Éternel retour du mythe ?

La psychiatrie est en crise périodique1, mais sans doute aussi structurelle2. La psychiatrie française est une discipline médicale centrée sur la relation et les langages, aux théories multiples, aux pratiques diverses mais aussi, fait notable en médecine, aux inscriptions complexes dans le monde sociopolitique et les institutions. Consciente de ce tribut payé aux cultures, la discipline psychiatrique et son relativisme partiel ne laissent pas d’œuvrer à une connaissance rigoureuse.

Comment la psychiatrie française3, premier poste de dépense de l’assurance maladie, s’inscrit-elle dans le monde contemporain ? La Stratégie nationale de santé 2018-2022 annonce en octobre 2017 : « La médecine de demain ne sera pas la même que celle d’aujourd’hui : prédictive, personnalisée, numérique, elle devra sans cesse s’adapter aux nouveaux enjeux et aux nouvelles technologies4 ». Or, les déclinaisons de cette stratégie, exposées dans la Feuille de route pour la psychiatrie et la santé mentale5, évoquent tout au plus à ce sujet, la mise en place fin 2018 de la téléconsultation et la perspective d’une « e-santé mentale 3.0 », pour se centrer sur le repérage précoce de la souffrance psychique, le parcours de soin et les questions d’inclusion. Il est vrai que dans le soin psychiatrique, il ne s’agit pas d’abord de coder pour numériser, mais bien de décoder pour approcher, rencontrer, soigner. Et pourtant, effectuant un grand écart vertigineux avec cette psychiatrie du quotidien, y compris telle que visée par la « feuille de route », le tournant numérique, la collection des data et ses divers projets préventifs ou curatifs, sont bien présents dans d’autres discours institutionnels, promoteurs d’une redéfinition de la psychiatrie en neuroscience clinique, voire en neuropsychiatrie6.

Alors, « médecine de l’âme », comme son étymologie le rappelle, c’est-à-dire de la subjectivité, ou neuroscience clinique ? Pour aborder cet enjeu disciplinaire majeur, nous examinerons dans un premier temps le grand écart actuel et peut-être pas nouveau, entre « médecine de l’âme » et neuroscience clinique à la lumière d’une histoire succincte du contexte politico-économique et institutionnel français. Puis, nous essaierons de situer dans cette même perspective la place des technologies en psychiatrie, sans prétention à exhaustivité. Nous reviendrons enfin sur la délicate question de la spécificité de la psychiatrie en médecine que ce débat réouvre.

Éléments de contexte politico-économique
et institutionnel

La psychiatrie, la médecine, la société sont impactées par le développement mondialisé des technologies et par la numérisation. La Convergence des nano, bio, info, cogno-technologies (Convergence NBIC) promue par la National Science Foundation7 en 2002, suivie en 2009 de la Convergence connaissance, technologie, société (Convergence knowledge, technology, society ou CKTS pour son acronyme en anglais) officialisée en Europe en 2013, reconnaissent l’exploitation et la manipulation technoscientifique du vivant comme source de productivité économique8. C’est dans ce contexte largement polarisé par la fascination pour l’intelligence artificielle (IA), que les neurosciences, aux promesses non tenues en psychiatrie depuis des décennies, connaissent un regain de notoriété sous influence nord-américaine.

Depuis les années 2000, en effet, le projet du National Institute of Mental Health (NIMH) nord-américain9, dont l’influence sur la recherche psychiatrique mondiale est majeure, est clairement de faire de la psychiatrie une « neuroscience clinique », donc de requalifier les psychiatres en neuropsychiatres, voire en « encéphiatres » (encephiatrics)10, spécialistes des technologies d’action sur un cerveau au fonctionnement bientôt cartographié. La Brain Initiative (Initiative pour le cerveau) obtient 100 millions de dollars annuels pour effectuer « la révolution de la neuropsychiatrie » par l’étude des « troubles de la connexion cérébrale ». La « neuropsychiatrie » étatsunienne créée pour le besoin d’union des forces médicales lors des deux guerres, disparue en 194611, renaîtrait donc 50 ans plus tard à l’horizon du traitement des data mondialisées.

En France, à contretemps, la neuropsychiatrie se crée dans l’après-guerre12 pour des questions officiellement statutaires, plus probablement économiques, mais relevant certainement aussi des mêmes « querelles de juridiction » qu’Outre-Atlantique. C’est vers 1950, qu’« au siège du Conseil national de l’ordre, l’affaire fut bâclée comme un détail sans importance. Le terme de neuropsychiatrie fut adopté sans discussion. Il aura fallu 20 ans pour réparer cette erreur13. » En effet, extrêmement controversée en termes de formation, ainsi que d’organisation et de moyens d’exercice, subordonnant la psychiatrie à la neurologie dans une relégation maltraitante des malades des hôpitaux psychiatriques, la neuropsychiatrie française disparaît en décembre 1968. Ceci, après trois ans d’âpres débats14 ayant abouti au premier Livre Blanc de la psychiatrie, support de la réforme15. Il s’est agi pour Charles Brisset et le Syndicat des psychiatres français créé à cette occasion, de déconstruire « le mythe de la spécialité neuropsychiatrique ». La psychiatrie française se spécifie alors et déploie son organisation sectorielle d’avant-garde.

Dans le sillage des convergences technologiques et du renouveau de la neuropsychiatrie aux États-Unis, le mythe tenterait donc aujourd’hui de renaître en France, de façon perceptible à plusieurs niveaux de gouvernance. Le vote de février 2018 à l’Académie de médecine en faveur d’une « formation spécialisée transversale » de neuropsychiatrie ouverte aux neurologues et aux psychiatres et destinée à favoriser, pour l’essentiel et en recentrant les formations sur les CHU, l’« implantation des neurosciences », en est une récente illustration. Mais cette proposition ne surgit pas isolément. En 2009, sur fond de convergence CKTS, le rapport du Centre d’analyse stratégique16 « La santé mentale, l’affaire de tous » est déposé à la Secrétaire d’État chargée, non de la santé, mais de la prospective et du développement numérique. Pour sa part, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) n’hésite pas en 201217 à parler de « neuroéthique clinique » au sujet des « pathologies neurologiques et psychiatriques », et les États généraux de bioéthique de 2018 classent clairement la psychiatrie dans les « neurosciences cliniques ».

Parallèlement, les instances de gouvernance de la psychiatrie et de la santé mentale se démultiplient, tout en s’appuyant toujours sur le curieux tryptique de l’OMS définissant la santé mentale comme « troubles mentaux, détresse psychologique réactionnelle, santé mentale positive ». Ainsi, a contrario des précédents discours, ces instances et les récents « Programmes psychiatrie santé mentale » ne débattent pas de la place des neurosciences ni de celle des nouvelles technologies, mais plutôt des déclinaisons psychosociales et sécuritaires des pathologies psychiatriques. Tirée à hue par la neurologie et à dia par la santé mentale, une alliance de neurotechnologie et de régulation psychosociale en psychiatrie adulte convergerait donc en mariage de la carpe et du lapin, ou en « hybride monstrueux », pour reprendre le terme apposé à la neuropsychiatrie d’avant 6818, risquant fort aujourd’hui de devenir l’outil d’une inquiétante gestion bioéconomique de la santé mentale. Mais quelles sont donc en 2018 les avancées technologiques en psychiatrie ?

Convergences technologiques en psychiatrie

Ayant porté le discrédit scientifique sur le thésaurus nosographique, notamment son « trésor français19 », les classifications internationales des troubles et des maladies psychiatriques, qu’il s’agisse du Diagnostic and Statistical Manuel of disorders of mental health (DSM)20 étasunien ou de la Classification internationale des maladies (CIM) émanant de l’OMS, rivalisent depuis des décennies. Leurs défauts de fidélité, de validité, les conflits d’intérêts chez certains experts, sont régulièrement dénoncés. Parallèlement le hiatus entre recherche et clinique se creuse avec, d’une part, des références obligées à la recherche, des cotations des actes de soin, des recommandations de bonne pratique21 et, de l’autre, la culture des références traditionnelles dans les pratiques individuelles22. Pour illustrer cette situation d’un trait, à tout le moins en France : « Les TOC23 n’ont pas remplacé la névrose obsessionnelle. »24

En 2008, le National Institute of Mental Health veut adosser le retour de la neuropsychiatrie à une réforme des classifications internationales avec la promotion du projet de RDoc ou Research Domain Criteria25. Cette matrice à 7 niveaux d’analyse et 5 domaines fonctionnels physiopathologiques (gène, molécule, cellule, comportement…) explique les troubles mentaux comme perturbations de l’implémentation des fonctions par les circuits neuronaux. Or, dans la matrice RDoc, dix ans plus tard, la première colonne, la rubrique « gène » est restée vide. Mais face à cet échec, peu de contrepoids. Les exceptions classificatoires à la française voulant maintenir une place au dimensionnel et à la psychopathologie (Classification Française des Troubles Mentaux de l’Adulte, éditée en 201526, à l’instar de celle des Enfants et des Adolescents, en usage depuis 1988), connaissent un usage au mieux hexagonal. La diffusion de la version 5 du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM V), version encore plus controversée que les autres, et derrière elle, la XIe révision de la Classification internationale des maladies attendue en 2019, restent les références27.

Le code génétique garde donc son secret. En effet, les études d’association pangénomique, décevantes en médecine où les effets d’annonce rivalisent avec les « fake-news génétiques » parfois soupçonnées d’intérêts marchands ou politiques28, sont encore plus lointaines en psychiatrie. Là où la complexité culmine, les corrélations gènes-maladies demeurent inexploitables29. De la même façon, dans la recherche psycho-pharmaceutique, les tentatives de « stratification », c’est-à-dire d’établissement de cohortes de « répondeurs »/ « non-répondeurs » aux traitements sur la base de données multiples alliant pangénomique et panphénomique30, sont toujours en attente de bio marqueurs. Ceci étant, même si les pronostics et les prévisions issus du traitement de données toujours plus massives par des algorithmes auto-apprenants gagnaient un jour en sécurité et en efficacité31, « comment imaginer un clinicien dire à un patient qu’il a une probabilité d’exprimer la schizophrénie de 12 % dans les années à venir ?32 ». La psychiatrie reste une clinique intersubjective et la psychiatrie de précision ne vient pas aujourd’hui à sa rencontre.

À défaut du décodage génétique, les convergences technologiques codent des données massives pour développer l’usage des applications mobiles (la m-santé) et des objets connectés33, selon deux modalités principales : les auto-relevés « passifs » en milieu naturel (Ecological Momentary Assessment ou EMA34) et les programmes « interventionnels » d’entraînement (Ecological Momentary Interventions ou EMI)35. S’agissant des EMI, relaxation, remédiation cognitive, psychoéducation et d’autres techniques pourraient sans doute être facilitées par ces supports, sous réserve du financement de l’accompagnement idoine, notamment pour les 14 millions de personnes officiellement « éloignées du numérique » en juin 2018 en France…

Quant aux auto-relevés passifs, on sait que les applications de santé ne garantissent pas la vérité du résultat36, tandis que les auto-mesures du quantified-self isolent l’individu dans une transcription en nombre de ce qui se disait jusqu’ici en mots37. En psychiatrie, ces auto-mesures pourraient se fonder soit sur le texte soit sur le comportement, soit les deux. Ainsi, l’analyse textuelle passive, le text mining, permettrait d’analyser précocement les contenus de texte de type SMS pour y décoder, par exemple, une idéation suicidaire. À ce jour, il connaît des résultats modestes38. Croisant analyse de texte et comportement d’usage, l’ancien responsable du NIMH et ex-promoteur du projet RDoc, Thomas Insel, depuis 2016 à la tête de la start-up Mindstrong Health, promet la détection précoce de troubles psychiatriques divers via le recueil des données des téléphones portables, recueil qu’il nomme « soins technologiques » ou « neurotechnologiques ». Une fois clarifiées les questions « neuroéthiques », ces soins devraient permettre, selon lui, de « réduire le nombre de suicides, de prévenir les psychoses et de guérir d’une maladie mentale grave et de la toxicomanie39 », par l’étude du « phénotypage numérique », sorte d’empreintes comportementales des utilisateurs de téléphones portables. Le projet est d’envergure…

Enfin, au-delà de la m-santé, la e-santé comprend la télémédecine, la télésurveillance, la robotique, dont les usages posent des questions propres. De la facilitation des communications et de l’accès aux soins, au contrôle, y compris « de santé » (c’est-à-dire préventif mais jusqu’où ?), jusqu’au substitut machinique de la présence humaine, la juste place de l’ensemble de ces techniques doit se penser de façon concertée et responsable par les professionnels, les usagers, les spécialistes des techniques.

Les avancées technologiques convergeant vers la psychiatrie incluent également des actions sur la physique du cerveau, neuromodulation ou psychochirurgie selon une terminologie encore instable, alourdie de questions éthiques majeures40. Face à la fascination commune pour la technologie, notamment celle appliquée au cerveau, on se rappellera utilement la critique des hypothèses forgées à partir des « incidents » neurochirurgicaux. En effet, lorsqu’on a pu stimuler « fortuitement » la paroi du troisième ventricule, le rhinencéphale ou d’autres structures cérébrales, et observer se produire une « agitation importune » chez le malade, envisager avoir ainsi découvert l’étiologie de la manie a pu se faire, disait alors Georges Lanteri-Laura, « dans un « double à peu près ». D’abord, était-il légitime d’identifier à la manie toute agitation importune ? Ensuite, avoir les moyens de produire un syndrome ne signifiait nullement que, lorsque ce syndrome se produisait chez un patient, ce patient avait nécessairement en lui l’équivalent de ce qui avait suffi à produire ce syndrome41 ». « Double à peu près » d’une remarquable modernité.

En santé publique, les avancées technologiques s’installent par l’accès aux data publiques et privées, et leur marchandisation. Or, comme le montre Xavier Briffault42, avec l’évolution des catégories de la prévention, les orientations méthodologiques font d’ores et déjà de la psychiatrie un domaine à haut risque. Bientôt nourries de data, elles interrogeront donc la contribution des psychiatres à ce qu’Antoinette Rouvroy nomme la gouvernementalité algorithmique et ses clivages43. En effet avec la circulation des data, les États, aujourd’hui tributaires de l’économie, exercent un contrôle par « sousveillance ». Et, comme l’annonçait Gilles Deleuze, « la nouvelle médecine « sans médecin ni malade » qui dégage des malades potentiels et des sujets à risque […] substitue au corps individuel ou numérique le chiffre d’une matière « dividuelle » à contrôler ». Les « dividus44 », en état de servitude volontaire, recueillent et fournissent eux-mêmes les données personnelles de leur corps numérique45 ». Or tandis que la médecine psychiatrique, autorisée à pratiquer des soins sans consentement, s’éveille tout juste à la protection des données administratives comme médicales, l’ensemble des projets technologiques, tout éloignés qu’ils soient de la psychiatrie du quotidien, produisent des effets. Notamment en venant renforcer, avec de vieux arguments rénovés, les clivages d’une discipline en crise et l’horizon de son inscription sociétale. Ce qui nous amène à questionner ici la spécificité de la psychiatrie du XXIe siècle.

Spécificité de la psychiatrie

Redéfinir en 2019 la spécificité de la psychiatrie, particulièrement en France où la crise des moyens et de l’organisation46 ravive une crise des fondements, fait indubitablement signe vers la question du quatrième paradigme. Après « l’aliénation », « les maladies mentales » et « les structures », qui se sont succédées et partiellement superposées, ce principe unificateur, déclaré manquant depuis 197547, donne lieu à des propositions et controverses récurrentes48, dont le retour de la neuropsychiatrie serait un avatar préoccupant. Sans pouvoir développer ici cette question majeure, disons qu’un quatrième paradigme, relevant des prolongements d’un organicisme critique49, devrait plutôt permettre de structurer un véritable discours sur ce que c’est que d’être malade (une nosologie stricto sensu)50.

Ces questions de paradigme comme de spécificité s’appuient en France sur un pluralisme des fondements qui reconduit à l’envi les dialectiques entre, notamment, « atomistique et holistique », « organogenèse et psychogenèse », « mécanisme et dynamisme »51. À ce pluralisme conceptuel52 répond une cohabitation théorique, parfois crispée mais opiniâtre en France, égrenant psychanalyse, phénoménologie, psychiatrie biologique, en passant par les modélisations successives du cerveau, le courant bio-psycho-social, les modèles intégratifs53. Cette diversité vient étayer au XXe siècle une multiplication des techniques de soins : psychothérapiques, chimiothérapiques, médiations et remédiations, réhabilitations, neuromodulations…. L’ensemble de ces différents moyens « malgré leur disparate, détermine des effets communs54 » qui renforcent une spécificité technique et disciplinaire. Autrement dit, même si, depuis les travaux des phénoménologues, les psychiatres savent que le corps organique (Körper) n’est qu’une partie du corps vécu (Leib), toute querelle de chapelle évacuée, ils ménagent une tension le plus souvent féconde entre « avoir une maladie » et « être malade55 ». Ils évitent ainsi « la vanité qu’il y aurait à espérer une perspective des perspectives, une totalisation de toutes les totalités56 ». Comment donc envisager la spécificité de la psychiatrie, particulièrement française, face aux convergences technologiques et au risque de « neuronisation » ? C’est le moment du « retour aux choses mêmes » et d’une phénoménologie critique du psychiatrique57 qui permet de situer l’ensemble des enjeux, théories et pratiques de la discipline entre un centre « spécifique et spécifié comme pathologie » et une périphérie mêlant d’autres disciplines médicales avec « des aspects sociaux, économiques, culturels ».58

Au centre en effet, si la « folie » est repérée depuis le XIe siècle, son traitement se spécifie à la fin du XVIIe vis-à-vis de la religion et de la justice par l’intrication d’un corpus médical et de pratiques institutionnelles. Courant XIXe, « s’organise une spécificité intra médicale de la pathologie mentale », bientôt également marquée par la philosophie. Au fil des siècles les attentes sociopolitiques, la pression sécuritaire puis l’interface avec la notion extensive de santé mentale, ont préservé à la psychiatrie française une spécification, très à distance de la neurologie. Cette distance vaut aussi bien par le temps, lequel comprend à la fois l’origine (la neurologie est née d’une différenciation avec la médecine interne) et l’histoire (elle est plus jeune que la psychiatrie d’un siècle)59, que par l’espace, celui de la psychiatrie étant spécifiquement « le sujet, l’institution, la politique de secteur60 ».

Du côté de la « périphérie », la discipline se structure comme « ambidextre, bicéphale et caméléon », avec tout d’abord une pluralité des sources. Le lien aux sciences, qu’elles soient naturelles ou humaines et sociales, n’est pas ici un rapport de fondement et encore moins de subordination à un « savoir supérieur », mais « d’un échange réciproque de modèles61 ». Cette périphérie s’est élargie au XXe siècle avec la conscience que toutes les hypothèses n’avaient pas de traduction psychopathologique et que la compatibilité des modèles, « limités et forcément lacunaires, sans prétention à une théorisation totalitaire et exclusive », relevait in fine de « synthèse loisible62 », selon la formule que Georges Lanteri-Laura appliquait au dialogue de la neurochimie et de la neuropsychologie. C’est aujourd’hui l’élargissement de cette périphérie de la psychiatrie, tant vers la connaissance de l’organisme qu’avec l’ensemble des sciences humaines et sociales, qui pourrait bien s’avérer décisif pour l’évolution de soins psychiatriques spécifiques, nous y reviendrons.

Grâce à cette pluralité des sources et des modèles, les présupposés de la démarche clinique psychiatrique demeurent spécifiquement pluriels. Parce qu’elle tient ensemble explication et compréhension, « l’épistémologie de la psychiatrie est effectivement solidaire et différente de celle généralement attribuée aux sciences63 ». Réduire la pathologie psychique aux aléas neuronaux, « faire report [exclusif] à l’inconscient ou au troisième ventricule, c’est ou bien nourrir des illusions fort naïves, ou bien s’apercevoir qu’il s’agit, avec de semblables références, de ce que Husserl appelait des êtres de la culture64 ».

Identifiant le pluralisme des concepts et des théories, multiplicité technique, diversité des abords du centre et des apports de la périphérie, pluralité des références, la psychiatrie phénoménologique critique65 a pu analyser le processus diagnostique, primordial en psychiatrie, mais aussi très présent en clinique des autres disciplines médicales. Pour le décrire succinctement, celui-ci fait se succéder un temps perceptif (où se mêlent intuition et expérience, saisie du style et des aspects expressifs du corps, des tonalités affectives) et un temps inférentiel (pas toujours très développé), qui va des symptômes au syndrome et au diagnostic. Durant ce processus, une « théorie de la pratique » (Lanteri-Laura/Bourdieu) propre à chaque praticien, va amener aux choix des théories de références pour orienter l’analyse psychopathologique vers la décision thérapeutique. La mise en acte de cette théorie de la pratique, le « bricolage » (Guyotat/Levi-Strauss) exige un savoir-faire extrêmement spécifique, non codable, mais transmissible par l’exemple. Ses deux questions régulatrices sont « que puis-je prétendre connaître de ce qui fait signe vers la maladie chez ce patient ? », question épistémologique, et, « que me dit ce patient de ce qu’est pour lui aller bien et qu’il espère recouvrer ? », question éthique66.

Quelle formation permet que se préservent pluralisme et spécificité, osera-t-on dire, « à la française » ? Acquérir une compétence (rubrique diplômante) en soins destinés à un âge particulier de la vie, comme en psychiatrie de la personne âgée ou en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, la réalité de la clinique différentielle valide cette exigence. Que le psychiatre puisse recourir à une formation particulière aux lois et codes d’un milieu spécifique, telles la psychiatrie médico-légale ou l’ethno psychiatrie, cela s’entend. Que le psychiatre, avec l’avancée des connaissances et des techniques, souhaite se sur-spécialiser dans le traitement d’une pathologie, telle la dépression ou la schizophrénie, a fortiori pour exercer dans un Centre expert tel qu’il s’en développe depuis quelques années, le bénéfice pour les patients en serait d’autant plus marqué que le pluralisme théorique et pratique de la formation initiale et continue (point de vigilance pour une qualification en médecin de l’âme) aurait été maintenu. Mais, cela ne donne aucune justification perceptible à la surspécialisation vers un corpus unique « de la périphérie » fût-il celui de la cartographie cérébrale. La capacité d’allier holding (portage) et handling (guidance), repris aux descriptions de Winnicot pour la « mère suffisamment bonne » reste le cœur, non numérisable, de la formation de tout clinicien.

S’il est permis de rêver…

Si ce sont bien les « mutations anthropologiques et transformations de la clinique » qui amènent les psychiatres à pratiquer « une psychiatrie, non pas de la crise, mais de crise, une psychiatrie qui aide à affronter la et les crises » ; plus que jamais la psychiatrie a un rôle essentiel à jouer pour relever le « défi » du « souci de l’humain67 » aujourd’hui, face aux risques individuels et collectifs d’une hypertrophie de la place de la technique dans la clinique.

Cette menace impacte la médecine en général, et, alors même qu’elle semblait garantir un « rappel à l’humain » pour les autres disciplines toujours déjà plus technicisées, elle atteint la psychiatrie elle-même, sous la forme d’un projet de neuropsychiatrie new age. Ainsi, en l’absence de définition stable de la neuropsychiatrie, union variable de « neurologie comportementale et de psychiatrie biologique68 », la tentation hégémonique du modèle cérébro-centré causaliste se reformule en une version moins neurologique que neuronale, en lien avec la programmation des circuits et des connexions via le prisme des data. « Absurdité, quiproquo, déni » selon les mots de Bruno Falissard qui rajoute, dans son « Éloge d’une différence » entre neurologie et psychiatrie, que le « déni est un mécanisme de défense que l’on paie souvent cher à distance69 ».

S’il est permis de rêver… Un jour, lorsque la connaissance des interactions organiques globales, y compris de leurs expressions psychiatriques, auront réintégré le cerveau dans le corps, le risque de neuronisation de la médecine de l’âme aura été dépassé. Riches d’une discipline centrée sur le paradigme de l’être-malade et d’interfaces périphériques alliant biologie et personne, ferments d’une clinique inventive et supports d’expériences collectives institutionnelles innovantes70, les psychiatres, soignants de l’humain, auront été formés à s’impliquer dans la critique des outils techniques pour obtenir la garantie de leur adéquation à la réalité des patients. Plus, même, ils auront gagné, par une inversion des influences aujourd’hui à conquérir71, la capacité d’orienter la recherche à partir des besoins de la clinique. L’époque aura alors renforcé son relativisme partiel72 pour une psychiatrie dotée de justes technologies, mais toujours pluraliste, et ayant renforcé son savoir-faire spécifique centré sur les exigences épistémologiques et éthiques de la rencontre thérapeutique qui instituent la clinique…

1 Leboyer M., Llorca P.M., Psychiatrie : l’état d’urgence. Paris, Fayard, 2018.

2 Trémine T., « Y a-t-il une identité de la psychiatrie française ? », Psychiatrie française, psychiatrie en France, Rouillon Fr. (dir), Paris, Springer, 2012, p.1-15.

3 Rouillon Fr. (dir), Psychiatrie française, psychiatrie en France, Paris, Springer 2012.

4 Stratégie nationale de santé 2018-2022. Ministère des solidarités et de la santé, Paris, Octobre 2017, https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/dossier_sns_2017_vdef.pdf

6 Dont on notera qu’elle pourrait ne pas concerner la pédopsychiatrie puisqu’elle ne semble aucunement appelée vers une neuropédopsychiatrie…

7 Agence indépendante du gouvernement des États-Unis dont la vocation est de soutenir financièrement la recherche scientifique fondamentale.

8 Lafontaine C., « Le corps cybernétique de la bioéconomie », Hermès, CNRS 2014, n°68, 31-35.

9 Le National Institute of Mental Health ou Institut national de santé mentale, est l’un des instituts fédéraux de santé américains. Insel T.R., Quirion R.,  « Psychiatry as a Clinical Neuroscience Discipline », The Journal of the American Médical Association, 294 (17), 2005, p.2221-2224.

10 Pies R. « Why psychiatry and neurology cannot simply merge? », The Journal of Neuropsychiatry and Clinical Neurosciences, 17 (3), 2005, p.304-309.

11 Phelps Sc., « Faire entrer le point de vue du patient dans des cases : syndrome de déni et anosogonosie dans la neuropsychiatrie américaine d’après-guerre », Cahiers du Centre Georges Canguilhem n°7, Paris, PUF-Science Histoire et Société, 2018, p. 55-80.

12 Angelergues R., « La séparation de la neurologie et de la psychiatrie », Psy.-Fr, n°2, avril 1990, p.43-48.

13 Brisset Ch. L’avenir de la psychiatrie en France, Paris, Payot, 1972.

14 Angelergues R., 1990, op.cit. ; Palem R.M., De la folie au cerveau. Psychiatrie et neurologie : une histoire de famille, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Phelps Sc., 2018, op.cit.

15 Le Livre Blanc et les 3 volumes des débats de 1965, 66, 67 totalisant 770 pages ont été édités par l’Évolution Psychiatrique.

16 CAS : institution d’expertise et d’aide à la décision auprès du Premier ministre français, devenue France Stratégie.

17 C.C.N.E., Avis N° 116,  Enjeux éthiques de la neuroimagerie fonctionnelle, 2012.

18 Angelergues R., op.cit.

19 Palem R.M., 2007, op.cit.

20 Manuel diagnostique et statistique des troubles de la santé mentale.

21 Leboyer M., Llorca P.M., Psychiatrie, l’état d’urgence, Paris, Fayard, 2018.

22 Palem R.M., 2007, op.cit. ; Trémine T., 2012, op.cit.

23 TOC : Troubles obsessionnels compulsifs.

24 Darcourt G., La psychanalyse peut-elle être encore utile à la psychiatrie ?, Paris, Odile Jacob, 2006

25 Critères du domaine de recherche (la santé mentale).

26 Classification Française des Troubles Mentaux. Correspondance et transcodage CIM10. Garrabé J., Kammerer Fr. (dir), Rennes, Presses de l’EHESP, 2015.

27 Advenier Fr., « Le quatrième paradigme : la confirmation des épistémologies régionales en psychiatrie », L’Information Psychiatrique, 2005, 81 :701-8 ; Grenouilloux A., « Place de la personne en médecine personnalisée : apport critique de la psychiatrie phénoménologique ». JML Droit médical, 2017 n°5-6, 60 : 72-79.

28 Guchet X., La médecine personnalisée, un essai philosophique, Paris, Les Belles Lettres, 2016.

29 Lemoine M., « Molecular complexity : Why has psychiatry not been revolutionized by genomics (yet)? », G. Boniolo G. & M. Nathan M. (ed), Foundational Issues in Molecular Medicine, Routledge, London, 2016, p. 81-99.

30 Lemoine M., « Les promesses de la psychiatrie de précision », JML Droit médical, 2017, n°5-6, 60 : 31-34.

31 Grenouilloux A., op.cit.

32 Big data et pratiques biomédicales. Les Cahiers de l’Espace Ethique Région Ile-de-France, no 2. Laboratoire Distalz, 2015.

33 Santé connectée – De la e-santé à la santé connectée, Livre blanc du Conseil national de l’ordre des médecins, janvier 2015.

34 Evaluation écologique momentanée.

35 Intervention écologique momentanée. Leboyer M., Llorca P.M., 2018, op.cit.

36 Livre blanc du Conseil national de l’ordre des médecins, op.cit.

38 Falissard L., « Analyse de données textuelles en psychiatrie », JML Droit médical, 2017, n°5-6, 60 : 47-53.

41 Lanteri-Laura G., « Introduction historique et critique au problème de la spécificité en psychiatrie », Spécificité de la psychiatrie, Caroli Fr. (dir), Paris, Masson, 1980, p.1-37.

42 Briffault X.,  Santé mentale, santé publique, un pavé dans la mare des bonnes intentions, Grenoble, PUG, 2016.

43 Rouvroy A., « Des données et des hommes », Droits et libertés fondamentaux dans un monde de données massives, T-PD-BUR, 09REV, Rapport au Conseil de l’Europe, 2015, https://rm.coe.int/16806b1659; Rouvroy A., Berns Th., « Le nouveau pouvoir statistique. Ou quand le contrôle s’exerce sur un réel normé, docile et sans événement car constitué de corps “numérique” », Multitudes 2010/1, n° 40, p. 88-103, DOI 10.3917/mult.040.0088

44 Deleuze G., « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, Éditions de Minuit, 1990. https://infokiosques.net/IMG/pdf/Deleu.pdf

45 Rouvroy A., Berns Th., op.cit.

46 Leboyer M., Llorca P.M., 2018, op.cit.

47 Lanteri-Laura G., Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Paris, Éditions du temps, 1998.

48 Advenier Fr., 2005, op.cit. ; Lanteri-Laura G., 1998, op.cit.

49 Lanteri-Laura G., 1980, op.cit.

50 Grenouilloux A., 2018, op.cit.

51 Palem R.M., 2007, op.cit.

52 Petitjean Fr., « Y a-t-il encore une ou des théories en psychiatrie ? », Psychiatrie française, psychiatrie en France, Fr. Rouillon Fr. (dir), Paris, Springer, 2012, p.103-123.

53 « Place de la personne en médecine personnalisée : apport critique de la psychiatrie phénoménologique », JML Droit médical, 2017, n°5-6, 60 : 72-79 ; Mezzich J.E. et al, « Le diagnostic en psychiatrie de la personne ». L’Information Psychiatrique, 2011, 87 : 247-52.

54 Lanteri-Laura G., in Caroli Fr. (dir), 1980, op.cit.

55 Palem R.M., 2007, op.cit.

56 Lanteri-Laura G., 1998, op.cit.

57 Lanteri-Laura G., 2017, op.cit. ; Petitjean Fr., 2012, op.cit.

58 Place de la personne en médecine personnalisée : apport critique de la psychiatrie phénoménologique, 2017, op.cit.

59 Lanteri-Laura G., in Caroli Fr. (dir), 1980, op.cit. ; Palem R.M., 2007, op.cit.

60 Trémine T., dir. Fr. Rouillon Fr. (dir), 2012, op.cit.

61 Lanteri-Laura G., in Caroli Fr. (dir), 1980, op.cit.

62 Palem R.M., 2007, op.cit.

63 Petitjean Fr., 2012, op.cit.

64 Leboyer M., Llorca P.M., 2018, op.cit.

65 Grenouilloux A., 2017, op.cit.

66 Place de la personne en médecine personnalisée : apport critique de la psychiatrie phénoménologique, 2017, op.cit.

67 Chiland C. et alii (dir), Le souci de l’humain : un défi pour la psychiatrie, Paris, ERES, 2010.

68 Moutaud B., « Une « convergence forcée » ? », Anthropologie & Santé [En ligne], 4 | 2012, http://journals.openedition.org/anthropologiesante/927 ; DOI :10.4000/anthropologiesante.927

69 Falissard B., « Postface : neurologie et psychiatrie : éloge d’une différence », Cahiers du Centre Georges Canguilhem n°7, Paris, PUF-Science Histoire et Société, 2018, p.181-186.

70 Trémine T., dir. Fr. Rouillon Fr. (dir), 2012, op.cit.

71 Falissard B., 2018, op.cit.

72 Grenouilloux A., 2018, op.cit.