88. Multitudes 88. Automne 2022
Mineure 88. Guattari +30

Praxis rebelles et pragmatiques collectives
Le Sozialistisches Patientenkollektiv (S.P.K.)

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La courte expérience du Collectif Socialiste de Patients (S.P.K.), apparaît en R.F.A. vers la fin de l’année 68 et prend sa consistance politique et stratégique à partir de février 19701. C’est le docteur Wolfgang Huber, médecin travaillant en psychiatrie à l’université de Heidelberg, entouré d’une soixantaine de patients, qui inaugure les premières assemblées générales. Ces dernières établissent un premier rapport de force, pondéré tant bien que mal par une tentative d’institutionnalisation du collectif. Très rapidement, l’expérience auto-gestionnaire est déclarée illégale et sa liquidation débute, d’abord par une lente guerre administrative, puis par le recours à des moyens répressifs avec l’arrestation de nombreux patients. Les mois qui suivent septembre 1970 sont des mois de procès – Huber doit quitter les lieux, menaces de raid de la police, le ministre de la culture déclare le S.P.K. comme étant « de la mauvaise herbe qui ne peut pas être tolérée plus longtemps et qui doit être éliminée le plus vite possible ». Une guerre populaire, pour reprendre les termes du S.P.K. dans le numéro 50 d’Info des Patients débute : différentes actions du collectif ont lieu, des rassemblements et des manifestations – matraquage, garde à vue, séjours en prison. En juin 1971, prenant prétexte d’une fusillade qui avait éclaté entre des inconnus et la police, plusieurs centaines de policiers armés et transportés par hélicoptères font irruption dans les locaux du S.P.K. qui avait grossi au point d’atteindre plus de 500 patients.

Faire de la maladie une arme 2 est le texte-manifeste du S.P.K., distribué sous forme de tract à titre de propagande militante. Il constitue un legs précieux des nouvelles praxis, ne pouvant être totalisées dans la conception léniniste, et que je qualifie de rebelles en ce que ces praxis cherchent à constituer un espace contre l’État, pour y développer des nouvelles formes de solidarité par l’auto-organisation collective, ces praxis refusant l’ensemble des médiations déjà existantes. D’emblée, l’expérience du S.P.K. intéresse les deux grands penseurs des groupes des années 60 : Jean-Paul Sartre et Félix Guattari. Sartre, qui avait préfacé dix ans plus tôt Raison et violence (1963) de Ronald Laing et David Cooper, ouvrage canonique de l’antipsychiatrie anglo-saxonne, rédige le 12 avril 1972 une lettre à l’attention de ses « camarades » du S.P.K. Ces derniers ressentirent une sorte d’incompréhension à la lecture classique faite par Sartre du mouvement : de la même manière que dans sa préface à Raison et violence, Sartre établit une simple homologie entre maladie et aliénation. Plus encore, il rabat l’expérience du S.P.K. sur l’antipsychiatrie anglo-saxonne qui en devient la tête pensante, et le Collectif sur une sorte de radicalisation pratique.

Guattari saisit d’emblée3 la nouveauté du S.P.K. sur le plan pratique par la constitution de formes de luttes non-traditionnelles. Pour lui, il faut distinguer le S.P.K. à la fois des expériences antipsychiatriques anglo-saxonnes ou italiennes avec Basaglia, mais aussi des expériences institutionnelles françaises en ce qu’elles sont menacées sans cesse d’une reprise ou d’une capture par les Ministères et par l’État – capture cynique puisqu’il s’agit de déjouer le processus de créativité institutionnelle. Un refus marqué, donc, de tout réformisme au profit de luttes nouvelles – rejoignant la critique par le S.P.K. du geste sartrien enfermant leur pratique dans les catégories de la tradition révolutionnaire. Bien que le langage du S.P.K. soit celui d’un « hégélianisme ossifié », Guattari souligne le clivage politique « sans ambiguïté » qu’il introduit :

« Quelque chose de tout à fait nouveau s’est produit qui constitue une sortie hors de l’idéologie, le passage à une véritable lutte politique. C’est cela qui est important avec les militants du SPK, et non le fait de savoir s’ils confondent aliénation sociale et aliénation individuelle, ou si leurs méthodes thérapeutiques sont discutables… Pour la première fois le combat psychiatrique est passé dans la rue, dans le quartier, dans la ville tout entière. Comme le 22 mars à Nanterre, le SPK s’est mobilisé sur une lutte réelle – et la répression ne s’y est pas trompée ! Tant qu’il s’agissait de petites réformes, on a laissé les psychiatres faire joujou, mais lorsqu’on s’est aperçu que le S.P.K. contaminait l’université, qu’il s’élargissait à d’autres milieux et à d’autres classes d’âge que ceux concernés au départ, alors elle a changé de style. Elle ne s’est plus contentée de faire fermer le service contestataire, elle a jeté les médecins en prison et envoyé les malades à l’asile4. »

Cette rupture dans les pratiques de luttes repose sur l’auto-organisation affirmée et trouvée du Collectif. Il ne s’agit pas d’une autorégulation, c’est-à-dire, de quelque chose comme de l’harmonieux ou du consensus, mais une tenue de la conflictualité soutenue par la volonté de faire participer tous les individus au politique – et de fait, d’extraire de l’isolement individuel ou de la sérialité pour produire une pragmatique collective. La tradition révolutionnaire, celle à partir de laquelle Sartre traduit l’expérience du S.P.K., exclut l’énergie désirante qui se manifeste sous des formes marginales – au même titre que les groupes de prisonniers, le F.H.A.R., les mouvements féministes – or les grammaires du marxisme-léninisme ne peuvent assimiler les singularités de désir des expériences nouvelles des années 70. Plus encore : Guattari, grandiloquence avouée, dira du S.P.K. qu’il est l’équivalent sur le plan psychiatrique de la Commune de Paris sur le plan des luttes prolétariennes. On se rappelle que dans La guerre civile en France, Marx qualifiait la Commune et son autogouvernement populaire d’être « la forme politique enfin trouvée5 » de la révolution prolétarienne en soulignant son potentiel d’expansion. C’est partant de cette comparaison de Guattari qu’il faut penser l’expérience du Collectif Socialiste de Patients comme constituant à son tour, par la radicalité de son geste pratique et par son potentiel de contamination, une forme – et non un modèle – de la révolution moléculaire telle qu’elle va être pensée par Guattari dans l’élaboration des pragmatiques collectives des années 80.

Deux jambes pour un corps rebelle

Les réflexions du S.P.K. s’inscrivent dans l’espace ouvert depuis les années 50 d’une théorie et d’une pratique à deux jambes : la jambe freudienne et la jambe marxiste. Réflexions et pratiques telles que le mouvement français de la psychothérapie institutionnelle les avait formulées. C’est sur ces deux jambes que le S.P.K. va s’attacher à produire un concept singulier de maladie. S’inspirant de l’analyse de la période manufacturière du Capital comme pathologie industrielle qui noue division du travail et dégradation de corps et d’esprit, le S.P.K. pose la maladie comme la condition essentielle du procès de production capitaliste dont la maladie est le préalable et le résultat.

Le procès de production capitaliste est saisi depuis sa manifestation quotidienne du mortifère, dans le sens d’une destruction de la vie, de telle sorte que la maladie est l’expression de la violence destructrice de vie du capital. La première conséquence de cette approche marxiste est de concevoir la maladie comme produite collectivement, c’est-à-dire, dans le procès de travail du capital. Mais c’est aussi dans le procès du travail du capital, par le fétichisme, que le travailleur ou la travailleuse se retrouve face à un pouvoir étranger, et que se produit collectivement l’isolement de l’individu. Il s’agit de se demander comment ces différents symptômes, qui sont collectifs puisque s’initiant dans le procès de production capitaliste, sont affirmés comme individuels, soit comme la défaillance d’un travailleur ou d’une travailleuse. La tâche organisationnelle du S.P.K. sera de faire passer les symptômes d’un destin individuel à un destin collectif. C’est ainsi que le S.P.K. peut écrire :

« [L]e capitalisme produit, dans la figure de la maladie, l’arme la plus dangereuse contre lui-même. C’est pourquoi il doit s’attaquer au moment progressiste de la maladie avec ses armes les plus acérées : appareil de santé, justice, police. La maladie est objectivement le fossoyeur du capitalisme, en tant que force de travail défaillante (inutilisable). La maladie est la limite interne du capitalisme : si tout le monde est gravement malade (incapable de travailler), plus personne ne peut produire de plus-value. En tant que procès collectivement conscient, la maladie est la force productive révolutionnaire échelonnée entre la protestation inhibée, la protestation consciente, la conscience collective, la lutte solidaire6. »

La maladie constitue dès lors, pour le SPK, la catégorie révolutionnaire par excellence. D’abord parce que si tout le monde défaillait gravement, était incapable de travailler, il n’y aurait plus de production de plus-value ; mais aussi parce que cette exploitation capitaliste qu’est la production de la plus-value ne peut conduire, en s’intensifiant, qu’à l’intensification de la maladie chez les travailleurs. L’extrême singularité du SPK ne réside pas dans une extension de la théorie de l’aliénation à des domaines qui lui échappaient, comme une sorte de grossissement de la théorie marxiste, un « Marx n’a pas vu que », mais dans le geste bien plus intéressant de situer la maladie comme un levier de l’aliénation contemporaine : pour le dire encore autrement, tout le procès de l’aliénation se repère dans la maladie mais aussi dans la médecine (et l’appareil de santé) qui se fixe pour tâche de soigner cette maladie7.

La théorie marxiste du fétichisme se trouve amplifiée et approfondie par la psychanalyse reichienne, ouvrant ainsi à une analyse du rapport entre Libido et Capital que l’économie libidinale – schizoanalyse ou pragmatique – de Guattari et Deleuze viendra investir. Partant de la théorie reichienne8 (L’irruption de la morale sexuelle) qui établit un lien entre les rapports de propriété et les différentes maladies, le S.P.K. fait coïncider le dépassement de la maladie avec celui de la propriété privée des moyens de production. En posant que la maladie est la condition et le résultat des rapports de production capitalistes, en ce qu’elle est le témoignage du corps et de l’âme de la « vie se brisant en soi », le S.P.K. détermine l’expression d’une pratique collective nouvelle de l’antipsychiatrie, son dépassement par l’expérimentation collective. La maladie est protestation de la vie contre le capital de telle sorte qu’elle peut être le lieu de la coupure révolutionnaire nouvelle des sociétés occidentales9 en tant que force productive révolutionnaire contre le capital : la lutte du S.P.K. ne peut être que socialiste.

La contre-violence : la vie contre l’économie de mort

La praxis rebelle du S.P.K. ne s’entend qu’à partir de la contre-violence et de son organisation collective au travers de la protestation : « Qui s’occupe sérieusement de symptômes a affaire à la violence de la société capitaliste en même temps qu’à l’organisation de la contre-violence10 ». Rebelle, cette praxis imprime non seulement le refus de se ranger objectivement du côté du capital mais détermine un espace contre-étatique où peuvent se développer des nouvelles pratiques collectives dont la santé n’est plus la norme – être bien portant signifie être exploitable. Rebelle enfin car : « La maladie sous la forme non développée, l’inhibition, est la prison intérieure de l’individu. Si on retire aux instances de l’appareil de Santé l’administration, l’utilisation et la conservation de la maladie, et si celle-ci prend la forme de la résistance collective des patients, l’État doit alors passer à l’attaque et remplacer l’absence de prison intérieure des patients par de « véritables » prisons extérieures11. »

Face à la violence destructrice du capital sur la vie elle-même, une réponse en tant que contre-violence au nom d’un « droit de vivre » doit s’affirmer et se réaliser par la guerre populaire. La praxis rebelle qui lui est liée doit être saisie à partir de ses effets dans le champ social et le champ désirant – pragmatisme – comme un débordement des formes de lutte démocratique mais aussi de l’organisation traditionnelle de l’avant-gardisme. C’est cette entreprise de débordement, d’un collectif qui se constitue et s’organise de façon à ne jamais se restreindre ni se forclore que le S.P.K. nomme l’expansionnisme multifocal. Guattari parle de nouvelles formes de luttes par contamination. L’intérêt de Guattari pour les différentes « alternatives à la psychiatrie », selon l’expression du Réseau de 1975, soit la recherche d’une praxis militante qui se branche sur d’autres luttes sociales et les contamine, rencontre l’exigence posée par le S.P.K. de définir la pratique comme expansionnisme multifocal. La pratique du S.P.K. ne se limite pas à l’auto-défense, bien que celle-ci soit la condition nécessaire de l’organisation. Il est conscient du ratage d’un collectif qui n’aurait que la contre-violence comme mot d’ordre et tout autant d’un collectif de sans-droits qui devrait attendre la bienveillance paternaliste de quelques âmes touchées par leur sort. La visée du S.P.K. est bel et bien la constitution de pratiques collectives d’auto-organisation de la vie pouvant servir de point de départ à la révolution socialiste. Une pratique collective qui cherche à problématiser les enjeux en présence, et ce faisant à susciter l’intensification politique d’un collectif, à le pousser à sortir de soi, de sa petite prison d’âme, de cette solitude qui produit, dans l’inhibition, son lot d’angoisses et de névroses.

Le S.P.K. ouvre à ces nouvelles pratiques de la politique que Guattari a détectées dès le début des années 70 et qui portent sur les trois formes d’exercice du pouvoir dans la vie quotidienne : l’infantilisation, la culpabilisation et la ségrégation. Triade qui nous étouffe et renforce l’étrangeté subie de la quotidienneté. Par ces rébellions moléculaires, la vie apparaît brisée dans une économie de mort12 : au-delà de l’usine, c’est tout un ensemble d’institutions (la famille, l’école, la prison, l’asile) et d’appareils idéologiques d’État tels que l’appareil de santé, qui administrent et utilisent cette vie et contre lesquels il faut lutter.

Un long travail sur ces praxis rebelles doit être entrepris : face à la fermeture des voies possibles, au « there is no alternative » de Thatcher, qui est passé de doux souhait néolibéral à unique mot d’ordre réalisé, face au grand mouvement d’effacement des façons d’être et de vivre autrement, répond la nécessité de reprendre ces expériences courtes mais hautement intenses et porteuses de liberté. Si ces pratiques collectives sont rebelles, c’est bien au sens qu’elles portent, contre l’État, la revendication de la vie et qu’elles affirment les praxis dans l’ici et maintenant comme seules capables d’extraire le futur du schéma pétrifié qu’on nous présente – horizon bouché et triste dont les seules énonciations, sur tonalité d’abandon, sont de l’ordre du « à quoi bon ». Face à ces miasmes, aux entêtements militants qui sont autant de redondances, ces praxis rebelles ont déterminé de véritables coupures subjectives en posant une autonomie qualitative, c’est-à-dire un procès de convergence subversif centré sur la qualité de la vie et la reconstruction communautaire des finalités de production – mettre fin au capital/travail comme « violence naturelle » contre la vie, et contre un procès de production capitaliste qui rend malade, épuise, tue. Pas un mot d’ordre de parti au S.P.K., pas de programme : « Faire de la maladie une arme » n’est nullement un slogan mais une proposition diagrammatique, c’est-à-dire, une tentative de prise de contrôle de ce qu’est la vie et de ce qui l’organise dans la production par des subjectivités collectives en opposition frontale avec le mortifère et faisant dérailler le procès de production capitaliste. « Faire de la maladie une arme » comme la relance de cette praxis qui est venue irriguer la refondation des pratiques politiques et la participation existentielle à la production de nouvelles valeurs, geste espéré de la démocratie machinique13.

1Pour la chronologie complète de cette expérience, voir le site du Front des Patients (P.F.): www.spkpfh.de/SPK_Table_Chronologique.htm

2Ce texte de 1971 a rencontré deux traductions françaises : une à Maspero, approuvée par le docteur Huber, et une aux éditions Champs Libre (1973). C’est cette seconde traduction que nous suivrons. Une nouvelle édition de ce texte est en cours de réalisation, en co-édition avec les éditions Entremonde et Météores, et paraîtra dans le courant de l’automne 2023.

3Les Cahiers de Recherches consacreront un numéro au procès du S.P.K. en novembre 1972 dans lequel figure un entretien de Guattari « Propos sur la pratique du S.P.K. ».

4F. Guattari, La révolution moléculaire, Fontenay-sous-Bois, Encres, 1977, p. 152-153.

5K. Marx, La guerre civile en France, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 45.

6S.P.K., Faire de la maladie une arme, Paris, Éditions Champ Libre, 1973, p. 74.

7Je renvoie ici au très beau livre de Jean-Claude Polack, La médecine du capital, qui fut d’une importance de taille pour le S.P.K. L’appareil de Santé, par l’intermédiaire du couple médecin-patient, ne cherche pas à soigner mais à produire des « besoins de santé » dont la satisfaction répond positivement à la logique d’accumulation du capital.

8Pour une lecture complète du freudo-marxisme déployé par le S.P.K., voir le texte de Florent Gabarron-Garcia, « Faire de la maladie une arme : l’expérience d’Heidelberg », Les Cahiers Internationaux de Psychologie Sociale, 2017, no 114-115, p. 189-206.

9Mais pas que : on pense bien évidemment ici à l’analyse de F. Fanon dans Les damnés de la terre de la disparition de certains symptômes somatiques et psychiatriques au cours de la lutte pour la libération de l’Algérie.

10Faire de la maladie une arme, op. cit., p. 14.

11Ibid., p. 17-18.

12Je reprends la très belle expression de J.-C. Polack dans La médecine du capital.

13Voir le dernier texte de F. Guattari, « Pour une refondation des pratiques sociales », publié en octobre 1992 dans Le Monde diplomatique.