87. Multitudes 87. Eté 2022
Mineure 87. D. Malaquais : pratiques artistiques d’insoumission

La façon de faire ce que l’on fait est parfois ce qui compte le plus

et

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Entretien avec Kadiatou Diallo & Dominique Malaquais

SPARCK (Space for Pan-African Research, Creation, and Knowledge), fondé en 2008, est un programme de résidences artistiques multidisciplinaires expérimentales, d’ateliers, de symposiums, d’expositions, de publications et de performances centré sur des approches innovantes et éthiques de l’espace urbain. SPARCK est animé par deux femmes, activistes-artistes-écrivaines et chercheures : Kadiatou Diallo et Dominique Malaquais1.

Dominique Malaquais : En 2004, Ntone Edjabe, fondateur de la plateforme Chimurenga, a été invité à réunir des gens qui, pendant un an et demi environ, imagineraient ce que l’Africa Center pourrait devenir. Ntone Edjqbe m’a conviée à participer à ce processus. Notre intention était moins d’apporter des réponses fermes et programmatiques que de rassembler des penseurs issus de champs très divers : écrivains, chorégraphes, sociologues, architectes, artistes, etc. Les personnes retenues se sont rencontrées sur trois continents : en Afrique (Le Cap, Johannesbourg, Douala), en Europe (Paris) et en Amérique du Nord (New York). De ces rencontres a résulté une série de prises de position, qui portent sur toute une gamme de moyens grâce auxquels on peut travailler en équipe de manière translocale, interdisciplinaire et politiquement engagée. Différents projets sont nés de ce processus de réflexion, dont l’un : SPARCK. À l’origine, SPARCK faisait partie intégrante de l’Africa Center. Aujourd’hui, c’est une entité à part entière.

Kadiatou Diallo : Les notions, les idées, les propositions et les valeurs établies par ce processus ont été développées en réponse à ce qui se passait dans le contexte où les questions étaient posées. Ce contexte était le continent africain en tant qu’unité géographique mais il ne s’arrêtait pas là. L’une des approches proposées et que nous avons rapidement rejetée était celle de doter SPARCK d’un bâtiment physique qui serait son Centre. Il y avait tout simplement un trop grand décalage entre cette idée (établir un lieu fixe dans l’espace) et notre désir de nous impliquer en même temps dans de multiples localités. Cette conclusion s’applique toujours au projet SPARCK : ce n’est pas une entité légale, ce n’est pas une ONG, il n’a pas de structure physique, ni de centre ; nous sommes basés dans différents endroits, et nous nous déplaçons et communiquons beaucoup par Skype. Il y a évidemment une précarité qui accompagne cette configuration, mais aussi une grande liberté et une capacité à répondre et à suivre tous les flux qui, pour nous, semblent intéressants et pertinents.

D. M. : Nous nous intéressons à l’Afrique et aux mondes africains non pas tant comme des lieux délimités dans l’espace que comme des lieux de mouvement et de mobilité, essentiels aux vies vécues en Afrique et dans la diaspora africaine, que ce soit en Asie, aux Amériques ou en Europe. Le colonialisme, le néocolonialisme, le post-colonialisme, la décolonisation, la formation de nationalismes et de patriotismes, et le refus de ceux-ci ; les collusions entre les élites économiques et politiques ; la migration, la croissance urbaine, l’émergence de nouvelles cultures urbaines ; – de toute évidence, aucun de ces phénomènes n’est spécifiquement africain. Ils sont particuliers à une période donnée, à un moment donné dans lequel nous vivons. Ainsi, au lieu d’une simple focalisation géographique, nous nous intéressons aux questions politiques, éthiques et esthétiques qui voyagent.

K. D. : Vous ne trouverez pas de projets SPARCK qui mettent en avant l’Afrique en tant qu’idée générale. Des questions très spécifiques sont abordées – des questions qui sont généralement translocales. Un exemple saillant est Chocolate Banana, qui s’est intéressé aux relations commerciales entre le continent africain (en particulier le Congo) et la Chine en 2010. Je connais beaucoup de gens, comme les artistes qui ont dirigé Chocolate Banana, Goddy Leye et Bill Kouélany, qui refusent de se laisser enfermer dans l’étiquette d’« artistes africains ».

D. M. : Un certain nombre d’artistes avec lesquels nous travaillons, par exemple Hervé Youmbi ou le regretté Goddy Leye, ou des gens comme Ntone Edjabe à Chimurenga, ont choisi explicitement de ne pas aller en Europe, de ne pas aller aux Etats-Unis. Ils n’ont pas décidé de le faire, mus par un nationalisme ou un continentalisme malavisé, mais parce qu’ils s’intéressent, suivant des lignes politiques et éthiques auxquelles ils croient, aux défis que pose le fait de penser, de produire, d’agir depuis l’Afrique. Autrement dit, ce sont tous des gens qui prennent constamment des bus, des trains et des avions, et qui s’intéressent collectivement à ce que signifie parler depuis un endroit qui doit relever des défis, mais qui a aussi une histoire très particulière et riche, une histoire de colonialisme, de néocolonialisme, de postcolonialisme, de décolonisation, etc. Certaines de nos collaborations les plus intéressantes ont été menées avec des gens qui avaient décidé de ne pas se précipiter à toute vapeur dans le monde de l’art global. Un autre exemple serait notre collaborateur Amin Gulgee au Pakistan, avec qui nous avons développé le projet Imagining Cities et avec qui nous travaillons actuellement sur la première Biennale de Karachi. C’est quelqu’un dont la carrière, l’expérience, la notoriété pourraient être mises à profit à New York ; mais cela ne l’intéresse pas, il ne veut pas jouer à ce jeu-là. Il s’intéresse à ce qui peut être fait depuis le Pakistan.

K. D. : Les personnes que nous avons interviewées pour le podcast Artists on Africa bougent tout le temps, ont un pied dans plusieurs mondes, mais sont très attachées à ce qui est – par manque de meilleur mot – leur maison. Beaucoup d’artistes avec lesquels nous collaborons sont des gens qui font leur travail en termes d’art, mais qui font aussi un travail incroyable en termes de construction d’infrastructures dans des endroits où les pouvoirs publics ne le font pas. Tous ces éléments se nourrissent mutuellement, ce qui signifie que ces questions ne relèvent pas de la pensée théoriques, mais de la pratique. La question de savoir comment on fait ce que l’on fait est parfois la plus importante.

D. M. : Une de nos collaborations les plus importantes et les plus formatrices a été celle avec Goddy Leye. Il a fondé au début des années 2000 un espace fantastique du nom d’Art Bakery à Bonendale, village situé à quelques kilomètres de Douala, la capitale économique du Cameroun. L’espace était installé dans une maison coloniale rénovée et dépouillée. Il avait choisi de s’y installer à son retour au Cameroun, après des études à la Rijksakademie d’Amsterdam. Une grande fondation lui avait offert beaucoup d’argent pour créer un centre artistique à Douala. Sa réponse avait été : non, je ne vais pas faire ça. Si vous prenez l’argent, a-t-il dit, deux choses vont se produire. D’une part, vous créez des déséquilibres sur le plan local et, d’autre part, vous construisez quelque chose de formidable et, après, vous n’avez plus d’argent. Son argument a été qu’il faut construire à partir de la base, avec les moyens dont on dispose. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas prendre l’argent de la fondation, mais qu’il ne faut pas tout miser là-dessus. Sa façon de construire cette école et ce programme de résidences a été de dire aux jeunes artistes : si vous avez les moyens d’arriver jusqu’ici, je vous accueille et vous y restez le temps que vous voulez, un mois ou cinq ans. Nous allons parler ensemble de l’histoire des arts, non seulement en Europe, mais aussi ici même – c’est une histoire qui n’a pas encore été écrite, qui n’a pas encore été prise au sérieux par le canon. S’il y a assez de nourriture pour trois personnes, il y a assez de nourriture pour six personnes. Le résultat, c’est qu’il y a maintenant toute une génération d’artistes trentenaires venus du Cameroun, du Congo et, plus largement, d’Afrique centrale qui ont été formés dans les ateliers que Goody avait développés. Il aurait pu le faire à New York, car il était déjà reconnu comme l’un des principaux initiateurs de l’art vidéo en Afrique subsaharienne, mais c’était son choix. Encore une fois, il ne s’agissait pas d’une ONG, mais bien d’une initiative locale. En tant que telle, elle a eu beaucoup influé sur la façon dont nous souhaitons voir travailler SPARCK.

K. D. : Même lorsque nous disposons de fonds pour lancer des projets spécifiques, ceux-ci ne peuvent être menés à bien sans l’apport des réseaux qui y ont contribué de toutes sortes de manières. Parfois, vous avez besoin d’un espace physique, parfois vous avez besoin d’un certain type d’expertise, parfois vous avez juste besoin d’un câble, ou vous avez juste besoin de nourrir quelqu’un, ou de lui trouver un lit pour dormir. Je pense que nous sous-estimons souvent l’énorme part d’infrastructure que ces contributions quotidiennes peuvent représenter, et la différence qu’elles font pour réaliser quoi que ce soit.

Réseautage et collaboration sont des mots devenus à la mode et qui sonnent un peu plus creux qu’ils ne le devraient. D’après notre expérience, généralement quand une idée est lancée, il se peut qu’elle ne se concrétise qu’un an plus tard, le temps qu’il faut pour en parler. C’est l’effet secondaire de la décision de ne pas devenir une entité tenue d’organiser un festival ou tout autre programme similaire sur une base annuelle. Nous pouvons toujours décider du type de projets que nous voulons réaliser et avec qui le faire. Vous ne vous engagez pas seulement autour d’une idée, mais aussi envers des personnes, et ces relations durent, ce qui vous permet d’instaurer un climat de confiance et de faire un bout de chemin ensemble. Parfois, vous ne faites que partager des informations, parfois vous soutenez simplement ce que l’autre fait. Un autre élément très important est que les structures qui composent le réseau SPARCK ne sont pas hiérarchisées. Personne n’est au centre. Le fait qu’il n’y ait pas de centre physique est aussi le reflet de l’absence de centre hiérarchique. C’est très différent de ce que l’on trouve dans les scénarios de financement traditionnels, qui supposent l’existence d’un espace physique, où les résidences peuvent avoir lieu, et où d’un comité, pour choisir qui peut venir. Cela rend les relations différentes et le réseau très fort et durable.

D. M. : Nous avons parlé de nous-mêmes comme d’un programme, d’une initiative, d’un nœud dans un réseau. Ce qui est importe, c’est que SPARCK n’est pas un centre qui appelle les autres à lui. Ce qui nous intéresse, c’est comment créer des liens entre des structures déjà existantes. Ce qui nous dérange dans l’acception habituelle du mot institution, c’est qu’il implique une sorte de pérennité. Quelque chose de facilement identifiable, qui a des points fixes A, B, et C. Alors que ce qui nous intéresse, c’est la fluctuation, la possibilité à chaque projet de changer et de repenser les choses. Dans cette situation, Kadiatou et moi ne réalisons pas ensemble tous les projets. Nous sommes toutes deux impliquées dans une série de projets et souvent nous les réunissons mais pas toujours. C’est un système très fluide.

Ce dont nous discutons très souvent, c’est la difficulté, et en même temps, de l’opportunité de placer au premier plan nos convictions éthiques et politiques. De nombreuses initiatives et institutions doivent mettre en forme ce qu’elles font pour que l’argent rentre, ou pour que les artistes soient montrés dans les grandes institutions, ce qui signifie malheureusement toujours en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Il existe des espaces très intéressants en Afrique, en Asie, en Amérique centrale et en Amérique du Sud qui, au cours des dix dernières années, ont su trouver le juste milieu entre une action menée au sein du système et une indépendance radicale. Ils acceptent des financements extérieurs, sans pour autant perdre de vue ce qu’ils ont à faire. Ainsi, du Center for Contemporary Art de Lagos ou de la Raw Material Company à Dakar ou encore de Chimurenga bien sûr.

Nous partageons toutes deux une allergie à l’incompréhensible, au sur-écrit, à l’exclusif. Il y a certes quelque chose d’utopique dans SPARCK mais c’est le genre de conversation pour laquelle nous voulons nous lever le matin, c’est le travail de jour que nous voulons vraiment faire. Nous avons aussi d’autres emplois mais c’est là le travail que nous voulons, ce sont les amitiés que nous voulons, c’est là que nous voulons être. C’est pour cela que jamais le travail n’est achevé, qu’il est toujours en cours, étant le reflet de nos vies, de notre évolution.

K. D. : Nous sommes engagées en tant que personnes, et que cet engagement s’appelle SPARCK ou autre chose, peu importe. SPARCK n’est qu’un prête-nom pour quelque chose en quoi nous croyons ; ce n’est qu’un porteur. Si, à un moment donné, SPARCK n’a plus besoin d’exister sous cette forme, alors quelque chose d’autre viendra. Ce qui nous motive, c’est que SPARCK est libéré de tout égocentrisme.

Entretien réalisé par Zsuzsa László en octobre 2017
Traduit de l’anglais par Elisabeth Malaquais

1 Extrait de Mezosfera, http://mezosfera.org/how-you-do-what-you-do-is-sometimes-the-most-important