71. Multitudes 71. Spécial mai 2018
Mineure 71. Inventer des formes de vie

La démocratie comme enquête et comme forme de vie

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La notion de forme de vie se retrouve aujourd’hui dans des contextes théoriques divers. Les formes de vie, ou formes vitales, peuvent être définies comme des configurations de co-existence humaine, dont la texture est faite des pratiques ou actions qui les produisent, les modifient, les détruisent. Cette dimension du concept apparaît tout particulièrement en un temps de vulnérabilité et de transformation des formes de vie humaines. Que ce soit au sein de la Théorie critique, dans la pensée du biopolitique, dans l’éthique de la vie ordinaire ou dans les divers courants de l’anthropologie, les formes de vie permettent de penser de nouvelles formes de critique et d’éthique dans un monde touché par le changement global et la radicalisation des inégalités sociales, sanitaires et environnementales1.

Au-delà de la vulnérabilité des formes de (la) vie humaine, apparue en diverses situations de désastre ou de dénuement2, le concept de formes de vie s’est développé à l’articulation du social et de la vie et pour décrire l’inventivité et la création de nouvelles formes de vie. Les propositions se sont récemment multipliées pour aborder la vie à partir de perspectives écologiques ou de l’analyse des « récits de vie » et de l’observation de la vie quotidienne dans des zones urbaines. Au-delà de la « vie nue », du biopolitique… au-delà du narcissisme de la construction individuelle et de l’expression d’une « forme de vie », il reste à penser la créativité, la plasticité et la fabrication collective des formes de vie – notamment l’invention de formes de vie démocratiques et égalitaires, l’invention de nouvelles formes de vie qui « poussent » (grow) dans les situations de désastre, de désordre, de déplacement et de dénuement.

La construction du corps et le façonnage d’une forme de vie au sein de formes culturelles, l’idée d’une plasticité des êtres vivants mais aussi de la résistance ou de l’adaptation – qui peuvent se combiner dans les phénomènes de résilience, même si on peut critiquer ce terme – dont fait preuve chaque être humain au cours de son existence, offre désormais un cadre théorique plus apte que le biopolitique ou la vulnérabilité à décrire l’invention des formes de vie et des formes de vie émergentes, à partir des actions ou expérimentations des citoyen.ne.s.
La politique est bien l’ensemble des activités au travers desquelles les agents humains agissent sur leur vie commune, dessinent les contours de leurs vies, opérant les ajustements que les conflits rendent nécessaires (voir l’article d’Estelle Ferrarese), donnant ainsi à leur expérience une forme capable d’en assurer une expression douée de signification et donc, dirait Wittgenstein, de vie. Une conception de la démocratie comme forme de vie, à l’opposé de la démocratie comme système institutionnel, ou régime de gouvernement, voire idéal politique, redéfinit la démocratie, au-delà d’un mot d’ordre creux ou moralisateur, comme exploration de nouvelles formes de vie politique, plus égalitaires et appropriées aux variétés de voix humaine.Les citoyen.ne.s y sont alors des expérimentateur.trice.s de formes de la vie démocratique, ou pour parler en termes « pragmatistes », des enquêteurs.trice.s politiques.

L’enquête démocratique

Les insurrections civiles de 2011, les occupations de rues et de places du monde qui se sont multipliées depuis, les zones à défendre ou les actions actuelles (avril-mai 2018) d’occupation de leurs universités par les étudiants en révolte contre les évolutions institutionnelles… n’ont finalement qu’un mot d’ordre commun, démocratie. Aussi disparates soient-ils, ces mouvements dessinent les contours d’une forme d’action et de vie politique qui s’est progressivement établie : le rassemblement. Ils réfutent le modèle d’une socialisation démocratique qui serait désormais virtuelle ou numérique ; ils ne donnent pas prise aux accusations classiques d’incompétence politique – ils seraient manipulés, inutiles, potentiellement violents, inconscients des réalités du monde contemporain. Ce qu’ils veulent prioritairement mettre en évidence, c’est la possibilité d’une réalisation de la démocratie, ici et maintenant. Cela veut dire par exemple qu’ils veillent à préserver la parité, l’égalité entre les personnes qu’ils réunissent, qu’ils gèrent les débats en laissant la parole en temps égal à chacun ; et plus largement, qu’ils organisent leur mouvement politique de façon ouverte, sans sélectionner leurs membres.

Si le mot démocratie est régulièrement invoqué concernant des institutions ou des idéaux politiques, il sert donc également à faire entendre un ensemble de demandes qui transforment le concept de démocratie en y incluant des exigences : le respect de la dignité des personnes, l’attention aux plus vulnérables, la transparence de l’action publique, la fin de l’impunité des dirigeants corrompus. Mais aussi : la liberté et l’égalité d’accès aux biens publics que sont l’école, les transports, l’énergie, l’eau, l’université. Ou alors : l’indépendance de la presse et des médias, l’assurance d’un niveau de vie décent pour chacun – une revendication exprimée dans la proposition de revenu universel – la garantie de la prise en charge de la maladie, du chômage et de la grande vieillesse – une revendication exprimée dans le concept de care.

L’invocation de la démocratie dans la revendication politique est elle-même démocratique. Elle atteste d’une démocratisation de la pensée politique, où la définition de ce terme n’est plus l’apanage des milieux de spécialistes qui assurent en détenir la clé et multiplient les ouvrages et définitions. On n’a peut-être pas suffisamment réfléchi à la nature de ce phénomène de démocratisation de la pensée. En indiquant que la démocratie se définit à travers le développement de pratiques démocratiques et l’invention de formes de vie démocratiques, on conteste le monopole de la définition de la démocratie à la philosophie ou à la science politique ou aux experts de la participation. Qu’est-ce donc que la démocratie lorsqu’elle n’est plus uniquement une notion réservée à la description d’un type de régime constitutionnel et des techniques de gouvernement qui lui sont associées ? Dans les mouvements de protestation ou d’occupation3, le mot démocratie se présente comme un principe dont le contenu particulier (exigence d’égalité, de dignité, de probité, d’équité, de transparence) arme une forme d’action politique dont la légitimité procède d’une conception de la démocratie comme « forme de vie ».

Wittgenstein politique

Revenir à Wittgenstein dans un tel contexte renouvelé de discussion des Lebensformen (formes de vie), expression qui joue un rôle stratégique dans sa philosophie, permet de préciser quelle est la texture essentielle de cette notion de formes de vie liée, chez Wittgenstein, à des formes de langage. Reste à savoir (voir la contribution d’Albert Ogien) ce qu’il faut entendre par « forme de vie » lorsqu’on applique ce concept à la démocratie. Un premier sens de la forme de vie chez Wittgenstein est ce qu’il nomme l’accord dans le langage. On peut dire que toute l’œuvre de Wittgenstein est une exploration du fait que le langage ordinaire est une forme de vie. En apprenant un langage et des usages, on apprend des normes et une forme de vie. Cet aspect normatif et régulateur de l’apprentissage du langage est le point anthropologique des Recherches Philosophiques4, et ce qui permet de comprendre en quoi consiste la grammaire : apprendre un langage, c’est apprendre une grammaire non au sens d’une intégration de règles applicables mécaniquement, mais au sens de l’apprentissage de comportements et pratiques intégrés à une vie.

Dans les Voix de la raison, Stanley Cavell explicite de façon saisissante ce que Wittgenstein entend par l’apprentissage d’une forme de vie dans la grammaire :

« L’enfant apprend la signification du mot «amour» et ce qu’est l’amour. C’est cela (ce que vous faites) qui sera l’amour dans le monde de l’enfant ; et s’il est mêlé de ressentiment et de menaces, alors l’amour est un mélange de ressentiment et de menaces, et dans la recherche de l’amour c’est cela que l’on recherchera. Si vous dites : «Je sortirai avec toi demain, promis», l’enfant commence à apprendre ce qu’est la durée temporelle, et ce qu’est la confiance. Lorsque vous dites : «Mets ton manteau», l’enfant apprend ce que sont les ordres, ce qu’est l’autorité ; et si donner des ordres est quelque chose qui vous angoisse, alors l’autorité elle-même est incertaine.5 »

On pourrait reprendre dans cette perspective ce que dit Wittgenstein de la règle : il ne s’agit pas d’expliquer notre langage ou nos actions par des règles, mais de suivre la pratique de la règle sur l’arrière-plan de la vie humaine. Il y a accord dans les jugements, pas seulement dans les définitions, dit Wittgenstein dans les Recherches. Il ajoute que c’est ce que les êtres humains disent qui est vrai et faux ; et ils s’accordent dans le langage qu’ils utilisent. Ce n’est pas un accord dans les opinions mais dans la forme de vie. Il précise : pour que langage soit moyen de communication, il doit y avoir non seulement accord [übereinstimmung] dans [in] les définitions, mais (aussi étrange que cela puisse paraître) accord dans les jugements. Cela semble abolir la logique, mais ce n’est pas le cas6.

Enfin, il est important que Wittgenstein dise que nous nous accordons dans et pas sur le langage. Cela signifie que nous ne sommes pas acteurs de l’accord, que le langage précède autant cet accord qu’il est produit par eux. « Nous ne pouvons pas être tombés d’accord au préalable sur tout ce qui serait nécessaire. » S’accorder dans le langage veut dire que le langage – notre forme de vie – produit notre entente autant qu’il est le produit d’un accord, qu’il nous est naturel en ce sens. L’apprentissage du langage n’est ni intégration de significations, ni de règles, mais l’entrée dans des formes de vie qui mettent les mots en état de faire ce qu’ils font.

« En apprenant le langage, on n’apprend pas seulement la prononciation des sons et, leur ordre grammatical, mais aussi les «formes de vie» qui font de ces sons les mots qu’ils sont, en état de faire ce qu’ils font – par exemple, nommer, appeler, montrer du doigt, exprimer un désir ou une affection, indiquer un choix ou une aversion, etc. Or selon Wittgenstein, les relations entre ces formes sont également «grammaticales»7 ».

« La forme de vie est ce qui donne vie8 », donne sens aux mots.

Lorsque Wittgenstein indique : « Ce qui doit être accepté, le donné, c’est – on peut dire – les formes de vie9 », il ne s’agit pas de considérer comme un donné incritiquable les structures sociales, les différents rituels, les systèmes économiques. Le double sens social et vital de la forme de vie en fait une véritable alternative aux concepts de règles qui sont dominants dans la pensée philosophique (épistémologique, éthique et politique) ; c’est-à-dire, une vision où la forme de vie, sociale comme biologique, peut être radicalement transformée, perdue, critiquée, renouvelée, réinventée. Il ne s’agit pas de deux sens différents et hiérarchisés de la vie ; ce qui est en jeu dans la distinction est l’intrication du social et du biologique dans les formes de vie, et l’intégration de formes vitales (Lifeforms) dans les formes ordinaires de vie (Forms of life).

L’anthropologue Veena Das critique ainsi les anthropologues utilisant la notion de Forms of Life comme synonyme de « culture » ou de « manières de vivre ». Elle explique que la violence exercée sur les femmes lors de la partition de l’Inde et du Pakistan ne relève pas d’une variation culturelle des formes de vie mais soulève la question de la redéfinition de ce qu’est une vie humaine, l’accent étant alors placé sur la Form of Life (avec l’accent sur Life). Ce qu’est être vivant pour l’humain n’est pas la même chose pour d’autres êtres. Dans des situations de violence extrême ou de désastre, la nature des humains peut être modifiée en fonction des actions qu’ils.elles exercent et des souffrances qu’ils.elles endurent. L’objet de cette biologisation de l’anthropologie, c’est exactement la Life Form, la frontière du vivant et du non-vivant (comme la décrivent Tim Ingold ou Eduardo Kohn). La question de la forme de vie se révèle inséparable du questionnement sceptique, sur la reconnaissance et la métamorphose des formes vivantes, la limite de l’humain recroisant celle du vivant10.

La possibilité d’une transformation radicale de nos formes de vie est bien l’horizon politique et démocratique du concept de forme de vie. Elle suggère que c’est nous qui sommes les transformateurs de nos formes de vie : reste à savoir qui est ce nous, et c’est tout l’enjeu encore de ces critiques de la forme de vie (voir l’article de Clotilde Nouët). La métamorphose des formes de vie ouvre un espace pour des libertés nouvelles, comme l’indique Piergiorgio Donatelli dans Manières d’être humain :

« Si nous voulons défendre de nouveaux modèles de subjectivité, de nouvelles formes d’expérience, de nouvelles formes de vie collective, de nouvelles expériences de vie, l’argument général en faveur de la liberté de choisir et d’agir dans tous les domaines ne suffit pas. Il faut d’abord reconquérir pour eux-mêmes ces domaines comme des lieux à nous, où choisir a du sens : comme des lieux hospitaliers pour la liberté et l’exercice créatif de la subjectivité. Se ressaisir de la vie humaine comme une sphère de liberté signifie se reconquérir et imprimer un mouvement propre à ce que cela signifie pour nous que de procréer, de mourir, d’avoir une vie sexuelle et bien d’autres choses encore.11 »

Ces libertés – espaces d’expérience constitutifs de la forme humaine de la vie – sont précisément l’objet des luttes politiques et plus quotidiennes, à la maison, au travail (voir l’article d’Ada Reichhart) et sur les places, autour du pluralisme des formes de vie.

La théorie de l’enquête de Dewey

Les mêmes questions que soulève la reconnaissance de la multiplicité des formes de vie se posent avec celle de la pluralité des situations ordinaires. On peut penser à Frame Analysis12 où Erwin Goffman étudie l’acquisition d’une aptitude à se servir des éléments du donné en les ajustant en permanence aux circonstances changeantes du déroulement de l’action. Cette aptitude consiste à opérer, de façon ajustée, des transformations et des modalisations de sorte à éviter d’être embarrassé dans une des situations ou des formes de vie dans lesquelles on se trouve pris. Une multitude de types d’activité pratique socialement organisée existent qui pré-ordonnent l’action qui va venir s’y dérouler. La question se pose cependant de savoir si ce qu’on peut admettre pour un type d’activité pratique (ou une forme de vie) peut également l’être pour la démocratie comme une forme de vie. Pour John Dewey, l’autonomie individuelle se construit dans la prime éducation et tout au long de l’existence, dans la mesure où la vie en société réclame, de la part de chacun et de façon permanente, la mise en œuvre d’une démarche expérimentale qui consiste à résoudre collectivement les questions d’intérêt général – qu’elles soient politiques ou pas – qui émergent dans le flux ordinaire de l’existence ; c’est-à-dire dans l’« enquête » – une procédure au terme de laquelle une « communauté d’enquêteurs » parvient à résoudre une « situation problématique » à laquelle elle est confrontée. Elle est donc un travail collectif qui exige un engagement pratique et épistémique de la part de celles et ceux qui y participent. Cela garantit qu’une « intelligence collective » se constitue et parvienne à produire une détermination satisfaisante de la situation, qui se traduit directement dans la manière dont l’action en cours se développe. La théorie de l’enquête de Dewey, qui se contente d’appréhender les membres d’une société tels qu’ils sont au moment où ils doivent s’engager dans une recherche collective, peut être appliquée au politique13 :

« Le fait de l’association ne produit pas de lui-même une société. Cela exige […] la perception des conséquences d’une activité conjointe et du rôle distinctif de chaque élément qui la produit. Une telle perception crée un intérêt commun, c’est-à-dire une préoccupation de la part de chacun pour l’action conjointe et pour la contribution de chacun des membres qui s’y livrent. Alors il existe quelque chose qui est véritablement social et pas seulement associatif. »

Et il tire cette conclusion :

« Tel est l’essentiel de la méthode que nous nous proposons de suivre.14 »

Cette méthode, Dewey la nomme : démocratie. Pour lui, ce mot ne renvoie donc pas à un régime politique défini par un système spécifique d’institutions (si chères qu’elles soient à son cœur) mais sert à qualifier la nature de toute procédure expérimentale : esprit de découverte, libre disposition des informations, discussions ouvertes sur des hypothèses, partage des intuitions et des résultats, etc. Le principe démocratie, c’est alors cette entreprise collective de production de connaissances pour l’action, à laquelle tout individu concerné par un problème public contribue, à égalité de compétence, afin de lui apporter une solution satisfaisante15.

« Pour l’individu, [la démocratie] consiste dans le fait de prendre part de manière responsable, en fonction de ses capacités, à la formation et à la direction des activités du groupe auquel il appartient, et à participer en fonction de ses besoins aux valeurs que le groupe défend.16 »

La théorie de l’enquête de Dewey situe la politique à l’écart des jeux de pouvoir fondés et des débats sur les institutions ou l’ordre constitutionnel, mais aussi des théorisations des savants. Dewey envisage le politique à partir de son expression la plus élémentaire : la revendication d’un droit qui s’élabore dans le processus de « constitution d’un public ». Il entend simplement faire valoir les avantages du recours à la méthode de la démocratie et rappeler que les citoyen.ne.s ordinaires sont toujours parties prenantes de l’administration des affaires publiques.

L’attrait qu’exerce la théorie de l’enquête, la reconnaissance du fait que les gens ordinaires ne sont pas des imbéciles crédules comme tentent de le faire croire certains discours d’expertise… est indissociable du développement de la démocratie comme forme de vie – dans la vie publique comme dans la recherche académique. La revendication de démocratie réelle déborde totalement les discours en général hypocrites voire manipulatoires sur l’empowerment citoyen. Elle pose une exigence radicale et ordinaire à la fois : tout ressortissant ou habitant d’une société possède un savoir ou une compétence politique qui suffit à lui conférer la responsabilité de prendre des décisions qui engagent l’avenir et le destin d’une collectivité.

« La démocratie comme enquête et comme forme de vie », ce pourrait être le sous-titre de certains moments du beau film 120 battements par minute de Robin Campillo. Le film s’ouvre par une présentation directe, aux « nouveaux » et aux spectateurs, d’actions considérées comme « limite » et d’un « tutoriel », par un des responsables. En formant son public d’aujourd’hui à la pratique de la démocratie, le film revendique aussi un des acquis des années ACT-UP, résumé par l’inscription « Knowledge is a weapon » sur un camion de la Gay Pride. Leur compétence en tant que premiers concernés place les malades au cœur des luttes, et indissolublement de la production de connaissance. La démocratie se révèle une question épistémologique, pas purement politique. Le film nous présente de nombreuses scènes où s’exprime et se démontre l’expertise acquise par les malades et les activistes. La compétence démocratique se définit par le fait d’être affecté – c’est bien une forme de vie au sens strict. Le film est alors une leçon de vie et de démocratie participative et une subversion active des hiérarchies entre « experts » et citoyens. Pour reprendre la formule de Dewey, il repose sur une conception de la démocratie comme « méthode », à savoir, l’enquête dans laquelle chacun.e contribue à élaborer et mettre en œuvre une solution à un problème collectif et négligé.

120 battements par minute tire également son enseignement de la présentation passionnante et réaliste des discussions politiques, jamais faciles, toujours égalitaires et respectueuses des façons d’être. C’est un modèle de démocratie horizontale, qui a été repris depuis dans bien des mobilisations, celles en tout cas qui revendiquent l’égalité de valeur des vies. Un autre argument du film est la mise en perspective ironique de la critique rituelle et toujours actuelle, de la « violence » des actions démocratiques, qui délégitimerait « ceux qui ne jouent pas le jeu » ; mais justement la force de la revendication est de rejeter le cadre (ce que Goffman appelle rim) des discussions verrouillées. La démocratie comme forme de vie est moins proche des débats rationnels que des actions de rébellion et de désobéissance, qui expriment publiquement et collectivement le refus de lois ou de directives iniques. La force du combat des personnages de 120 battements par minute est de rejeter le cadre de discussions verrouillées. Là aussi, la démocratie est inséparablement forme et force de vie, ce qui explique son rôle désormais de mot d’ordre – ou de désordre – structurant la réalité, et armant les citoyen.ne.s en l’absence de voix politiques.

1 Estelle Ferrarese, Sandra Laugier (dir.), « Politique des formes de vie », Raisons politiques, no 57, 2015.

2 Didier Fassin, La Vie, mode d’emploi critique, Seuil, Paris, 2018.

3 Sandra Laugier & Albert Ogien, Le principe démocratie, Enquête sur les nouvelles formes du politique, Éditions La Découverte, Paris, 2014.

4 Ludwig Wittgenstein, Recherches Philosophiques, Gallimard, Paris, 2005.

5 Stanley Cavell, Les voix de la raison, Seuil, Paris, 1996, p. 271.

6 Ludwig Wittgenstein, op.cit., § 241-242.

7 Stanley Cavell, op.cit., p. 271.

8 Ludwig Wittgenstein, op. cit., § 432.

9 Ludwig Wittgenstein, op.cit., p.359.

10 Cf. l’ouvrage collectif d’Anne M. Lovell, Stefania Pandolfo, Veena Das & Sandra Laugier, Face aux désastres, Paris, Éditions Ithaque, 2013.

11 Piergiorgio Donatelli, Manières d’être humain, Paris, Vrin, 2014, p. 39-40.

12 Ervin Goffman, Frame analysis, an essay on the organisation of experience, Northeastern University Press, Boston, 1986.

13 John Dewey, Le Public et ses problèmes, Folio Essais, Gallimard, Paris, 2010.

14 John Dewey, op.cit., p. 118.

15 Hilary Putnam, « A Reconsideration of Deweyan Democracy », dans Renewing Philosophy, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1992.

16 John Dewey, op. cit., p242.