Sauf les adeptes de quelques arts martiaux ou d’une quelconque technique de mindfulness obsédés par le souffle, nous passons notre vie à inspirer et expirer sans y prêter attention. Ce faisant, nous n’arrêtons pas d’injecter le monde extérieur dans nos poumons et notre sang, tout en émettant quelque chose de nous-mêmes dans ce qui nous entoure. Cela fait penser à la parabole du poisson rouge, qui demande à deux de ses acolytes plus jeunes : « Salut les garçons, l’eau est bonne ? » Et les deux de rester perplexes : « C’est quoi l’eau1 ? » De même pour nous : C’est quoi l’air, sinon ce dont parlent les vieilles chansons de Talking Heads ?
Pourtant, depuis quelques mois, la question de la respiration est (re)devenue centrale, et l’air n’est plus si transparent ni si vide qu’il avait pris l’habitude de l’être. Bien au contraire, il est extrêmement vivant, vibrant et rempli de menaces, virus et pollutions. Et voilà que des chercheuses s’affairent partout à déterminer la sphère d’émissions aériennes de chaque individu et son empreinte respiratoire afin de comprendre les dynamiques de diffusion du Covid 192.
Un autre type d’émissions, médiatiques, relayent abondamment ce débat scientifique devenu viral, en plus d’être politiquement vital. Les masques sont-ils utiles ? Si oui, quel modèle ? Quelle distance faut-il garder entre deux individus lorsqu’ils font la queue ? Une personne qui court implique-t-elle un plus long sillon viral ? Comme l’espace de respiration – littéralement l’atmo-sphère – représente-il un hyper-milieu d’échange et de rencontre aux contours fugitifs ?
Pour séparer les souffles et les milieux qu’ils déterminent, on a décidé d’interdire la plupart des activités en plein air, en optant pour confiner les souffles. Que chacun respire donc chez soi – souhait ou injonction paradoxale pour cette activité qui relie nécessairement notre vie à celle des autres vivants et nous voue au mélange. Le défi est compliqué, mais le but est noble : ne pas respirer ensemble (autant que possible), pour ne pas courir le risque de ne plus pouvoir respirer individuellement, à cause des complications de la maladie virale. Ne plus conspirer ensemble également comme le proposait Radio Alice à Bologne en 1977.
En Italie du Nord on étudie une possible corrélation entre la gravité de l’impact du Covid 19 et le taux de substances toxiques dans l’air de la plaine du Pô (une dangereuse cuvette)3. Depuis plus de deux siècles, nous sommes en train de brûler des matières fossiles en faisant un aérosol nocif à notre planète, tout en négligeant les émissions (toxiques) dont nous sommes responsables.
Même si l’Anthropocène est un concept modulé à partir d’enquêtes atmosphériques (aux enjeux géologiques), l’air reste un élément peu saisissable. On préfère ériger un ours polaire en emblème bien plus tangible de notre problème écologique. Dans le contre-jour de la crise virale, toutefois, la respiration nuisible de notre système productif devient moins invisible grâce – entre autres – aux visualisations de l’amélioration des conditions atmosphériques dues à l’arrêt de l’activité économique amplement circulées dans nos médias4.
Paradoxalement, nos poumons peuvent mieux respirer à cause de la menace du « syndrome respiratoire », qui a retenu beaucoup de voitures dans leurs garages et la plupart des avions dans les hangars aéroportuaires, tout en interrompant le travail dans de nombreuses usines « non-essentielles ». La respiration est un problème éminemment politique. Nous sommes peut-être à un point de non-retour, où la fièvre virale et ses difficultés respiratoires pourraient nous induire à corriger la trajectoire qui fait monter la température du climat global et qui rend l’air irrespirable. Mais ce n’est pas gagné : les producteurs de voitures reçoivent des aides pour recommencer à produire des véhicules individuels polluants (alors que des centaines de milliers restent invendus dans les entrepôts), suivis de près par le secteur de l’aviation – tandis que les industriels demandent des dérogations aux restrictions sur la pollution, au nom de la reprise de l’activité économique. Comme l’a souligné François Gemenne, la baisse temporaire de l’empreinte toxique pendant une phase de crise peut juste cacher une remontée encore plus agressive des émissions, au nom du temps perdu par l’arrêt temporaire5.
L’exploitation massive des télécommunications, qui a permis de supporter le confinement global, n’est pas neutre : ce qui fait tourner nos ordinateurs et les centres de stockage est essentiellement de l’énergie électrique, dont la fabrication implique une empreinte carbone considérable et croissante. Il n’y a aucun dehors à l’espace de respiration que nous partageons. Nulle part où nous puissions éloigner les émissions nocives de notre activité. L’air ne peut pas être confiné. Le ciel n’est plus un ailleurs séparé, qui pourrait à la limite nous tomber sur la tête, comme le craignait Abraracourcix. Mais il est une enveloppe, un surround, une sphère précisément, dans laquelle tout circule et nous affecte – comme le virus dans la société globalisée.
[voir Design aéroclimatique]
1 David Foster Wallace, C’est de l’eau, Au diable Vauvert, La Laune, 2015.
2 Voir par exemple : AA.VV., « Aerosol and Surface Stability of SARS CoV 2 as Compared with SARS-CoV-1 », New England Journal of Medecine, no 382, 2020.
3 Voir par exemple Yaron Ogen, « Assessing nitrogen dioxide (NO2) levels as a contributing factor to coronavirus (Covid 19) fatality », Science of total environment, no 726, 2020.
4 Voir par exemple la vidéo aérienne produite par l’European Space Agency : « Coronavirus: nitrogen dioxide emissions drop over Italy ».
5 François Gemenne, « Habiter la terre au temps des pandemies », AOC, 10 avril 2020.
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