Le début du voyage

En novembre 2011, j’ai rejoint en tant qu’acteur la compagnie théâtrale du « Centro Cultural Teatro Container », un groupe qui réalisait depuis trois ans des productions à l’intérieur de conteneurs maritimes dans la ville de Valparaíso et avait généré un festival dans le port, laissant place également à des créations à l’extérieur du conteneur, s’ouvrant ainsi au théâtre de rue, à sa pulsation vitale et à une plus grande ouverture pour les publics pas des habitués des salles de théâtre. Cette même année, nous avons créé une production conjointe avec la compagnie française Generik Vapeur, qui nous avait rendu visite depuis le port de Marseille. « EL reloj parlante », notre création commune, était un montage qui traitait d’une petite villa de conteneurs installée au milieu du centre civique de la ville, qui avait une grande horloge qui toutes les heures et pendant 5 jours générait un acte performatif de différentes natures, nous permettant d’expérimenter l’inattendu, la vie quotidienne et la création. La collaboration s’est poursuivie en 2013. Nous avons été invités à Marseille pour répéter cette expérience avec plus de conteneurs (de 6 on est passé à 29), dans un village avec un bureau de poste, un musée, une cantine, une bibliothèque, un salon de coiffure, un belvédère et de nombreux artistes participants. À cette occasion, le nom de l’installation était « 17e arrondissement », en référence aux 16 arrondissements de Marseille, auxquels s’ajoutait celui-ci, inventé.

L’ expérience était motivante à tout point de vue. Nous pensions aux migrations, à la création dans ces machines qui servaient à des transports parfois inhumains, nous rêvions des différentes manières d’intégrer le quotidien, les mémoires et les arts. Je me souviens d’avoir imaginé avec notre directeur artistique un conteneur qui se déplaçait dans différents lieux, abritant un groupe d’artistes et présentant une sorte de maison à l’intérieur et une cuisinière à bois qui fumait, donnant des signes qu’elle était active. Nous voulions hybrider nos compétences culinaires et artistiques, et effacer complètement le fossé entre les artistes et le public. Nos aspirations étaient contaminées par les premières manifestations de masse depuis le retour de la démocratie et nous éloignaient du travail théâtral habituel dans notre pays. C’est ainsi qu’est née l’idée de créer « La cocina pública » (La cuisine publique), un conteneur maritime qui serait transformé en cuisine, avec des objets récupérés dans les lieux que nous pouvions atteindre, un espace à construire avec les habitants d’un quartier à la recherche de souvenirs, d’expressions artistiques et de plats emblématiques de chaque lieu. La recherche que nous allions mener par la suite propose des actions incomplètes dans lesquelles chaque participant joue un rôle actif et fait partie du « spectacle ».

Le grand froid et une surprise

Soudain, nous nous sommes retrouvés à l’intérieur du conteneur dans la ville la plus australe de la planète, Punta Arenas, partageant avec une trentaine de personnes des joues de colin, une « chupe d’araignée de mer « (sorte de gâteaux aux fruits de mer, avec de la crème, du fromage et du pain émietté) et une tarte à la salsepareille. Nous avions construit une longue table, des bancs et une petite cuisine avec du matériel recyclé provenant d’anciennes scénographies, la décoration était composée d’antiquités données par des voisins ainsi que la nappe à fleurs, les verres et les couverts. En plein centre et sur une petite hauteur se trouvait le poêle Magellan, vieux de plus de cent ans et qui fournit toujours de la chaleur.

Il s’agissait d’un dîner familial entre des personnes qui, pourtant, ne se connaissaient pas. On avait l’impression d’une réalité palpitante et autorégulée. Tout fonctionnait au rythme de la situation, les assiettes tournaient grâce à l’organisation spontanée des participants. Les « artistes » que nous étions étaient pratiquement interchangeables : un constructeur, un producteur technique, un directeur artistique et un cuisinier-acteur. Nous étions tous en train de faire tout et n’importe quoi, tous mélangés, confus. Ce jour-là, les dames du groupe « hijas de Chiloé » (la « grande île » au sud du Chili, en proie à des histoires de sorcières) ont préparé un « curanto » (cuisson sous terre de longue durée qui mêle viandes, fruits de mer, poissons, pommes de terre et autres surprises) et les amis du restaurant « la marmita », un « guanaco en sauce ». Ce premier voyage s’est terminé par une surprise extraordinaire : lors de notre dernière session de travail, Jorge González, héros musical de nos jeunesses, est apparu au milieu de la fête et a chanté avec nous.

Si l’idée de départ du projet qui nous a conduits dans ce dernier coin de la planète était d’étudier la nourriture, les recettes transmises de génération en génération et leur influence sur la culture des territoires, leurs souvenirs, leurs histoires et leurs identités nous révélaient également une cartographie culturelle dynamique et insoupçonnée. Au milieu de l’aventure, l’apparition de cette icône des grises années quatre-vingt semblait ouvrir de curieux horizons.

Les collines centrales et leurs feux

De retour au port, nous rejoignons les coéquipiers qui semblaient manquer à notre expérience. L’ idée que nous avions eue s’est avérée meilleure que nous ne l’avions imaginée et il fallait maintenant intégrer des éléments à ce qui s’apparentait désormais à une forme d’artivisme involontaire (un mot inconnu de nous). Notre principe étant de tout recycler (matériaux, souvenirs, métiers), il nous a semblé qu’inclure le recyclage des textiles, des ateliers sur ce thème et la cuisine générerait des instances de rencontre supplémentaires où nous pourrions parler du quartier et nous intégrer à la mémoire vivante de la communauté visitée. Peut-être en créer une commune.

Alors que nous préparions ces futurs projets, des incendies de grande ampleur se sont déclarés à Valparaíso, dévastant de nombreux hectares sauvages et des maisons. Des milliers de maisons et plusieurs collines brûlaient, laissant des milliers de personnes sans abri. Cette situation d’urgence nous a incités à mobiliser spontanément nos ustensiles de cuisine et nos compétences culinaires – que nous avions mis au service de notre projet d’artistes curieux du monde – pour résoudre la situation d’urgence dans laquelle se trouvaient les voisins des collines. Nous n’avions pas assez de fonds ou de subventions pour soutenir ces actions, mais des campagnes citoyennes ont été lancées, des chaînes d’amis ont fait passer le mot. À l’époque, des kilos de nourriture arrivaient quotidiennement en aide, mais nous n’avions pas d’endroit ni pour cuisiner ni pour manger. La réalité que nous vivions dépassait de loin toutes les hypothèses. Pendant plusieurs mois, nous avons orienté notre travail vers cette éventualité exigeante et brute. Encore une fois, il ne s’agissait pas d’« artivisme » en tant que tel, mais de l’utilisation de nos outils dans un travail différent, qui a transformé à la fois nos idées sur la « création » et nos idées sur l’« action ».

Au bout de quelques mois, la situation étant un peu plus stable, nous avons été invités à apporter une partie de notre « cuisine publique » dans un bâtiment du ministère de la culture. Il s’agissait d’une nouvelle étape dans notre travail et aussi d’une occasion de générer des rencontres entre nos nouveaux amis de la colline, les chefs de quartier ou les collaborateurs, et les travailleurs du ministère, de haut niveau, de niveau moyen et de niveau inférieur, tous confondus. Dans un pays aussi divisé que le nôtre, il s’agissait d’un croisement sans précédent entre la culture populaire et l’institution, une rencontre motivée par des circonstances qui nous ont mis à la même table pour prendre le classique thé de l’après-midi avec des personnes qui, jusqu’alors, avaient des possibilités lointaines, voire improbables, de se connaître. Ces scènes d’il y a quelques années ont semblé plus tard, dans les rues de 2019, devenir massives.

Ces expériences ont rendu évident ce que nous savions depuis notre enfance : que les femmes sont l’axe central des organisations communautaires et du soin collectif qui assure leur existence. L’ une d’entre elles a joué un rôle fondamental dans notre expérience de terrain : la future amie, collaboratrice et exemple inépuisable de lutte, d’amour et de travail pour sa communauté, Doña Inés González, cheffe du quartier de la colline « Cordillera », cuisinière et activiste de la résistance à la dictature chilienne dans les années 1970.

Avec elle et notre équipe reconstituée, nous avons repris la tournée des collines pendant le Festival de artes de la ciudad, nous avons cuisiné carbonada de jibia, tomaticán, pastelera de choclo, porotos granados et un curanto1 dans Las cañas, Barón, Cordillera et El Vergel, collines de Valparaíso qui ajoutaient des souvenirs et des amitiés à notre Cuisine Publique. Ces bifurcations ont fait apparaître, par leur action même, une méthodologie du devenir et de l’incertitude qui, avec ses transformations permanentes, a généré des formes de cristallisation et des expériences consolidées. Notre « artivisme » a ainsi confirmé son parcours inverse : de l’action aux formes, formes qui, à leur tour, nous ont donné des indices sur les tissus qui, dans un futur proche, rendraient possible l’émergence de communautés politiques soutenues par des expériences communes de création. Sans doute n’avons-nous pas été et ne serons-nous pas les seuls à susciter de tels brassages. Sinon, il serait difficile de comprendre l’explosion qui s’est produite des années plus tard dans les rues.

Le Nord et les coulées de boue

Après ces périples, nous avons reçu l’invitation d’un groupe de quartier pour organiser une Cuisine Publique près de l’aéroport de la ville de Chañaral, là où commence le « grand nord » du Chili. Le désert et la mer sont proches, la méga industrie des mines aussi, une « zone sacrifiée » qui, à l’époque, se remettait d’une récente avalanche de boue et de résidus qui a traversé la ville en descendant de la chaîne de montagnes, emportant avec elle des personnes, des animaux, des maisons et tout ce qui se trouvait sur son passage2.

Notre conteneur – où nous avons construit la cuisine publique – n’est pas arrivé, et ne pouvait pas arriver, il n’y avait aucun moyen de le transporter. Mais les conteneurs nous avaient déjà appris ce que signifiait vraiment « voyager » : Nous avons improvisé en réparant une vieille construction de quartier abandonnée, construisant là une version ancrée de la « cuisine publique ». Nous vivions dans une maison du quartier et travaillions sur le site avec des membres de la communauté. L’ environnement était traumatisé par la catastrophe et nous avons approfondi un lien entre notre compagnie et le quartier afin d’atteindre l’objectif de réhabiliter un espace commun. Le dîner d’inauguration a été un succès retentissant. Au milieu des catastrophes, la « carne mechada con arroz3 » a été très bien accueillie par les participants, y compris le maire. L’ ambiance était à la réminiscence enthousiaste d’un passé où l’on se réunissait régulièrement pour manger à une grande table dans la rue. Ce sentiment de joie nostalgique s’est répété par la suite en divers endroits. C’était une joie du passé, mais ravivée par un élan de survie.

À l’intérieur et à l’extérieur du territoire

Avec le temps et d’autres expériences locales, notre projet s’est en quelque sorte consolidé. Il y a eu des actions-fonctions dans différents festivals à l’intérieur et à l’extérieur du Chili, les étés nous rappelaient l’importance de la saison pour l’alimentation. Le maïs et les haricots, par exemple, sont les vedettes de l’été dans la zone centrale et doivent être cuisinés en même temps que le basilic et le « sofrito4». La salade chilienne de tomates, oignons et coriandre est incontournable. Le maïs est également utilisé dans la préparation des « humitas » et du « pastel de choclo », toujours accompagnés de la salade nationale. Tous les plats dérivés du maïs impliquent des journées collectives marathoniennes de préproduction en chaîne, une chaîne qui génère naturellement un code commun et un cas parfait d’interaction, de coordination physique et de conversation détendue (égrener de grands sacs de haricots ou préparer les nombreuses humitas implique d’éplucher et de traiter le maïs, de le moudre en une pâte avec des assaisonnements, de choisir les feuilles de maïs les plus tendres pour l’emballage des humitas, de les sceller avec une branche et de les faire cuire dans une marmite d’eau bouillante)5.

C’est à partir de ces recettes chiliennes que nous avons fait le saut en 2017 pour nos premières expériences hors du Chili. Plus tard, nous verrions que l’essence de nos recettes locales est reproduite dans de nombreux endroits du monde, si ce n’est dans leurs ingrédients, du moins dans leur logique. Cette année-là, nous sommes allés à la Fira Tárrega en Catalogne. Nous avons cuisiné du lapin, des escargots et de la soupe de melon et nous avons clôturé le dernier spectacle le 11 septembre. Coïncidant avec un autre anniversaire du coup d’État militaire au Chili, cette date n’était pas anodine pour nous. Alors que le maïs est normalement donné aux cochons, nous avons décidé de préparer un bon « Pastel de choclo ». Nous avons également préparé d’autres plats rapides à servir, un détail qui prenait de l’importance dans nos recherches (les temps de préparation ou les conversations avec le voisinage sont très différents du service d’un plat chaud pour plus d’une centaine de personnes).

De retour au Chili, les activités entre Valparaíso et Santiago se sont succédé. Dans la capitale, nous avons travaillé avec les habitants de l’emblématique quartier « Los Nogales », dans le quartier d’Estación Central, zone pionnière dans l’accueil des premières migrations massives dans le pays : d’abord du sud, principalement des Mapuche, puis du Pérou au début des années 1990 et, peu de temps avant notre arrivée, des citoyen·nes d’Haïti. Les enfants et les femmes ont été les premiers à « briser la glace », s’approchant plus naturellement de la « jarre » (comme nous avons fini par appeler le conteneur), jouant dedans, s’y cachant et profitant de la liberté de pouvoir prendre des objets et des instruments de musique que l’on trouve normalement dans la cuisine. Le couronnement de l’expérience a été une délicieuse « soupe joumou », un plat préparé sur l’île chaque 1er janvier pour commémorer leur indépendance. Dans ce plat, tous les ingrédients qui leur étaient interdits sont versés dans une soupe qui, par sa préparation, leur redonne le droit de manger ce qu’ils ont eux-mêmes planté et récolté.

Déforestation et reforestation

Les incendies, déjà fréquents dans notre pays, détruisaient à nouveau les communautés. Dans la région du Maule, nous avons vécu des expériences avec des champignons qui sont restées dans nos mémoires. La première étape fut la ville de Santa Olga, où un incendie monumental s’était déclaré quelques mois plus tôt, détruisant 160 000 hectares. La région est en proie à des entreprises forestières qui, suivant le modèle d’extraction classique, déforestent la forêt endémique la remplaçant par des plantations de pins ou d’eucalyptus. Nous y avons préparé un ceviche de « changles », champignons délicieux récoltés sur ce terrain dévasté.

Le goût des changles encore en bouche, nous avons reçu une invitation pour la France. Quelques jours plus tard, nous nous sommes installés en banlieue parisienne et avons retrouvé des amis algériens, particulièrement sensibles à notre sens de l’humour. Dans le quartier, il y avait aussi une Japonaise silencieuse et un Mexicain bavard. Avec eux, nous avons préparé la Shorba, les bricks, le poulet et le pudding au matcha. Les amis musulmans ont accepté avec simplicité de s’asseoir à des tables où l’on servait aussi du vin. Avant de partir pour l’Angleterre où nous avons préparé du rosbif, du ragoût de poulet et du Kachumbari (une préparation kenyane à la tomate identique à notre très chilien « pebre »), nous avons mangé des kassler de porc avec des pommes de terre à Sarrebourg, reconstituant sur scène une scène simple du voyage du tubercule de l’Amérique vers le reste du monde.

Nous sommes retournés dans d’autres périphéries parisiennes, nous avons partagé avec des exilés chiliens et des camarades marocains qui avaient mis leurs histoires de vie dans d’autres conteneurs, nous avons travaillé avec des habitants du port de Cork, en Irlande, en recyclant les surplus de l’industrie alimentaire. En arrivant au Chili nous avons cuisiné du poisson avec les voisins de la crique de Loncura, convertie il y a des années en « zone sacrifiée » où les déchets industriels ont transformé la mer en un foyer d’intoxication.

De retour à Valparaíso, à la fin de l’année 2019, l’atmosphère nous a semblé s’enflammer comme ces mers rouges, explosées. La soi-disant « explosion sociale » commençait à se produire, une rupture généralisée qui se manifestait par l’euphorie, le feu, les répressions, les abus et un mélange très étrange de joie, d’espoirs et de violence, d’expressions artistiques, de murs écrits, de déclarations de guerre du président de l’époque, Piñera, envers le peuple. Les fantômes du passé venaient nous rappeler que les plaies de la dictature étaient encore ouvertes. Les gens s’organisaient à nouveau dans leurs quartiers, les « ollas communes 6 » refaisaient surface et, après diverses négociations, un processus de changement constitutionnel était engagé.

Nos expériences semblaient prendre un sens particulier, nous pensions que nous nous étions instinctivement préparés à cela, pas seulement nous-mêmes et nos conteneurs, mais une série de pratiques qui avaient nourri la possibilité d’exploser collectivement. En mars 2020, au lendemain d’une dernière performance-action de la Cuisine Publique à Santiago, une pandémie qui nous menaçait toustes était décrétée. Le monde devait entrer dans un processus de réclusion et de silence social. Nos réalités ont été bouleversées. Si notre horizon était de travailler et de créer avec et à partir de l’autre, cette période pointait que le seul acte de manger avec des inconnus était presque un suicide. De plus, au Chili, le soutien gouvernemental au travail artistique était pratiquement inexistant et beaucoup d’entre nous ont dû se reconvertir.

Aujourd’hui, nous sommes dans un processus de regroupement et de réactivation ; nous essayons de rompre l’inertie par des actions visant à réparer la peur du collectif, qui, au Chili en particulier, s’est installée après une longue et absurde période de couvre-feu. Que représente encore un plat partagé pour une communauté ? Quelle relation s’établit entre ceux qui préparent un plat et ceux qui le mangent ? Est-il nécessaire de passer par des catastrophes communes pour s’allier ? Ce sont des questions simples que nous ne cessons de nous poser. Peut-être parce qu’elles sont à la base de ce que nous entendons par « partage ».

1Tous des plats typiques du Chili. Les uns avec des poissons, dautres avec du maïs.

2Le film expérimental « Medea » de Alejandro Moreno Jashés traite métaphoriquement sur ce sujet. https://www.youtube.com/watch ?v=XA1MGCBwAnA

3Viande à la casserole avec du riz pilaf.

4Base doignons, ail et épices revenus.

5https://www.tipicochileno.cl/recetas/humitas/#

6Littéralement « casseroles communs », pratique de préparation et de partage de nourriture pratiquée par des communautés aux années 60 et 70 et héritage de pratiques de cuisine communautaire des peuples autochtones.