90. Multitudes 90. Printemps 2023
Hors-champs 90.

La dialectique de la violence
La poïétique révolutionnaire et le théologico-politique

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Dans Bonsoir tendresse, son autobiographie parue en 2018 chez Odile Jacob, René Depestre, dépeignant son enfance, a fait « la révélation d’une crise générale de la société haïtienne ». La source de cette crise remonte sans nul doute à un différend théologico-politique originaire, le poète voit cependant le facteur le plus manifeste dans le « chaos » symbolique qu’induit le déploiement tentaculaire du mouvement évangélique. S’il dénonce avec véhémence les campagnes antisuperstitieuses héritées de l’esprit du Code noir, campagnes pendant lesquelles le clergé catholique s’acharnait à vouloir « éliminer » purement et simplement le vodou, tenu pour « un agrégat de superstitions », de l’imaginaire haïtien, l’auteur d’Un Arc-en-ciel pour l’Occident chrétien insinue pourtant l’existence d’un âge d’or quant au rapport du vodou et du catholicisme, ce que viendraient troubler les « bricolages évangéliques » actuels. L’âge (d’or) dont il s’agit ici est celui de l’enfance. La sienne à Jacmel, où sa mère lui fit découvrir le vodou – « à l’intérieur de la cérémonie, tient-il à souligner (p. 26-27) ».

Ce à quoi le poète est fortement sensible, c’est à la fois au vécu de l’enfance et à la « dimension esthétique » du rituel vodou. Aussi laisse-t-il transparaître quelque harmonie préétablie avec le catholicisme. Par l’idée du métissage, il exprime l’opinion qui voit dans l’« hégémonie » actuelle du protestantisme made in USA l’exacerbation du conflit théologico-politique originaire. Par sa pauvreté théologique précisément, ce protestantisme taillé à l’aune de notre misère éthico-spirituelle viendrait réactiver le différend colonial. Sans pouvoir nous arrêter ici sur la pertinence de cet âge d’or, il est aisé de relever que l’harmonie de l’enfance quittait bien vite l’adolescent qu’il fut devenu, car fils de 1946, Depestre ressentait bientôt la nécessité de diriger tout entière sa rage révolutionnaire contre l’Occident chrétien. On n’a aucun mal à percevoir à travers les entrelacs du récit le différend auquel fut exposé l’enfant, différend qui opposait sa mère à sa grand-mère, qui « ne voulait rien savoir d’un « culte païen qui nous éloignait de la culture française (p. 26) ».

Ce conflit théologico-politique n’ayant pu être plus immanent, parce que profondément intériorisé, qu’entre une mère et sa fille, par conséquent, il semble que ce qui pourrait être considéré comme un « âge d’or » pour l’enfant vu d’un regard d’adulte presque centenaire, ne l’a jamais été véritablement. C’est la raison pour laquelle l’adolescent ne pouvait être apaisé, la « poétique de la foi » n’ayant pu se satisfaire de la « magie » du métissage. L’adulte, non plus, rompu à l’incandescence surréaliste et à la flamme communiste. Un Arc-en-ciel apparaît comme le texte le plus remarquable à cet égard : en vertu de la poïétique révolutionnaire qui s’y trouve à l’œuvre, mais aussi parce que, tel un effet miroir déformant, il peut servir à projeter une pleine lumière sur l’hypothèse révolutionnaire saisie par le vodou dans le contexte actuel d’un mimétisme magico-religieux, lequel suit le modèle eschatologique protestant en tant que modèle symbolique à prétention hégémonique.

Nous nous attellerons à caractériser la situation présente en soulignant le fait que le protestantisme ne s’accroît qu’en mimant à la fois l’imaginaire catholique et l’imaginaire vodou. Ainsi mettrons-nous en exergue les dangereuses conséquences qui en découlent : celle de favoriser le prophétisme du pire et celle, donc, de neutraliser la puissance d’agir politique au sens du devenir démocratique de l’État et de la société. Ce terrain une fois balisé, nous analyserons l’œuvre de Depestre afin de montrer comment elle s’accommode d’un certain sens commun lié à la représentation du vodou : le magico-sorcier mis au service de la révolution, tout en étant porteuse d’une cosmopolitique axée sur la dimension clinique du vodou, laquelle s’avère problématique du point de vue de la sortie du différend car, au lieu d’y faire front, la poétique ne fait que le neutraliser.

La neutralisation du jugement politique :
le paradigme pentecôtiste et le mimétisme magico‑religieux 

L’on peut reconnaître sans difficulté que l’alliance de l’État haïtien et de l’Église catholique a maintenu le vodou dans un état de minorité politique, le Concordat de 1860 ayant institué une situation de « guerre religieuse » dont on connaît bien la source. Dans cette situation, le vodou, auquel l’on reconnaît un certain imaginaire révolutionnaire, est vécu par quelques secteurs dans le désir victimaire d’une revanche à prendre. Ce qui fonctionne comme un leurre qu’entretient la « démagogie populiste », et que l’on peut interpréter actuellement comme l’une des principales causes de la neutralisation du jugement politique (démocratique). Nul besoin de nous appesantir ici sur les différentes campagnes antisuperstitieuses menées selon l’esprit du Code noir. Il ne fait aucun doute qu’elles étaient grandement motivées par un souci hégémonique face au danger protestant et franc-maçon1. À vrai dire, la « guerre religieuse » évoquée plus haut, est une guerre à trois : elle inclut le mouvement évangélique qui tend à devenir hégémonique. Une telle situation entraîne une recrudescence de la violence religieuse qui tend à saper les repères traditionnels. L’analyse de l’exploitation théologico-politique de deux séries d’événements permet d’avoir une compréhension adéquate de cette nouvelle donne : le séisme de 2010 et l’épidémie de choléra qui s’en est suivi d’une part, l’assassinat du président Jovenel Moïse le 7 juillet 2021 et le séisme du 14 août 2021 qui a ravagé le Grand Sud d’autre part.

Projetant son regard critique sur la situation post-séisme de 2010, Laënnec Hurbon faisait remarquer que le triomphe du mouvement évangélique peut être placé dans la continuité du rapport sédimenté que le catholicisme entretient avec le vodou – d’où, à certains égards, la collusion du pentecôtisme et du catholicisme qui partagent « une vision commune d’une apocalypse toute proche, d’une fin des temps imminente2 ». Cette vision eschatologique prend pour prétexte les catastrophes récurrentes que connaît le pays, qu’elles soient naturelles ou politiques, pour s’étendre au point de contaminer le discours vodouisant lui-même qui n’était pourtant pas très loin d’une approche scientifique du monde. Prenant comme fonds de commerce la satanisation du vodou, le pentecôtisme ne fait pourtant que mimer l’imaginaire magico-sorcier dont la plupart des vodouisants se nourrissent. Par-là non seulement il hérite du discours de la méthode du vodou en mobilisant et exploitant, ainsi que le montre L. Hurbon, tout ce qui se rapporte au monde onirique (l’univers des rêves, songes, révélations qui mettent l’individu en contact avec des entités spirituelles), mais aussi et surtout il s’aligne sur une pragmatique qui a partie liée au vodou. Ce point n’est pas explicite chez L. Hurbon qui a souligné le fait qu’on promet aux fidèles un contact direct, personnel et égalitaire avec l’Esprit Saint comme étant un point de discordance avec le vodou. Nous pensons au contraire que tel n’est pas forcément le cas dans la mesure où l’Esprit Saint peut servir de prête-nom à n’importe quel esprit vodou. Ce qui est très intéressant dans le texte de L. Hurbon, c’est la mise en évidence de la pragmatique religieuse en ce qu’elle sous-tend l’expansion du pentecôtisme dans un pays ravagé par la misère sociale, intellectuelle et psychique3.

Il n’y aurait rien à objecter à cette assertion. Du moins, le vodou est le serpent qui se mord la queue, en faisant son nid dans cet univers magico-sorcier. Et plus que ne le fait L. Hurbon, davantage soucieux du fait que le vodou et le catholicisme, à la différence du pentecôtisme, seraient porteurs de lien socio-politique4, nous tenons à souligner que la pragmatique qu’il décrit si bien ne semble pas étrangère au vodou, au contraire elle lui est constitutive5. Ceci nous paraît tellement vrai que si la pragmatique pentecôtiste trouve en Haïti un terrain propice, c’est parce que le vodou lui-même l’entretient en tant qu’il « représente la matrice culturelle où tout prend sens6 ». Ayant les yeux tournés sur ce monde traditionnel dont le vodou assurait le lien social, dans le sens de la constitution d’une véritable communauté politique, L. Hurbon a manqué d’insister sur l’individualisme forcené qui s’est emparé du vodou, qui puise ses forces dans une pragmatique endogène dont les effets désastreux s’observent dans la vie individuelle comme dans la vie collective. Le « dualisme » individu/communauté ne semble pas coextensif au dualisme vodou/pentecôtisme. Celui-ci porte également un projet communautaire, il suffit d’observer l’affirmation de plus en plus ouverte de sa prétention politique et, par conséquent, son implication de plus en plus active dans la vie sociopolitique. Dans leur expression politique, le vodou aussi bien que le pentecôtisme font droit à des formes extrêmes, voire extrémistes qui, loin d’être simplement antagoniques, entretiennent une relation dialectique de fécondation réciproque, le catholicisme pouvant apparaître comme une instance de médiation, entendue non comme une fonction de « dépassement », mais en ce qu’elle est un principe actif qui agit indistinctement sur les deux pôles de l’extrémisme théologico-politique.

Il est un aspect de cet extrémisme qui est parfaitement analysé par Edelyn Dorismond dans une contribution récente publiée sur son blog : « prophétisme, dystopie et rhétorique de l’impuissance d’agir7 ». Massive dans sa visée, cette réflexion s’est donnée pour objectif de s’attaquer aux écueils politiques qui se dressent devant nous à la suite de l’assassinat du président Jovenel Moïse et au séisme du 14 août 2021. Il a noté à propos qu’à la faveur des réseaux sociaux l’intensification du prophétisme prend une tournure autrement rédhibitoire à la puissance d’agir démocratique, cessant de se cantonner à l’orbite du protestantisme, s’emparant de toutes les sectes magico-religieuses ou pseudo-mystiques, allant même jusqu’à contaminer un certain militantisme politique – et là réside un écueil colossal. Le pire ici, c’est le blocage de toute « puissance d’agir comme forme de vie politique », c’est l’impossibilité même d’une amorce « scientifique » de sortie de crise.

Sur la base d’une conceptualisation qui mérite d’être approfondie, E. Dorismond a montré comment tous les registres religieux s’imbriquent dans la fabrique des prophéties des plus abracadabrantesques, les univers symboliques maçonniques, kabbalistiques ou scientologistes s’alliant bien avec l’imaginaire vodou, et le protestantisme mimant bien le langage magico-sorcier au point que les prophètes, au-delà de la concurrence qui les porte à s’opposer férocement, finissent par tous se ressembler, administrant les uns et les autres leur pragmatique aussi sordide que creuse au gré des béances socio-politiques et sur fond de césures psychologiques face à l’absence d’horizon politique rationnel et raisonnable. Tout cela a pour conséquence que l’espace public est saturé de messages, quand ce n’est pas de simples bruits, non moins fantaisistes que délétères. Dangereuse rhétorique qui génère d’extrêmes violences symboliques alors que les violences réelles dépassent depuis bien longtemps le seuil du tolérable. La logique marchande, à vrai dire mercantile, qui soutient un tel dispositif médiatique n’est plus à démontrer, elle répond aux désirs de toute-puissance des individus tout autant qu’à leurs instincts consommatoires en leur fournissant un exutoire dans la cacophonie démentielle des réseaux sociaux, qui offrent un seuil infini de projections et de sublimations. Il convient de voir là l’une des formes de pathologie socio-politique qui gangrène les individus et les groupes, alors que la société doit pourtant faire face à une situation d’occupation politique qui contrevient à la formulation de tout jugement politique d’objectivité sur les conditions réelles de vie et sur les moyens à mettre en œuvre collectivement pour résorber cette crise systémique.

L’hypothèse révolutionnaire saisie par l’imaginaire vodou

Dans un tel contexte, l’hypothèse révolutionnaire devient le lieu commun où, entre autres, se réactive l’imaginaire vodou. Au lieu de nous préoccuper ici d’une sociologie de la prétention révolutionnaire saisie par le vodou, c’est vers la poétique de Depestre que nous nous tournerons dans Un Arc-en-ciel dont l’analyse permettra de dégager quelques enseignements pour le temps présent. Deux éléments sont à considérer pour comprendre ce texte écrit en 1964-1965 lors de l’exil du poète à Cuba et publié en 1967 chez Présence africaine : d’une part, il incarnait cette génération née sous l’occupation américaine et dont la subjectivation politique s’est vite heurtée au duvaliérisme, d’autre part, l’idéal communiste (qu’il suivait) lui servait de bouclier idéologique contre le déchaînement barbare de la violence politique et l’enfoncement du pays dans l’aliénation. Ainsi avait-il en ligne de mire deux adversaires : aussi bien le duvaliérisme que l’impérialisme américain. C’est pourquoi Un Arc-en-ciel est travaillé par la nécessité de se défaire de cette « servitude volontaire », mais Depestre l’y portait au niveau de l’exigence absolue de l’idéal de liberté face à l’apartheid et l’esclavage des noirs qui sévirent dans le Sud des États-Unis.

L’essentiel dans ce texte, c’est que le vodou constitue le modus operandi de la révolution voulue et rêvée, d’où le sous-titre « poème-mystère vaudou » : le dispositif poïétique permet de le hisser à la hauteur d’une puissance libératrice performative en ce qu’il rend possible le façonnement d’un nouvel espace scénique de sorte que s’administre en même temps une norme nouvelle : la norme révolutionnaire. Tous les motifs que l’on peut y repérer s’élucident en référence à un motif recteur : celui de la possession mystique qui s’apparente à une arme miraculeuse parce qu’à double tranchant. Le sujet poétique se trouve investi d’un pouvoir révolutionnaire parce que possédé tour à tour par seize lwa qui viennent soumettre ce Sud chrétien : tout cela passe aussi par la possession qui opère cette fois-ci comme un principe de bossalisation, d’où la dialectique interne à la possession elle-même qui ouvre d’abord au poète l’espace de l’affirmation de soi – ouverture au possible émancipateur (p. 11-13)8.

La scène de ce poème-théâtre recèle une importance extraordinaire. Dans cet univers de ségrégation, le vodou offre au sujet nègre les voies et moyens de la catharsis désaliénante en l’installant dans un confort d’omniscience et d’omnipotence. Prenant tous les attributs des lwa, il a pu noyer dans l’alcool le petit Christ ainsi que les Tables de la loi et les saints sacrements (p. 19). Ainsi va-t-il jouer avec les figures du sorcier et du cannibale : « virus qui ne pardonne pas » et Abraham inassouvi, une fois possédé par ces lwa, il devient lui-même divin et possesseur – à son tour, il peut monter tous les membres de la famille sudiste, les soumettant à toutes sortes de fantasmes en lançant « les grandes ailes rouges de la vérité (p. 19-20, 27) ». Sous bruits et fureur païens, ces vérités rouges-sang introduites par Legba sont dites à travers chants, musique et danses (petro, rada, yanvalou), et selon le rituel poétisé des manifestations du dieu vodou en seize personnes, qui dominent en fin de compte la puissance trinitaire du Dieu chrétien. Il y va d’un tout nouveau plan d’objectalité qui n’est pas sans transport, débordement ou renversement : transgressions littéraires se nourrissent de transgressions symboliques au service du possible émancipateur.

De telles transgressions s’observent à première vue dans l’excessif maniement des signifiants érotico-sexuels : c’est en se faisant « membre » et « pénis » que le sujet poétique s’aventure dans l’allée qui menait chez cette famille républicaine d’Alabama. Tout ceci n’est pas sans humour et ironie, sans provocation : tour à tour « l’allongée de son sexe, les chaudes odeurs femelles, le mâle couvrant la femme-temps de baisers et comme un dieu entrant en elle, les rondeurs défendues, l’impatience des chairs du Sud, l’arc-en-ciel embrassant avec fureur les pubis des poules blanches de l’Alabama » sont autant d’images qui viennent assaillir dans un flux volcanique de jeux érotico-sexuels, voire pornographiques, la conscience puritaine de la famille du Sud. Le vodou favorise intrinsèquement de telles subversions par le bouillonnement de jeux sexuels à accents sadomasochistes. Le sadomasochisme a trait ici à une mise en abîme où l’érotisation des rapports apparaît comme le pendant de la viol-ence raciste de l’apartheid et de l’esclavage qui abritent, l’un comme l’autre, une dépossession sexuelle. La catharsis passe par l’appropriation du corps, meurtri et nu, et, par conséquent, le sadomasochisme s’offre comme une arme redoutable politiquement qui redonne vie à ce corps-mortifié : d’où l’appropriation du corps de l’autre dans ce corps-à-corps qu’est le montage. La possession est certes spirituelle, mais non moins physique. Être dans la possession des lwa, c’est à certains égards faire l’expérience d’une descente aux enfers pouvant amener à la mort9.

Le travail de/sur soi dans ce face-à-face avec autant le chaotique que l’insondable se mesure, sous ce continuum d’images faussement transparentes, aux mystères du vodou qui supportent la subjectivation haïtienne. De toute façon, l’imaginaire poétique lui-même reflue sur ce chaos d’images – images d’énigmes qui font écho aux mystères avec lesquels l’âme haïtienne entretient une familiarité où se sont sédimentés des rapports socio-politiques paradoxaux. Enigmes, répétons-nous, car cette symbolique érotisante et meurtrière du vodou maintient en deçà de la transparence révolutionnaire un reste de secret, un fond d’inaccessible, sorte d’inconscient à quoi ni la poétique, ni l’esthétique ne peuvent nous donner véritablement accès.

Le vodou se veut le transcendantal de ce travail de sens sur tous les sens, travail qui se nourrit de rencontres inattendues, elles-mêmes mystérieuses, entre des figures, des signes, bref des signifiants de provenance hétéroclite, d’où un signifier cosmique : par exemple, le ku-klux-klan se révèle à la fois cannibale, tonton-macoute, baka et zobop. Depestre en fait l’âme même de ce Sud amer et aveugle : sud-serpent, sud-wanga, sud de fiel. C’est dire que ce sud s’étend bien au-delà des États-Unis (p. 84-85). Instrument de libération, le vodou demeure toutefois inséparable de l’imaginaire qui le rapporte au mal originel qu’incarne ici le ku-klux-klan.

Au demeurant, Un Arc-en-ciel ne se satisfait pas de régionalisme, il est porteur d’universalité en tant qu’« Élan de l’homme vers son destin / Qui est de briller très haut / Avec l’étoile de tous les hommes (p. 136) ». C’est pourquoi ce culte s’achèvera sur un rite de séparation et de purification : « Le bain du petit matin » où, finalement, l’hérésie familiale – vis-à-vis de la chrétienté – se trouvera consommée. Avouons que cette « chute » n’a rien d’évident en elle-même. Le sujet poétique semblait hanté par une haine à la mesure de la trahison originelle (p. 37, 66). Après avoir jeté les sorts les plus terribles sur cette famille, après l’avoir envoûtée, maltraitée, martyrisée, saint Expédit (Baron Samedi) procède à la zombification de tous ses membres : « À coups de fouet je prends/Vos gros-bons-anges ô zombis d’Alabama/J’emporte avec moi vos petits-bons-anges (p. 60-61). » Le gros-bon-ange et le petit-bon-ange sont, dans la description vodou de la psyché, les deux âmes que tout individu porte en lui : les lui enlever, c’est le zombifier, autrement dit, le réduire à l’état de zombi, l’autre nom de l’esclave. Plus précisément, la zombification relèverait de la réduction par un sorcier du petit-bon-ange au gros-bon-ange chez un individu ramené à l’état d’un mort vivant soumis à l’esclavage (à perpétuité ?). Finalement, cette famille fut réduite à l’état d’esclave, c’est-à-dire moins vivante que les arbres et les fourmis de la maison qui paraissaient pouvoir disposer librement d’eux-mêmes10.

Le retournement opère bien ici, étant entendu qu’il ouvre sur l’horizon d’une possible re-naissance. La déshumanisation à front renversé ne saurait être une issue « humaine » proprement dite : l’horizon demeure la fraternité, une humanité partagée. La poétique de Depestre ne fait que puiser dans la négritude de Césaire en tant que « postulation irritée de la fraternité11 ». C’est pourquoi point, avec Chango – dont le « toucher sait donner la chance et la lumière » –, une lueur d’espoir. Se servant de « l’huile de la haute vérité » chauffée « à la mèche allumée de son cœur d’homme », il en vient à administrer une thérapeutique à la mesure du mal sudiste (p. 63-64). Ce rite de démarcation de la sphère de vérité et de celle du mensonge a tout l’air d’un rite d’initiation où le Bien supplante le Mal. À la nuit sudiste se succède, mieux, se substitue le « nouveau jour » : jour d’initiation où mystiquement les chevaux de la famille sudiste se feraient kanzo. La magie opère dans la métamorphose de leurs « vieilles perversités, hypocrisies, manies, traîtrises sudistes » en une grande baignoire remplie d’eau de mer12, chacun des lwa y ajoutant un constituant baptismal des plus étranges (p. 74).

La nécessaire laïcisation

Quelle serait en fin de compte la politique de ce texte, alors qu’on garde à l’esprit que Depestre a depuis rompu avec la Négritude et la Révolution ? Il n’est pas difficile en tout cas d’en tirer un enseignement philosophico-politique pour notre époque, car l’œuvre, en tant qu’écosystème, conserve toute son autonomie par rapport à l’évolution idéologique de l’auteur. Cela dit, c’est à travers cet « écart », celui entre le contexte même de l’œuvre et le divorce de Depestre avec la Révolution, qu’un tel enseignement paraît se prévaloir face au différend théologico-politique. En tout état de cause, Un Arc-en-ciel continue de nous interpeller et inviter à une contre-politique. Celle-ci peut s’appréhender au regard de la signification même du double refus du poète : la Négritude avec laquelle il rompt, c’est celle qui se congèlerait dans une sorte de solipsisme ontologique et un essentialisme qui confine au racisme, et la Révolution dont il se sépare, c’est bien celle qu’incarne le mariage du communisme et du stalinisme. Dans l’une ou l’autre occurrence, ce refus ne concerne pas l’hypothèse révolutionnaire en tant que telle : en ce qu’elle est portée par la révolution de 1804. Telle est la thèse majeure de l’œuvre : la révolution se conjugue au futur. En 1964-65, il fallait combattre l’impérialisme américain qui nous imposa l’humiliation de l’occupation militaire de 1915-1934 et qui soutenait la dictature de Duvalier. De même, aujourd’hui nous devons combattre l’occupation politique. Et pour cela, 1804 constitue notre horizon émancipateur en tant qu’axiome fondamental capable de raviver notre puissance d’agir politique. Cette thèse-principe une fois comprise, l’économie du vodou dans Un Arc-en-ciel devient problématique sur le plan politique : la pragmatique révolutionnaire qu’il sous-tend confine à l’impuissance dans la vie sociopolitique. Certes, la poétique possède cette capacité qui lui est propre de constituer un espace scénique où le vodou trouve à réaliser sa prétention magico-sorcière pour finalement soumettre, sans la moindre résistance, l’Occident chrétien à ses lois. Nul besoin pourtant d’insister sur le fait que cet espace scénique ne correspond nullement à l’espace social où s’activent et s’alimentent les contradictions et les affrontements religieux. C’est que la démarche poétique ne prend pas véritablement en charge ce différend, elle ne fait que « sublimer » le vodou en accentuant sa pulsion performative.

Dans ces conditions, si cette poïétique nous enseigne quelque chose de politique, c’est à la manière d’une contre-politique qui, tout en reconnaissant sa portée du point de vue d’une prise de conscience de la condition post-coloniale, doit pourtant rompre avec la « transe chamanique d’émancipation poétique13 ». La contre-politique, dans cette perspective, doit s’atteler à déconstruire l’imaginaire magico-sorcier lié au vodou. Cette idée de déconstruction est une constante de l’histoire de la pensée haïtienne14, force est d’admettre qu’elle est porteuse au présent d’une réactivation de l’agir politique dans le sens d’une nouvelle détermination du commun ou du collectif. En fait, Un Arc-en-ciel dessine une sortie politique de la crise théologico-politique : sortie qui passe par l’initiation en tant qu’entrée dans un nouveau monde d’harmonie (communiste ?). Pour mystique qu’elle soit, cette sortie n’en demeure pas moins le signe vers une cosmopolitique qui ne saurait se satisfaire de la zombification à front renversé15. Néanmoins, elle pose une colossale difficulté sur le plan pratique dans la mesure où l’initiation, au lieu de s’attaquer frontalement au différend, ne fait que le neutraliser : manière de neutraliser par là même la politique au sens du devenir démocratique de l’État et de la société.

La contre-politique doit se défaire de cette neutralisation de la politique, qui a partie liée à l’imaginaire magico-sorcier qui nourrit le conflit théologico-politique. C’est pourquoi il nous paraissait qu’Un Arc-en-ciel permet, comme dans un jeu de miroir, de projeter un regard critique sur la prétention révolutionnaire du vodou telle qu’elle est vécue dans le monde social. C’est la pragmatique religieuse qui, en bloc, se trouve problématique, qu’elle se rapporte au vodou, au catholicisme ou au protestantisme. Or, elle aura de l’avenir tant que nous ne nous attaquons pas résolument au différend religieux. Cela exige une fondation politique qui coupe court avec le Concordat de 1860 pour instituer la laïcisation de l’État et de la société. Ce qui implique de combattre toutes les sectes magico-sorcières afin de créer un espace où puisse s’exercer pleinement la liberté religieuse. Par la refondation de l’État, cette contre-politique sera en mesure de repousser la propension au prophétisme. Il faut reconnaître que cette révolution ne pourra s’engager que si elle s’accompagne d’une réforme théologique. En Haïti, le protestantisme est appelé à se réformer, ce qui vaut également pour le vodou et le catholicisme. De leur côté, le protestantisme et le catholicisme ont à se défaire complètement des représentations issues du Code noir pour s’adapter à un écosystème symbolique marqué de fond en comble par l’imaginaire vodou. De son côté, le vodou se doit de cultiver une éthique spirituelle qui le porte à se défaire des velléités immédiatement politiques, afin d’organiser de manière systématique un culte qui soit au service du développement mystique et spirituel de l’individu et de la société16.

1L. A. Clorméus, « À propos de la première campagne antisuperstitieuse (1896-1900) », Chemins critiques, 30 ans, volume 6, no 2, août 2019, Les Éditions du Cidhica, Montréal, 2019, p. 89-114.

2L. Hurbon, « Religions, politique et mondialisation en Haïti », dans J. D. Rainhorn (dir.), Haïti, réinventer l’avenir, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Port-au-Prince, Paris, 2012, p. 135.

3Ibid., p. 146.

4L. Hurbon, Religions et lien social. L’Église et l’État moderne en Haïti, Paris, Éditions du Cerf, 2004 ; E. Dorismond propose une analyse critique de ce texte : Le problème haïtien. Essai sur les racines de la colonialité de l’État haïtien, Haïti, Édition Polaire, 2020, p. 125-147.

5Sur ce point, le vodou ne s’éloigne d’ailleurs d’aucune autre religion. C’est ce que montrent Marc Augé et André Mary dans leurs travaux sur des régimes de croyances apparentés (en Afrique), ou encore Pascal Engel dans son approche cognitiviste de la religion.

6E. Dorismond, Le problème haïtien, p. 195.

7Article consulté le 16 octobre 2021 sur : https://edelyndorismond.blogspot.com

8Nous citons ici l’édition originelle d’Un Arc-en-ciel, Paris, Présence africaine, 1967. On peut trouver ce texte dans René Depestre, Rage de vivre. Œuvres poétiques complètes, Paris, Seghers, 2006, p. 172-241.

9A. Métraux, Le vodou haïtien, Paris, Gallimard, 1958, p. 94 ; C. Najamn, « Transe, sang, danse », in P. Marthez et O. Schinz, Vodou, Genève, Infolio-MEG, 2008, p. 115-141.

10Sur la zombification, on peut se reporter à l’analyse intéressante de J.-J. Cadet qui montre l’effort de Depestre de repenser le concept marxiste d’aliénation : Le Marxisme haïtien. Marxisme et anticolonialisme en Haïti (1946-1986), Paris, Éditions Delga, 2020, p. 357-365.

11L. Kesteloot et B. Kotchy, Aimé Césaire, l’homme et l’œuvre (1973), Paris, Présence africaine, 1993, p. 25.

12N. Vonarx, Le vodou haïtien. Entre médecine, magie et religion, Rennes/Québec, Presses Universitaires de Rennes, Presses Universitaires de Laval, 2012 ; « Le vodou haïtien comme système de soins : nouvelle lecture », in P. Marthez et O. Schinz (dir.), Vodou, Genève, Musée d’ethnographie, Infolio, 2008, p. 177-197.

13J. Poulain, « Préface » à mon livre : La Négritude à la limite, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 13.

14L. Audain, Le mal d’Haïti, ses causes et son traitement. Etude sociale, Port-au-Prince, Imprimerie J. Verrollot, 1908 ; S. Vincent, La République d’Haïti telle qu’elle est, Bruxelles, Société anonyme Belge d’Imprimerie, 1910 ; J.-S. Alexis, « Contribution à la Table ronde sur folklore et le nationalisme », Port-au-Prince, Optique, juin 1956, p. 25-34.

15Y. Saint-Gérard, Le phénomène zombi : La présence en Haïti de sujets en état de non-être, Toulouse, Erès, 1992 ; F. Dégoul, « L’état de serf » ou les retentissements de l’esclave colonial dans l’imaginaire haïtien de la zombification », in P. Marthez et O. Schinz (dir.), Vodou, op. cit., p. 307-321.

16Sur l’aspect théologique : H.C. Télusma, Une analyse théologique de la coexistence christianisme/vaudou en Haïti : ouverture sur dialogue interreligieux, thèse de doctorat en théologie des religions, Université de Strasbourg, Strasbourg, 2017.