Libération, jeudi 28 décembre 2006L’Allemagne prend la présidence de l’Union européenne au 1er janvier. Fidèle à l’héritage d’Helmut Kohl, son père spirituel en politique, Angela Merkel voudrait faire de cette présidence un temps fort de la relance de l’intégration européenne, au moment où on fête les 50 ans du traité de Rome. Sur le plan institutionnel, la tâche s’annonce difficile, du fait en particulier des élections françaises qui gênent toute initiative majeure. Et l’idée qu’on lui prête de vouloir faire revivre le projet de traité constitutionnel rejeté en 2005 par les électeurs français et néerlandais, ne paraît guère destinée à un grand avenir.
Pourtant l’Allemagne pourrait apporter une contribution majeure à la relance du projet européen, si elle rompait enfin durablement avec les politiques économiques et sociales excessivement restrictives suivies depuis plus de dix ans maintenant outre-Rhin. Ces politiques portent une responsabilité très lourde dans le marasme économique de la zone et sont, de ce fait, une des causes principales de la méfiance que suscite désormais le projet européen en France et ailleurs. En particulier parmi les couches populaires.
Depuis le milieu des années 90, l’Allemagne s’inflige en effet une austérité dont on peine en général à mesurer toute l’ampleur de ce côté-ci du Rhin. C’est bien simple : entre 1995 et 2006, la masse salariale totale distribuée au sein de l’économie allemande n’a progressé que de 9,5 % en valeur nominale, c’est-à-dire sans même en déduire l’inflation, selon les chiffres de la Commission européenne. Alors que, dans le même temps, cette masse salariale progressait de 49 % en France, de 56 % dans l’ex-Europe à 15, de 103 % en Espagne et de 128 % au Royaume-Uni… Résultat : en onze ans, la demande intérieure allemande ne s’est accrue que de 9 % à prix constant – c’est-à-dire une fois l’inflation déduite – contre 21 % en Italie, 29 % en France, 43 % au Royaume-Uni et 61 % en Espagne. Bref, durant toute cette période, l’économie allemande a été, avec une constance remarquable, un boulet pour l’Europe.
En cause, au premier chef, les politiques économiques et sociales extrêmement rigoureuses menées par les gouvernements depuis le milieu des années 90 afin d’abaisser le coût du travail allemand. Et particulièrement par ceux que Gerhard Schröder, le prédécesseur social-démocrate d’Angela Merkel, a dirigés jusque fin 2005. Ceci était l’effet d’un syndrome classique : en 1998, la gauche revenait au pouvoir pour la première fois après seize ans d’opposition et elle s’est sentie obligée d’en rajouter par rapport aux chrétiens démocrates dans l’austérité et la remise en cause du modèle social allemand pour rassurer les milieux d’affaires et les convaincre de sa crédibilité en matière économique…
Après les importantes dépenses publiques suscitées par la réunification de 1989 et la hausse des coûts salariaux qui en avaient résulté au début des années 90, une certaine rigueur s’imposait en effet pour que l’économie allemande retrouve sa compétitivité. Mais cela fait au moins cinq ans maintenant que cette question est réglée : la balance allemande des opérations courantes, qui était devenue – légèrement – déficitaire en 1991, est de nouveau excédentaire depuis 2001. Et ces surplus se sont constamment accrus depuis, pour devenir à présent colossaux, avec presque 160 milliards d’euros d’excédent commercial en 2006. Soit 6,9 % du PIB allemand ou encore 9 % de toutes les richesses produites en France en un an !
Ces excédents sont généralement vus en France comme le signe du retour en forme de l’économie allemande. Une erreur de diagnostic : c’est en effet surtout l’effondrement de l’investissement au sein de l’économie allemande, tombé de 21,4 % du PIB en 2000 à 17,1 % en 2005, qui les explique. Un trou que la remontée de l’investissement à 17,6 % du PIB, observée en 2006, est encore très loin de combler. Alors que, dans le même temps, l’épargne s’accroissait de 19,5 % du PIB en 2001 à 22,1 % l’an dernier, freinant la consommation et traduisant l’inquiétude persistante des Allemands devant l’avenir, ainsi que le déséquilibre massif du partage salaires-profits dans les entreprises.
Ce qui n’est pas rassurant, c’est que ces surplus commerciaux gigantesques sont accumulés aux dépens des voisins européens de l’Allemagne, contribuant en particulier à mettre leurs industries en difficulté. En effet les excédents allemands à l’égard du reste du monde stagnent depuis quatre ans déjà tandis que ceux dégagés avec les autres européens ont continué de croître. Au point de représenter 100 milliards d’euros en 2006, pratiquement les deux tiers du total. Depuis le début des années 2000, la poursuite des politiques de baisse du coût du travail voulues par les gouvernements allemands est donc devenue prédatrice : il s’agit désormais d’un véritable dumping social vis-à-vis de ses voisins européens. En particulier de la France qui affiche un déficit extérieur aussi important à l’égard de l’Allemagne que de la Chine.
Si Angela Merkel veut vraiment relancer l’Europe, c’est donc d’abord à l’accroissement de la demande intérieure allemande qu’elle doit s’atteler, plutôt que de tenter de ressusciter des chimères institutionnelles moribondes. Avec une croissance du PIB de 2,5 %, dont 1,8 % dû à la demande intérieure, l’année 2006 a certes marqué un progrès dans ce sens. On aurait tort cependant d’en attribuer le mérite à l’action du nouveau gouvernement : ce rebond est en effet dû plutôt à son inaction. Plusieurs mois avant les élections de septembre 2005, le gouvernement Schröder, conscient de son impopularité, avait lâché du lest par rapport à la politique hyperrestrictive qu’il avait menée jusque-là. Par la suite, le nouveau gouvernement de grande coalition d’Angela Merkel a mis de nombreuses semaines à se constituer puis à se mettre au travail. Et c’est grâce à ce retard que l’année 2006 a été moins mauvaise que d’habitude pour l’économie allemande. Mais, pour l’avenir, il y a tout lieu d’être de nouveau inquiet au vu de la hausse de trois points de TVA intervenue au 1er janvier et des nombreuses mesures programmées dans les prochains mois afin de poursuivre la baisse du coût du travail allemand.
Il est grand temps que les voisins de l’Allemagne, et en particulier les femmes et les hommes politiques français, se décident à placer Angela Merkel et ses alliés sociaux-démocrates devant leurs responsabilités européennes et somment le gouvernement allemand de faire le nécessaire en termes de soutien à la demande intérieure afin de diminuer ses excédents commerciaux à l’égard des autres pays de l’Union. Pour pouvoir relancer l’Europe il faut rompre en effet avec la langue de bois d’une amitié franco-allemande mal comprise, car fondée sur les non-dits et l’hypocrisie.
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