Depuis la crise du capitalisme mondial en 2008, nous vivons la deuxième crise de la conscience européenne1. Les hiérarchies, les disciplines, l’ordre assuré par l’hégémonie du moment néolibéral du capitalisme, qui régulaient fermement et fièrement les flux de la mondialisation, sont entrés en état de crise. Pour comprendre comment la crise se déploie matériellement, dans ses déterminations de luttes des classes et de puissance plébéienne, il faut se plonger dans des terres peu cartographiées, dans ces zones plus ou moins interdites des cartes anciennes, où le cartographe mettait en garde les imprudents : in hic sunt dracones. Il y a des périodes de grande ouverture, mais pour les vivre à la hauteur de l’époque, il faut écouter les inquiétudes de multitudes contradictoires, se laisser traverser par la plasticité de leurs impasses, habiter leurs apories sur la nature même des conflits dans lesquels elles s’étaient engagées, dans lesquels elles obtenaient des victoires localisées ou étaient vaincues. Ce sont des lignes de nature différente, dans une cartographie en mouvement.
Le travail des lignes2 configure une recherche qui insiste sur le présent, tant dans sa dimension conjoncturelle où s’entrechoquent des forces et des corps (lignes dures) et les pouvoirs d’hégémonie (segments souples) – que dans sa dimension « inconjoncturelle », à contre-courant de l’histoire, où prennent place les lignes de fuite. La préoccupation brûlante, dans cet article, est de se demander si, face à la rapidité avec laquelle certains scellent déjà l’emballage théorico-politique du Régime de Guerre Global3, nous ne pouvons pas indiquer une autre dérive, ou plutôt, une échappatoire créative, « non pas la guerre, […] la composition d’un espace lisse et du mouvement des hommes dans cet espace […] la guerre est bien rencontrée par cette machine, mais comme son objet synthétique et supplémentaire, alors dirigé contre l’État, et contre l’axiomatique mondiale exprimée par les États4 ».
Depuis la fin de la guerre froide, malgré le déferlement de mesures d’austérité et de précarisation, le travail flexible s’est ouvert à de nouveaux pouvoirs, capacités et outils, et a appris à fonctionner en réseaux et en flux, à la vitesse des technologies de communication et de transports. Ce n’est pas que l’usine soit devenue sociale ; c’est la société mondialisée qui a absorbé l’usine une fois pour toutes5. Le devenir-métropole du travail s’est développé en tête-à-tête avec le devenir-rente du profit, deux dynamiques articulées dans la même hyper-monétisation de l’économie post-fordiste. La mécanique de l’exploitation se transforme en extraction directe du Commun. Ce déplacement monumental des formes économiques et sociales n’a cependant pas trouvé de forme politique, pas une forme qui puisse rendre compte des forces libérées par la socialisation en profondeur de la production et de la valeur, comme cela s’était produit dans la phase précédente du fordisme-keynésianisme, avec le New Deal et l’État-Providence. Depuis 2010, les Printemps et les campements ont occupé de manière créative le terrain de la transition irrésolue par le haut – et en tout cas irrésoluble par le pôle du capital, limité à l’organisation des captures et à l’intériorisation de la crise sous la forme baroque des discours géopolitiques (i.e. souverainistes et légitimistes) de la soi-disant seconde guerre froide.
Dans cet intervalle entre luttes, crises et restructurations, des alternatives embryonnaires respirent, des opportunités de recomposition politique, dont les expressions les plus visibles, encore naissantes, se sont révélées dans la variété hétérogène des soulèvements et occupations de la dernière décennie, de l’Afrique du Nord à Hong Kong, du 15-M à Occupy Wall Street et à la Nuit Debout parisienne, de la Turquie au Brésil, à la Place Maidan en Ukraine. Tout cela, bien que des victoires provisoires et des avancées aient été obtenues à grands frais, a fait l’objet d’un polymorphe front contre-révolutionnaire à l’échelle mondiale et locale, qui se manifeste tantôt par le désir d’État, d’armée, de coup d’État, tantôt par un dévoilement franchement fasciste, qui n’est pas tant le désir de la police que la transformation de la « multitude » elle-même en une police.
Il y a ceux qui ne voient que la décadence d’un monde – qu’il soit hégémonique, unipolaire, néo-libéral tout court, siècle américain etc. – sans s’interroger sur la marge d’affirmation consonne (et pour cause) de la multitude. Selon ceux-ci, tout serait résolu dans une actualité d’abaissement brutal de l’horizon des attentes, c’est-à-dire, un diagnostic de paralysie qui devient vite la paralysie du diagnostic. Ce que nous avons ici à la place c’est un déficit dans le processus réel d’imbrication : l’interprétation et l’interprète finissent par projeter sur les peuples/masses/classes leurs propres limites – les leurs et non celles des peuples/masses/classes, qui sont dans un état d’effervescence.
Sans l’analyse de la constitution politique du présent, de ses subjectivités antagonistes au milieu de mêlées désordonnées et d’une propension inquiétante à la guerre mondiale, l’interrègne dans lequel nous sommes finit par être compris comme une oscillation superficielle entre optimisme et pessimisme momentanés, en fonction de la victoire ou de la défaite électorale de candidats auréolés par nous-mêmes, peut-être en attendant la parousie d’une nouvelle gauche, qu’elle soit socialiste ou nationale-populaire, avec une importance générale restaurée. Or, tels sont les symptômes de la crise de la conscience européenne : le point de basculement psychologique entre, d’un côté, le désir de retour à l’ordre, au familier, au sens de l’autorité morale et historique, aux valeurs nationales, à la clarté idéologique (que la guerre froide, qui s’est terminée en 1991, a apparemment fourni à certains un terrain sûr pour se positionner) ; d’un autre côté, « le décalage des forces, les masses d’idées se désagrégeant pour se reformer ensuite suivant d’autres modes et d’autres lois, […] sans jamais se laisser décourager ni abattre6 ». La crise implique, en plus de la négativité de la destruction des conditions de vie et de la souffrance, une essence constructive, qui donne le bond en avant, des lignes de fuite. La crise devient ainsi elle-même le bord de la transformation.
Les interprétations de la crise actuelle de la mondialisation capitaliste, dans un large spectre politico-idéologique appelé, par inertie, de « gauche campiste », ont été enchantées par le chant des sirènes à pleines dents – dictateurs et régimes autoritaires qui annoncent la fin du monde unipolaire et l’inauguration du multilatéralisme géopolitique7. Pour eux, le mantra de la « multipolarité », sans parler du pastiche rhétorique du « Sud global », n’est qu’une excuse commode pour ressasser un tiers-mondisme relativiste et folklorique qui sert à réprimer les luttes (« révolutions de couleur », terme péjoratif utilisé même avec une connotation homophobe) et à légitimer le déni systématique des droits les plus élémentaires déclarés par les Nations unies, droits d’ailleurs largement déclarés universels et donc « occidentaux ». C’est ainsi que l’asservissement officiel des femmes en Afghanistan par les talibans ou en Iran par la théocratie féminicide, ainsi que le massacre des minorités en général au Nigeria et au Cameroun par Boko Haram8, passent pour des expériences anticoloniales, de libération du corps contre la maladie néolibérale, dans laquelle l’Europe occidentale dépérirait, terre des derniers hommes, nihilistes passifs et vils. Ce n’est certainement pas la libération du corps des femmes qui les préoccupe9. Au lieu de renforcer et de réformer les organes internationaux existants, tels que l’ONU elle-même, son Conseil de sécurité et ses tribunaux internationaux des droits collectifs, il s’agit d’une proposition réactionnaire visant à diviser la carte du monde en zones d’influence, mystifiées et légitimées par le fantasme de civilisations enracinées dans l’humus et les brumes d’un empire millénaire (Russie) ou même immémorial (Chine)10.
Il est devenu à la mode de citer von Clausewitz, selon lequel la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, pour souligner la primauté de la politique dans la détermination des mécanismes et des ressorts du Régime de Guerre Mondial. En général, la ponctuation clausewitzienne sert à accentuer le caractère réaliste ou machiavélique – certainement pas machiavélien – de la géopolitique contemporaine, dans laquelle chaque État-nation poursuit ses propres intérêts sous divers travestissements idéologiques. Les affrontements entre les grandes forces se déroulent avec une variété de rhétoriques ou de récits, mais la différence entre eux n’est pas morale ou idéologique. Ils se différencieraient simplement par le degré d’hypocrisie des valeurs professées. Ainsi, sur ce fond logique hobbesien où sévit le bellum omnia omnes (« la guerre de tous contre tous ») dans la politique interétatique, il y aurait des réalistes hypocrites comme les États-Unis et l’Union européenne, qui se cachent derrière le droit international et les objectifs humanitaires, et des porte-parole parrhésiastes de la véritable essence des relations entre pays, comme Poutine, l’homme qui dit tout simplement la vérité en perçant le rideau des idéologies dépassées. En ce sens, il n’y aurait pas de différenciation qualitative ou évaluative entre eux, mais seulement une différenciation de degré sur fond de cynisme structurel secrété par la Pax Americana. L’œuvre de Thomas Hobbes est dépoussiérée par les théories de la soi-disant « nouvelle guerre froide » et de l’école théorique et pratique du réalisme offensif d’un John Mearsheimer, si à la mode dans les cercles d’analystes de l’économie-monde. La peur, entendue comme un instinct de conservation face au risque d’anéantissement, devient ainsi l’affect organisateur de la société globale.
Il se trouve que l’auteur prussien de Vom Kriege a donné un sens précis à la « politique » mentionnée dans la formule, si banalisée dans la vaste réception de l’œuvre clausewitzienne. Il s’agit d’une politique de contre-révolution. En 1830, une fois informé sur les Trois Glorieuses, le général Clausewitz envoie une missive à l’état-major de Prusse, appelant à la formation d’une alliance militaire pour envahir la France et empêcher la montée d’un nouveau Napoléon, coupant le mal par la racine avec une guerre préventive pour « écraser le démon de la révolution11 ». Quelques mois plus tard, déployé militairement à la frontière avec la Pologne, il supplique l’autorisation de soutenir l’intervention tsariste, qui par la suite s’abattra sur l’insurrection polonaise de 1830-31, qui luttait pour l’indépendance face à la triple occupation militaire des forces impériales russes, autrichiennes et prussiennes. La primauté du politique, pour Clausewitz, signifie l’attachement à l’ordre, le principe de la souveraineté absolue, le droit divin des monarques et l’équilibre européen entre les forces conservatrices. Lecteur d’Edmund Burke12, ce militaire et théoricien de la guerre moderne considère que la grande stratégie a pour fonction première de contrer le devenir révolutionnaire à la crise européenne. Stabiliser pour diviser et exploiter, dominer. Napoléon lui-même, contre les armées duquel Clausewitz est combattu lorsqu’il s’est allié à l’armée russe lors de l’invasion de la Russie par la Grande Armée en 1812, représente pour lui la personnification du désordre, de la rupture de la hiérarchie et du chaos social en Europe.
Le tableau des forces et des acteurs historiques condensés dans la formation et le fonctionnement de l’armée napoléonienne est complexe et polyvalent : en tout cas, la puissance de ces troupes reposait sur la capacité de mobilisation patriotique sans précédent du peuple français, un peuple en armes à une échelle jamais vue auparavant. La bataille de Valmy (1794) est l’épreuve décisive du Soldat-Citoyen, qui ne se bat plus pour l’argent ou les liens féodaux, mais pour la France. La science de l’équilibre européen, prémices de la géopolitique actuelle, institutionnalisée au Congrès de Vienne, a pour colonne vertébrale une politique permanente de contre-révolution, dirigée avant tout contre les soulèvements du prolétariat et les insurrections des peuples mineurs, « sans histoire ». Avec la défaite de Napoléon, Clausewitz passe immédiatement de la position de guerre totale contre la France napoléonienne à la volonté de rétablir un État monarchique de droit divin et l’ordre social post-Bonaparte, afin que le pays soit intégré parmi les cinq puissances protagonistes de la Sainte-Alliance. Le projet de bloc était donc compris par Clausewitz comme un dispositif politico-militaire visant à garantir que les guerres soient menées dans le cadre d’un rééquilibrage constant des forces entre les principaux États monarchiques d’Europe13. L’orientation « princière » du système n’est pas tant l’équilibre que l’équilibration, un système dynamique d’interventions et de contrepoids14, dont l’opérationnalisation matérielle fait apparaître la fonction policière ou l’État policier – comme Foucault l’a cité bien plus tard dans son célèbre cours sur le néolibéralisme15.
Au lieu de considérer la guerre comme un conflit inter-impérialiste au goût de la Troisième Internationale ou, de manière quelque peu mécanique, comme un Régime Mondial de Guerre dérivé de la crise du mode d’accumulation néolibéral, il faut mettre l’accent de la situation de mondialisation de la guerre sur un autre type de primauté : celle de la politique de la contre-révolution au XXIe siècle. Aucun programme de paix constitutif n’aurait de sens matériel en dehors de cette réalité fondamentale. Aucune contre-guerre de classe ne naîtra ex nihilo, d’un programme abstrait de remobilisation des autonomies sociales et productives, situé dans les nuages, par la seule force de la rhétorique pacifiste. Au-delà des innombrables versions rébarbatives du défaitisme révolutionnaire redux – « ne pas prendre parti entre impérialistes », « l’ennemi est chez nous », « c’est la faute au capitalisme » – il est nécessaire de se tenir sur le terrain solide de la conscience critique et historique de notre époque conflictuelle.
En s’inspirant de l’analyse de Mario Tronti sur le New Deal16, quand impulsé et mis en tension par les mouvements et les luttes des travailleurs, on peut discerner une autre, ou mieux, une véritable – quoique naissante et fragile – ligne de fuite. Je parle de la double image de Joe Biden, du retour créatif au Rooseveltisme par d’autres moyens, et du renouvellement de l’Atlantisme en d’autres termes, au-delà du militarisme de l’OTAN. Dans les deux cas, tant sur le terrain de la recomposition des classes du (Green) New Deal que sur celui de la relance du projet européen par l’axe atlantique-américain, ces « autres moyens » et « autres termes » susmentionnés revêtent un caractère résolument démocratisant. La démocratie, la recomposition de classe, l’atlantisme et le Green New Deal établissent ainsi les quatre points cardinaux de la rose des vents qui nous permet au moins de naviguer sur la diagonale des impasses et des paralysies des lectures du présent.
Tronti ne se fait aucune illusion : le tournant rooseveltien depuis 1933 n’est pas une rupture révolutionnaire, mais une révolution du capital lui-même, confronté au défi de sa plus grande crise économique et financière, autour de la date éponyme de 1929. Pas une révolution anticapitaliste, mais une révolution de sa structure même. L’opéraïste italien poursuit en expliquant qu’au milieu de cet arc de transformation et de restructuration se déroulaient les luttes ouvrières « les plus avancées », du moins dans l’histoire du syndicalisme jusqu’à ce moment-là, menant à des conquêtes historiques durables, un fait qui « scandalise les prêtres de la révolution17 ». À première vue, l’observation de Tronti est paradoxale : là où le parti socialiste était fort, dans l’Union soviétique stalinienne, la lutte de classe était faible ; là où, par contre, la lutte était très forte, par le biais du syndicalisme industriel (industrial unionism), le parti socialiste était peu pertinent. Selon Tronti, en interprétant les différents limites et ambiguïtés de l’histoire du New Deal, durant les années 30, F. D. Roosevelt et les Newdealers ne considéraient pas la crise comme résultant d’un effondrement économique du système capitaliste, mais comme l’échec de la forme politique qui régissait la relation antagoniste du capital. D’où l’innovation du New Deal par rapport à la vieille tradition de la démocratie américaine, jeffersonienne et madisonien, en intégrant pour la première fois le contenu vivant des luttes ouvrières, à l’intérieur de la frange de transformation des formes de travail, pour aboutir finalement à une socialisation enracinée du pouvoir de consommation, du crédit, du salaire collectif. Au lieu de la « lutte simplement idéologique contre la puissance de l’empire industriel18 »(nous pourrions ajouter aujourd’hui contre le « complexe militaro-industriel »), il s’agissait d’une situation objectivement marxienne, car le développement capitaliste était déterminé par des luttes, qui lui arrachaient un quantum de revenus et droits effectifs à la hauteur de l’expression organisée de sa force réelle19.
Biden n’est pas Roosevelt, bien sûr que non, mais il y a un Biden au-delà de Biden, que le lien déclaré contrefactuel avec Roosevelt active. Même l’aile la plus progressiste du Parti démocrate, liée à Bernie Sanders, considère que le président qui, en 2020, a battu Trump et le trumpisme dans les urnes a « dépassé les attentes20 ». Contrairement à son parcours biographique relativement conservateur dans la tradition de son parti, Biden a mené la plus grande expansion fiscale dans les programmes d’aide et la réduction de la dette des étudiants, secouant pour la première fois la trajectoire néolibérale ou Reaganomics, qui depuis les années 90 traversait indistinctement les gouvernements démocrates et républicains. Le plan de relance a été associé à l’agenda de la décarbonisation de l’économie, faisant écho au programme écologique le plus incisif du parti démocrate, le Green New Deal.
Ces mesures et propositions surprenantes de Biden ne sont pas nées d’une simple réorientation de la volonté politique, mais de l’apprentissage par l’administration actuelle de la manière d’affronter le Trumpisme sur son propre terrain, c’est-à-dire à partir de la constitution politique du présent, des reconfigurations de la multitude au seuil ultérieur du cycle mondial des printemps et des campements. En renouant avec le lien entre constitution et production21 qui définit le rooseveltisme, Biden a ré-inauguré un projet démocratique qui n’est plus réduit ou mystifié par la forme politique néolibérale épuisée. Il n’y avait pas d’autre moyen d’affronter Trump et le Trumpisme que sur le terrain de la réinvention démocratique, avec l’esquisse d’un bond en avant dans la crise. C’est ici que l’on peut parler d’un autre Biden, dans une large mesure encore une virtualité et une opportunité, dont l’impulsion dépend de l’innovation d’une forme politique à la hauteur de la tâche, ce qui implique à son tour la qualité constitutive des luttes en articulation avec les politiques institutionnelles. Ces mouvements, à la différence de ce qui s’est passé dans les années 30, n’ont plus les travailleurs de masse (c’est-à-dire fordistes et tayloristes) dont parlait Tronti en son temps, mais les travailleurs nomades, multitudinaires, qui luttent entre la précarité de l’emploi et les diverses formes de discrimination, préjudice et de racisme, une résistance continue aux micro-guerres quotidiennes menées contre les minorités.
En réorientant la politique américaine vers l’Europe, Biden a changé la direction de l’américanisme sur le plan extérieur, par rapport aux lignes adoptées tant par Trump (évitement de la scène européenne) que par Obama (tendance au repli). En assumant de facto le leadership du bloc euro-atlantique au niveau militaire et stratégique, ce qui importe n’est pas une quelconque dichotomie entre démocraties et autarcies, énoncée par les atlantistes libéral-conservateurs. Ce qu’il faut souligner, aussi hérétique que cela puisse paraître, c’est la différence de l’administration Biden par rapport à Trump ou Obama, en contribuant au fait que le champ de la réinvention démocratique à l’échelle mondialisée n’est pas clos, comme le veut la politique contre-révolutionnaire du XXIe siècle. À cet égard, Biden touche mutatis mutandis à l’héritage rooseveltien qui, jusqu’à sa mort en avril 1945, s’est opposé à la division du monde d’après-guerre en zones d’influence et à la grammaire bipolaire du rideau de fer, telle qu’elle a ensuite été mise en œuvre par son successeur, Harry Truman22, à l’unisson avec Churchill, qui était un formulateur de cette doctrine anticommuniste.
Dans les zones de guerre en Ukraine et en Syrie – qui pourraient inclure l’écrasement des soulèvements féministes en Iran – la division ne se fait pas selon des lignes dures entre blocs de démocraties et blocs d’autarcies, auxquels on pourrait même ajouter un troisième groupe de pays non alignés, du Sud-Global, à la manière de Bandung 1955. Non. Ce qui se produit, c’est une ligne de fuite qui traverse les clivages internes aux États eux-mêmes, un double déplacement : d’abord par rapport au contenu réel de la démocratie, ensuite par rapport à la capacité de globaliser ces luttes démocratiques dans une ligne d’évasion des dilemmes de la crise dans laquelle nous nous trouvons, crise sociale et environnementale. Cela est devenu clair avec l’élection de Lula au Brésil en novembre dernier, où le désamorçage prudent de la bombe à retardement de la défaite de Bolsonaro a compté sur les actions de l’administration Biden, cette fois contre le coup d’État annoncé au grand jour 23. Même ainsi, le résultat de la victoire lulista a dû résister et passer par l’épisode du Capitole à la brésilienne du 8 janvier 2023, version aggravée de l’original trumpiste deux ans plus tôt. En le surmontant, Lula a annoncé dans les trois points programmatiques pour son troisième mandat : défense des minorités et reconnaissance de leur rôle créateur, expansion des revenus sociaux et décarbonisation totale (zéro émission) de l’économie brésilienne.
Au niveau de la mondialisation, l’affrontement a lieu aujourd’hui entre la politique de contre-révolution résolument embrassée par la Sainte Alliance de la nouvelle droite – Trumpistes, Poutinistes, Bolsonaristes, partis européens xénophobes et racistes – et un terrain ambigu, en effervescence, au sein duquel émerge un point d’appui, naissant et problématique, mais réel, dans l’administration Biden et un atlantisme démocratique. Dans la mesure où, pour être élu et prendre effectivement ses fonctions, Biden a dû trouver un espace de formulation et de réalisation susceptible de descendre sur le terrain solidaire du Trumpisme, c’est-à-dire dans la difficile genèse de la multitude, entre les captures et les printemps, entre l’intériorisation de la crise sous forme de paralysie géopolitique, et le bond en avant, la fuite. Bien sûr, cela implique des ambiguïtés et des limites, comme il y en avait aussi dans les hauts et les bas du New Deal en son temps.
En tout cas, tout comme le New Deal a revitalisé la démocratie américaine à la veille de la conflagration mondiale de 1939-45, le concert politique ancré dans la lutte en Amérique soutient la résistance dans le monde entier à la politique de la contre-révolution, dont Poutine – comme Trump, Bolsonaro, Orbán et caterva – est aujourd’hui une référence de premier plan. Cet arrangement a suscité un afflux inattendu de paquets d’aide aux Ukrainiens qui vivent maintenant sous le régime de terreur de l’invasion russe. En ce sens, Biden, l’Européen, légataire des contradictions des Lumières, s’est montré plus européiste que certains présidents de pays de l’UE.
La deuxième crise européenne où nous sommes se déploie selon des lignes dures, souples et fuyantes, irréductibles à des schémas émoussés qui opposent les conflits impérialistes à des « guerres de classes » nées de manifestes et d’acronymes, et encore moins d’agendas constituants dessinés sur des presse-papiers. Marx ne parlait pas de guerre de classes dans l’abstrait, mais de luttes en France, en Russie, en Pologne, en Allemagne… Dans l’entre-deux-guerres, la subjectivité antagoniste la plus dense et puissante – non sans ses ambiguïtés et ses limites – était l’américanisme fordiste, à la double image du Roosevelt et du syndicalisme fordiste. Aujourd’hui, face à une politique contre-révolutionnaire qui se résout en guerre et en mondialisation de la guerre, en Ukraine avec l’invasion russe, mais aussi aux États-Unis ou au Brésil avec leurs guerres civiles in nuce, la réponse ne peut être que démocratisation. Mais une démocratisation spinozienne, anormale, « absolue ». Seul le pouvoir de la multitude, faisant pression de l’intérieur de la composition sociale du travail, peut subordonner la dynamique du pouvoir des États afin d’instaurer la paix.
Traduit du portugais (Brésil) par Luca Szaniecki Cocco
1Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715), Paris, Fayard, 1989.
2Sur le tout nouveau nomos de la Terre et la matrice analytique des lignes, à partir de la rencontre Deleuze-Guattari-Klee, de l’anthropologie des lignes de Tim Ingold et des livres sur la constitution politique de la mondialisation du dernier Carl Schmitt, cf. Giuseppe Cocco et Bruno Cava, Le travail des lignes, Multitudes no 70, printemps 2018.
3La formulation la plus complète se trouve dans l’ouvrage récemment publié par Raúl Sánchez Cedillo : Esta guerra no termina en Ucrania, Pamplona, Katakrak, 2022. En simplifiant beaucoup l’argument, por Raúl, la conjoncture actuelle serait comparable à la Première Guerre mondiale : un conflit inter-impérialiste dont le moteur est l’exténuation du régime d’accumulation capitaliste, qui précipite les puissances dans la guerre en entraînant avec elles, par la fièvre nationaliste, les populations sur la rampe infernale. La réponse politique serait un programme de paix constitutif imaginé non pas tant à l’image de la gauche de Zimmerwald en 1915 (faire de la guerre impérialiste une guerre de classe), mais des grandes manifestations pacifistes du début des années 1980, alors que l’holocauste nucléaire était un avenir palpable en raison de l’aggravation des tensions entre les deux superpuissances, alors dirigées par Reagan et Andropov.
4Gilles Deleuze, Felix Guattari, Mille Plateaux – capitalisme et schizophrénie 2. Paris, Minuit, 1980. p. 526.
5Antonio Negri, Marx in movement, operaismo in context. Traduit par Ed Emery. Medford, Polity, 2022. p. 17.
6Paul Hazard, op. cit., p. 10.
7Kavita Krishnan, Multipolarity, the Mantra of Authoritarianism, The India Forum, 20/12/2022.
8En traduction littérale, Boko Haram signifie « l’éducation occidentale ou non-islamique est un péché ».
9Leila Al-Shami, La Syrie et l’anti-impérialisme des idiots, traduit par Yann Leymarie, Global Voices, 22/04/2018.
10Sur ce point, le livre que j’ai écrit avec Giuseppe Cocco, publié en 2018 : The new neoliberalism and the other, Lexington, 2018, notamment le chapitre 4.
11Gian Enrico Rusconi, Clausewitz, il prussiano : la politica della guerra nell’equilibrio europeo. Torino, Einaudi, 1999. p. 3.
12Burke publie à la première heure, en 1790, les Réflexions sur la révolution en France, ouvrage guide de la contre-révolution. Raymond Aron, dans son premier tome sur Clausewitz, commente comment « […] Clausewitz lui-même, explique par la Révolution les victoires de la France et les transformations de l’art de guerre […] La Révolution a enrichi l’économie politique d’un nouveau chapitre. Elle l’a emporté par l’enthousiasme révolutionnaire ». Penser la guerre, Clausewitz, L’âge européen, Paris, Gallimard, 1976. p. 435.
13Rusconi, op. cit. p. 8.
14Dans ce cadre général d’une politique contre-révolutionnaire (appelé par les idéologues du Grande Politique, terrain d’action des Grands Hommes), Volodymyr Artiukh comprend non seulement l’initiative russe de guerre préventive en Ukraine, mais aussi l’offre de services de sécurité et de pacification que le régime de Poutine fournit à son entourage stratégique, pour écraser les soulèvements et les révoltes – en Syrie (2015), au Belarus (2020-21), en Arménie (2020-21), au Kirghizistan (2020) et au Kazakhstan (2022). J’en conclus que la raison la plus déterminante de l’invasion de l’Ukraine en février 2022, comme aussi de l’annexion de la Crimée en 2014, n’était pas tant la crainte d’être atteint par les missiles de l’OTAN, que les contagions du soulèvement de Maïdan. Voir The political logic of Russia’s imperialism, Focalblog, 09/06/22.
15Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-79. Leçon du 24 janvier 1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004. pp. 54-61.
16Mario Tronti, Marx a Detroit in Operai e capitale, 2a ed. Roma, DeriveApprodi, 2006 [1966], p. 293-306.
17Ibid., p. 303.
18Ibid., p. 295.
19Commentant le New Deal au sein de la crise des années 30, Cocco affirme que la puissance productive de l’américanisme a prévalu sur les régimes fasciste (en 1945) puis stalinien (en 1991) en raison de la puissance supérieure d’un système économico-politique médiatisé par les luttes ouvrières, contrairement à ce qui s’est passé dans le nazi-fascisme (qui s’est résolu selon des lignes suicidaires) et le stalinisme (qui s’est vitrifié à l’époque des zastoi, par une anémie d’antagonismes et de créativité de masse, qui a fini par déborder contre l’URSS et son colonialisme interne). Dans cette équation, il faut bien sûr insérer l’avancée conférée par le mouvement des droits civiques dans les années 1960, qui a contribué à atténuer le caractère racial majoritairement blanc et protestant du New Deal initial, ainsi que tout l’arc des insurrections et des oppositions en Europe de l’Est, de la Hongrie à l’Allemagne de l’Est. Voir Giuseppe Cocco, Democracia e Socialismo na era da subsunção real : a construção do comum. Dans Tarso Genro et al, O Mundo Real : socialismo na era pós-neoliberal. São Paulo, LP&M, 2008.
20« Alessandra Ocasio-Cortez says Biden exceeded expectations », The Guardian, 25/04/2021.
21C’est à partir de son appréhension de Spinoza et du miracle hollandais du Seicento que Toni Negri définit la « démocratie absolue » : nouveau constitutionnalisme fondé sur la multitude comme puissance productive qui, dans l’amour de la vie commune, n’admet pas les médiations d’une loi de la valeur, d’une mesure donnée par le pouvoir capitaliste ou par le marché. Voir Antonio Negri, Spinoza sovversivo, 2e édition, Rome, DeriveApprodi, 2006 [1998], pp. 296-312.
22C’est en grande partie grâce à des fonctionnaires démocrates du Département d’État, comme Leo Pasvolsky, qui voyaient dans le renforcement de l’ONU le démantèlement progressif des divisions géopolitiques données par les puissances impérialistes. Il est intéressant de noter que Truman, farouchement anticommuniste, a inversé le projet du gouvernement Roosevelt, en concluant un pacte sur les sphères d’influence avec Staline, déclenchant ainsi la Guerre Froide telle que nous la connaîtrons. Voir Peter Gowan, « Us : Un ? » dans New Left Review, no 24, nov. / déc. 2003. Dans le contexte de la guerre russe en Ukraine, l’activiste ukrainien Taras Bilous a repris le choc des conceptions de l’avenir de la mondialisation dans l’immédiat après-guerre dans La tragédie de l’Europe de l’Est, traduit par Lénonie Davidovitch, sur le site Entre les lignes entre les mots, 03/08/22.
23Sur l’ingérence des États-Unis pour aider à désamorcer la conspiration de Bolsonaro, voir « How Team Biden Tried to Coup-Proof Brazil’s Elections », Foreign Policy, 28/10/22 ; « CIA chief told Bolsonaro government not to mess with Brazil election, sources say », Reuters, 06/05/22 ; et « Biden planeja enviar assessor para defender transição em caso de vitória de Lula », Folha de São Paulo, 29/10/22.