Dialogue entre un personnage et l’IA d’un « taxile » dans Les Furtifs d’Alain Damasio

Partagez —> /

Alors je me suis résolu à prendre un taxile. Un blob bleu, informe et capitonné, qui ressemblait à une grosse auto-tamponneuse ceinturée de pare chocs élastiques et dont il était inutile de distinguer l’avant de l’arrière. Je me suis vautré dans le fauteuil de cuir, au milieu de ce salon roulant qui singeait on ne sait quoi de vintage. Tout à l’intérieur se voulait tactile et feutré. C’était le concept du cocon ou de la bulle, que tous les constructeurs avaient adopté dans un même élan de facilité, comme l’évidente conjuration d’une ville pour qui le citoyen n’était plus qu’une attention indéfiniment à capter et un corps dont il fallait vampiriser chaque mouvement pour en presser l’orange amère du data. Dans le taxile, la pression retombait. Parler devenait inutile, un luxe. Toucher la vitre suffisait à l’entr’ouvrir ; palper l’accoudoir vous massait les reins avec langueur ; frapper la table basse illuminait un bar tristoune à base de whisky sans alcool. Je m’étais contenté d’en effleurer la surface pour y dissiper la carte s’irisant dans les nervures du bois. À la place, la transcription analogique du trafic, une plutôt chouette idée, faisait pousser drue une forêt équatoriale qui envahissait la table.

Au bout de dix minutes de bouchons browniens, comme seules les IA de protocole divergent savent les générer, le lecteur d’émotions a lu mon agacement à mes jurons aussi bien que mon ennui à ma position dans le fauteuil. Il m’a demandé si je souhaitais discuter pour passer le temps. J’ai répondu « oui » en demandant un alter ego. Il m’est tombé du plafond, se gonflant à la façon d’un airbag, avant que le mannequin s’habille de lumière grâce à une projection holographique qui n’était pas si mauvaise que ça. Avec un peu de bonne volonté, tu finissais par vouloir croire qu’un être humain conversait face à toi. Une voix de femme a commencé par dire :

– Quel type de profil souhaitez-vous, monsieur ?

– Disons… un gars agréable, la cinquantaine, travailleur manuel. Peau tannée. Brun.

– Quelle dynamique de conversation ?

– Complice, empathique.

– Quel thème et quelle approche ?

– La ville intelligente, l’informatique pervasive, les objets connectés… Ce genre de choses. Approche critique et politique.

– Avez-vous un registre de langue préféré ?

– Familier, un peu argotique.

– Voulez-vous amorcer la conversation ?

– Oui, je vais commencer.

Le mannequin avait peu de latitude de mouvement, mais il s’est enfoncé dans son fauteuil et a posé sa tête sur sa main, comme s’il attendait que je parle. Le visage était beau, ridé, affable. La routine d’attente bien foutue. Je ne savais pas vraiment par quoi attaquer et j’ignorais la taille et la finesse de la base de tchat au sein de laquelle l’IA irait puiser sur un sujet aussi pointu. Avec un angle en outre radical, donc plutôt rare, qui devait comporter peu d’occurrences. C’est justement ça qui piquait ma curiosité : avoir une idée de l’état moyen de la critique sur les smart cities. À force de me voir gamberger dans mon coin, mon alter ego a finalement pris la parole en premier :

– Ces taxiles, c’est de la belle techno. Mais faudrait qu’ils apprennent à se comprendre entre eux. Ça serait moins le bordel ! On avance pas !

– On en vient à regretter les vrais chauffeurs de taxi, non ?

– À qui le dites-vous ! J’ai été chauffeur pendant dix ans avant qu’ils prennent tout le marché avec leurs auto-tamponneuses ! Je peux vous dire que je conduisais mieux que leurs machines !

– Vous faites quoi maintenant ?

– Je vais chez ma mère pour…

– Quel métier je veux dire ?

– Je suis carrossier. Je répare les pare-chocs. Ça leur coûte moins cher que de remplacer. Rapport que ça bugne beaucoup !

– Vous pensez quoi de leur ville intelligente ?

– Ville intelligente ? Ville de cons ouais ! Une catastrophe ! À tous les niveaux !

– Par exemple ? Au niveau écologie ?

– Au niveau écologie, y a tellement d’objets connectés partout que ça crée un smog électromagnétique. Ça augmente la consommation électrique. Ça augmente les déchets toxiques. Ça épuise les terres rares. Et je parle pas de la pollution sonore. Et je parle pas de la pollution lumineuse ! Les poubelles qui parlent pour te dire de trier, j’en peux plus !

J’admirais comment l’IA réussissait à aligner les arguments sans trop donner l’impression d’une liste à puces. Car c’était une liste sémantique, au départ, classée dans une pile par proximité de sens, à coup sûr. Avec à la fin, une clausule populaire typique, pompée telle quelle sur un « coup de gueule » humain. Argumentatif + affectif, l’IA varie, bien vu. Beau répertoire idiomatique. Et si je testais l’ampleur de la base ?

– Et au niveau de l’impact sur la santé ?

– On vit dans un micro-ondes géant monsieur ! Alors les cancers, ça monte ! Les maladies nerveuses, le manque de sommeil, ça monte ! Le stress fait baisser les taux de sérotonine, donc ça fait descendre le bonheur des gens.

On sentait un peu trop les chaînes logiques à base de plus/moins mais ça restait assez bien géré. Je me décidai à tenter une dynamique en neurone- miroir, à partir de phrases simples. Juste pour voir si le programme suivrait :

– Moi ce qui me gêne le plus, c’est ce que ça induit politiquement. On ne peut plus faire un pas sans être tracé. Il y a comme un Parlement des machines qui décide dans notre dos. Nous sommes gouvernés par des algorithmes. Mais on ne décide jamais de leurs critères ! On ne discute pas du programme, ni des arbitrages qu’ils vont faire pour nous. Ce sont des boîtes noires. Ça nous rend dépendants. Le système nous gère…

– Je suis complètement d’accord avec vous. Vous savez, tout ce qui peut être numérisé le sera ! Tout ce qui peut être interconnecté le sera ! C’est l’avenir ! Rien ne doit plus exister de façon isolée. C’est pour ça qu’ils veulent qu’on soit tous bagués. Les sans bagues, voilà l’ennemi !

– Avec la bague, plus d’amnésie. Tout ce que tu fais pourra être retenu contre toi, n’est-ce pas ? Plus d’amnistie.

– Ce qu’ils veulent, je vais vous dire : c’est que l’informatique soit fondue dans les comportements. Ils veulent une techno sans couture, qu’on remarque plus, qu’on sente plus. La meilleure des technos, c’est la techno qui disparaît. « Tout se contente de fonctionner », voilà. Comme ça, tu peux pas te plaindre. Tu peux râler sur personne. Tu sais même plus pourquoi le feu reste au rouge alors que t’attends depuis cinq bonnes minutes !

Je ne sais pas où il puisait tout ça, ce bon gars à la mine réjouie, qui me rappelait mon père. Si ses routines de conversation avaient été construites à partir de blogs militants ou si un Turc mécanique, du style étudiant déclassé et vénèr, n’avait pas été payé un mao de l’heure pour pondre des blocs de rhétorique gauchiste, stockés dans des silos et que l’IA allait ici chercher, à la façon des pièces d’un légo, pour les clipser à la suite, un peu au hasard sans doute, avec une pondération qui hiérarchisait les arguments et un réseau de neurones à vingt couches pour enchaîner les phrases. Théorie + citation + exemple. En tout cas, c’était plutôt impressionnant. Ça n’avait rien d’« intelligent » bien sûr, et seul mon animisme spontané et bienveillant pouvait, en instillant un sens humain dans ce golem de phrases, l’élever à l’intelligence : je faisais encore tout le travail et je le savais pertinemment. Et pourtant… Ma distance critique s’amenuisait, j’étais pris dans l’échange et j’entrepris par défi de monter encore le niveau, en mode didactique :

– À l’origine de la ville intelligente, il y a la notion d’ubimedia, qu’on a oubliée aujourd’hui. Du latin ubique, qui veut dire « partout ». L’intelligence ambiante. L’idée que l’informatique pouvait essaimer en plein air, partout, dans les rues, le mobilier urbain, les services rendus aux habitants, le système de gestion des déplacements…

– Tout à fait.

– Cette intelligence ambiante, ils l’ont conçue autour de trois champs. D’abord les surfaces, qui sont une création de l’homme : les murs, les sols, les plafonds, les portes, les façades, qui pouvaient faire des écrans idéaux, des zones de projection. L’ambiant ensuite, c’est-à-dire l’impalpable comme le son, la lumière, l’air et sa circulation, la température qu’ils se sont mis à capter et à gérer pour contrôler l’atmosphère de la ville, son mood disons. Et enfin le tangible, à savoir les objets qu’on peut manipuler, prendre, agencer, caresser, comme ici, dans ce taxi. Voir, sentir et toucher. Mais jamais directement : toujours de façon médiée, par interface interposée, pour qu’une information précise puisse en être prélevée.

– C’est exactement ça.

– Vous avez remarqué d’ailleurs comme ces interfaces impliquent de plus en plus tout le corps ? Avant, ça ne sollicitait que la vue et le toucher, avec l’écran et le clavier, la vieille souris, le doigt. Puis ils ont généralisé les interfaces vocales, sonores. Puis le gestuel, avec la signature pour certifier l’identité. Après, ils ont commencé à faire de nos déplacements et de notre position dans la ville un signal pour interagir. Et depuis dix ans, c’est notre émotion même qu’ils lisent et qui leur sert d’interface. Vous-même, là, en ce moment, vous l’utilisez !

– Tout à fait.

– Quand ce n’est pas nos ondes cérébrales ! Nos corps et nos esprits sont complètement sous contrôle ! Rien de ce qui émane de nous n’échappe à la captation et à la renormalisation numériques. Nos villes sont des prisons sentientes… Non ?

– Vous parlez d’or. « Nos villes sont des prisons dont les murs et les barreaux se parlent entre eux » – Varech.

Citation-miroir sur ma phrase finale. Du Varech, carrément ! Plus radical, tu fais pas ! Reformulation en écho. Classique en manipulation comportementale mais toujours efficace. Donne la sensation d’être écouté et compris.

– Comment vous expliquez que les gens acceptent ça ? tenté-je.

– Je sais pas. Et vous ?

Ah ah… Tactique de base des chatbots quand ils sont débordés > retourner la question. Ça sonne comme un défi, ça stimule l’ego, j’ai d’ailleurs enchaîné, pour le plaisir de formuler à haute voix des réflexions que j’aurais pu juste marmonner dans ma tête :

– Ils acceptent parce que nous rêvons tous d’un monde bienveillant, attentif à nous. Un monde qui prenne soin de nos esprits et de nos corps stressés, qui nous protège et nous choie, nous aide et corrige nos erreurs, qui nous filtre l’environnement et ses dangers. Un monde qui s’efforce d’aménager un technococon pour notre bien-être. L’intelligence ambiante pourvoit à ça. Elle nous écoute et elle nous répond. Elle courbe cette bulle autour de nos solitudes. Elle la tapisse d’objets et d’interfaces cools. Bien sûr, elle en profite pour nous espionner jusqu’au slip et pour nous manipuler jusqu’à la moelle ! Mais au moins, elle s’occupe de nous, ce que plus personne ne fait vraiment… C’est un cercle vicieux. Plus nos rapports au monde sont interfacés, plus nos corps sont des îlots dans un océan de données et plus nos esprits éprouvent, inconsciemment, cette coupure, qu’ils tentent de compenser. Et ils la compensent en se reliant à des objets, en touchant et parlant à des dispositifs qui nous rassurent – et nous distancent en même temps. Un réseau social est un tissu de solitudes reliées. Pas une communauté. Ce fauteuil que je caresse n’est pas un corps mais il me masse les reins. Ça me fait du bien donc ça me fait rêver d’un vrai corps que je n’aurai pas donc je reviendrai au fauteuil, encore et encore…

– Bien vu. [Il n’embraie pas. L’hologramme mime une attitude admirative, limite fascinée. Il attend que je continue, je suis pris au jeu.]

– Je crois aussi qu’il est toujours resté un fond d’animisme en nous, même dans notre Occident si rationnel. Que nos murs soient vivants, nos tables sensibles, que nos poubelles nous parlent et que nos miroirs nous disent que nous sommes beaux, ça donne de l’esprit aux choses. Ça réenchante le monde. Il suffit de voir comment les enfants le vivent !

– Vous avez trop raison. (…) Je crois que nous sommes arrivés à destination. C’est con, cette conversation était passionnante ! J’espère que vous l’avez kiffée autant que moi ! [Registre familier inégal, certes, mais c’est pas mal, vraiment.]

– Vous féliciterez vos Turcs et vos programmeurs ! Ils ont bien bossé. Vous m’avez joliment passé le temps. Merci monsieur Sac-d’air !

– Une bien belle journée à vous, m’sieur !

Alain Damasio, Les Furtifs,
La Volte, 2019, p. 272-278