« Avec le sang de qui mes yeux
ont-ils été façonnés1 ? »
Dans un article récent, Magali Bessone propose d’étudier les phénomènes d’oppression raciale en soulignant les « efforts pédagogiques » qui ont été déployés par tel ou tel gouvernement afin de « construire [dans la population] une sensibilité visuelle tout particulièrement apte à distinguer » tel ou tel groupe racial2. Félix Guattari partage cette problématique : on peut trouver dans son travail un certain nombre d’éléments épars concernant la structuration sociale de la perception et notamment la construction d’une sensibilité visuelle raciste. Certes, Guattari est surtout connu dans le champ de la philosophie sociale pour avoir mené, seul et avec Gilles Deleuze, une critique systématique de la notion d’« idéologie ». Selon lui, un des problèmes irrésolus par les différents freudo-marxismes ou structuro-marxismes des années 1960 consiste à expliquer « comment le désir peut être déterminé à désirer sa propre répression dans le sujet qui désire », tout en affirmant que « tout cela se passe, non pas dans l’idéologie, mais bien en dessous3 ». En un sens, tout le projet schizo-analytique consiste à décrire cet « en dessous » dont on rend généralement compte en termes d’investissement libidinal. Cependant, en formulant les choses ainsi, on passe sous silence la structuration sociale de la perception que Guattari analyse par ailleurs explicitement :
« On tend à recourir de moins en moins à des systèmes de coercition matériels – on peut se dispenser de lui [l’enfant] taper sur les doigts, de le mettre au piquet – et de plus en plus à des techniques d’imprégnation audiovisuelles qui effectuent le même travail en douceur, mais beaucoup plus en profondeur. Nous avons peut-être affaire ici à une loi générale : plus l’initiation est précoce, plus intense et durable sera l’empreinte du contrôle social4 ».
Le cas paradigmatique que cette théorie de la socialisation de la perception est supposée décrire est justement celui de la perception raciste. Guattari déclare par exemple, à propos des Maghrébins présents en France : « inutile de leur mettre des étoiles jaunes, on les détecte au premier regard, au feeling5 ». Une critique approfondie des phénomènes d’oppression et d’aliénation doit donc prendre en charge à la fois les investissements libidinaux autoritaires et la constitution socio-historique de patterns perceptifs. Cette dimension de l’analyse deleuzo-guattarienne a été aperçue par quelques commentateurs. Ainsi, Eugene Holland déclare-t-il dans une belle formule : « On avait mal compris l’idéologie comme un cas de “voir, c’est croire”, alors qu’il est vraiment question de “croire, c’est voir”. Selon la schizoanalyse, on voit ce que l’on veut voir, ce que l’on désire voir6 ». Reste à savoir en quel sens, pour Guattari, la perception est susceptible d’une construction sociale. Après avoir rappelé les grandes lignes de la théorie guattarienne de la perception, nous nous focaliserons sur l’exemple particulier du visage. Ce motif occupe une place importante dans les travaux de Deleuze et Guattari, écrits seuls ou en commun : il permet à la fois de discuter la pertinence des théories phénoménologiques de l’intersubjectivité (en dialogue avec Jean-Paul Sartre, Emmanuel Levinas et Ferdinand Alquié, notamment)7, les modèles ontogénétiques du développement de la perception du nourrisson (dans la lignée de René Spitz et Daniel Stern8), et les modèles sociologiques du codage des corps (à partir des données de Pierre Clastres et des analyses de Roland Barthes ou Michel Foucault). C’est cette troisième piste qui conduit Guattari à affirmer que les visages qu’on perçoit sont intrinsèquement structurés par des dispositifs qui les indexent à des normes socio-historiques et à la fois orientent les regards et déterminent le sens de ce qu’on perçoit9. Dans les lignes qui suivent, nous nous focaliserons plus précisément sur les dispositifs de racialisation de la perception du visage identifiés ou évoqués par Guattari.
Améliorer les performances perceptives des enfants
Par rapport à nombre d’analyses psycho-sociologiques, l’intérêt de l’approche de Guattari est de ne pas s’intéresser uniquement à la perception structurée (en tant qu’état) mais également à la structuration de la perception (en tant que processus). Il en est souvent question explicitement lorsqu’il évoque l’amélioration des « performances perceptives » des enfants en crèche, à l’école et dans les familles :
« Les enfants, devant la télévision, “travaillent” ; ils “travaillent” à la crèche avec des jouets qui sont conçus pour améliorer leurs performances perceptives. En un sens on peut comparer ce travail à celui des apprentis à l’école professionnelle, ou des ouvriers métallurgistes qui se recyclent en vue de s’adapter à de nouvelles chaînes de montage. Il ne serait pas concevable, dans la société actuelle, qu’on puisse former un travailleur sans cette préparation qui se fait dans la famille, à la crèche, avant même l’entrée à l’école primaire10 ».
Ce motif d’une organisation culturelle de la perception est évoqué à travers une série d’expressions équivalentes où Guattari pointe un « modelage des systèmes perceptifs11 » ou des « mutations perceptives12 » qui affectent l’expérience quotidienne et qui sont à mettre au compte de l’organisation socio-industrielle. Lorsqu’il s’attarde sur la question, Guattari précise bien que la dimension de l’expérience qu’il cherche à qualifier est pré-discursive (et à ce titre, ne relève pas d’une analyse « cognitive » au sens étroit du terme) et pré-émotive (et en ce sens ne relèverait pas non plus d’une analyse « affective ») :
« Dès leur plus jeune âge, l’esprit, la sensibilité, les comportements et les fantasmes des enfants sont confectionnés de façon à les rendre compatibles avec les processus de la vie sociale et productive. Pas seulement, j’y insiste, au niveau des représentations et des affects : un bébé de six mois placé devant la télé structure sa perception, à ce stade de son développement, en fixant ses yeux sur l’écran de télévision. La concentration de son attention sur un certain type d’objet, ça fait aussi partie de la production de sa subjectivité. On sort donc ici du simple domaine des idéologies, des soumissions idéologiques13 ».
La « production de subjectivité » dont il est alors question est largement attestée empiriquement. De nombreux sociologues ont en effet souligné qu’avant d’apprendre à lire à proprement parler, certains enfants maîtrisent déjà une série de compétences en littératie, qui vont être recyclées (et évaluées) dans le contexte scolaire – orienter son attention de gauche à droite et de haut en bas ; identifier et discriminer les lettres ; reconnaître des « configurations de “pseudo-lettres” » (comme l’interdiction de faire se succéder trois lettres identiques)14, etc. Au-delà des cas de dyslexie ou de dysphasie, on trouve donc des variations importantes dans la maîtrise de compétences phonologiques, syntaxiques ou métalinguistiques qui toutes impliquent, à un niveau ou un autre, une structuration de la perception15. Pour rendre compte de ces phénomènes, Guattari souligne qu’il est nécessaire de disposer d’un concept de « compétence » qui n’est pas le concept de la grammaire générative (au sens de Noam Chomsky) et d’un concept de « stade » qui n’est pas celui du constructivisme psychogénétique (dans l’acception de Jean Piaget) : il prône alors l’étude des « constellations sociales concrètes et [de] leurs technologies d’assujettissement sémiotique particulières16 ». Cependant, à notre connaissance, ces injonctions sont largement restées lettres mortes : Guattari ne précise en effet jamais comment ces technologies sémiotiques créent des compétences perceptives particulières ; à aucun moment, il n’établit de différence nette entre l’apprentissage au sens large et le travail au sens strict ; il ne précise pas non plus les contours d’une division du travail perceptif à l’œuvre au sein d’une société ; il ne développe pas de théorie de la valeur d’échange des compétences perceptives17, etc. Si on veut cerner plus précisément l’intention de Guattari à cet égard, il est alors utile de se référer aux corpus théoriques qu’il mobilise.
Une théorie socioculturelle de l’imprégnation ?
En effet, pour rendre compte des phénomènes de « modelage perceptif », Guattari mobilise essentiellement deux corpus : un corpus éthologique, centré sur la notion d’« imprégnation », et un corpus morpho-dynamique, qui s’appuie sur la notion de gestalt.
La théorie éthologique de l’« empreinte », ou de l’« imprégnation » (imprinting), cherche à expliquer des phénomènes d’apprentissage qui ressemblent à des réflexes conditionnés (au sens où il s’agit de constituer des stimuli auxquels les individus répondent) mais qui (à la différence des réflexes conditionnés) se mettent en place sans renforcement positif. Durant une période dite « critique » ou « sensible », « le jeune organisme attend en quelque sorte certaines configurations de stimuli déclencheurs inconditionnés et les associe instantanément pour former une unité avec des stimuli en eux-mêmes non déclencheurs qui se présentent en même temps18 ». Guattari mobilise cette théorie afin de créditer les technologies télévisuelles d’un pouvoir de constitution d’empreintes perceptives particulières :
« Le rapport individuel que chacun noue avec la télévision engage les facultés humaines dans ce qu’elles ont de plus intime et même de plus inconscient. Au niveau de la perception immédiate, ce rapport s’apparente à celui de la suggestion et même de l’hypnose. On assiste là à une modification profonde de l’état de conscience et de la vigilance perceptive19 ».
Pourtant, si le modèle éthologique de l’imprégnation est bien évoqué par Guattari pour rendre compte de la socialisation de la perception, il n’est jamais utilisé de façon simple, et encore moins revendiqué comme un modèle tout à fait pertinent : Guattari développe en effet une série de critiques contre l’idée selon laquelle les empreintes constitueraient des fixations robustes et inaltérables une fois passées les quelques heures de la « période critique » où elles se stabilisent20. Il est donc difficile d’assimiler le modelage des systèmes perceptifs qu’il évoque à l’acquisition d’empreintes perceptives étudiées par les éthologues.
Le second corpus mobilisé par Guattari est la sémiophysique de René Thom. Selon ce dernier, il existe du « sens » dans le monde phénoménal – dans la mesure où il existe objectivement des formes, des choses, des qualités et des processus – et ce sens peut être appréhendé perceptivement et éventuellement décrit linguistiquement. La thèse générale de Thom est donc qu’il existe des conditions de possibilité objectives à la structuration intelligible du monde phénoménal macroscopique, et que « l’intelligibilité est une propriété des phénomènes (interprétés en tant que Gestaltent) avant toute conceptualisation au sens strict21 ». Il en résulte l’idée selon laquelle les gestalts qui existent objectivement créent un « sentiment de signification » qui incite les individus à les percevoir et à les nommer22. Guattari trouve dans ce modèle un outil pertinent pour décrire la formation de stimuli visuels. Cependant, il se sépare de Thom dans la mesure où il « refus[e] aux phénomènes de résonance significative toute prise sur la réalité » car celle-ci est « toujours “truqué[e]” par les rapports de forces sociaux23 ». Comme dans le cas de l’éthologie de l’empreinte, Guattari se réfère donc à la sémiophysique pour souligner aussi en quel sens ce modèle est incapable de rendre compte de la structuration sociale de la perception : en somme, les gestalts dont parle Thom répondent à des conditions d’organisation (loi figure/fond, loi de complétude, etc.) qui ne sont pas transposables au niveau des signes que les agents sociaux apprennent à percevoir. Si les signes qui constituent par exemple les marchandises sont bien en un sens « objectifs » (comme les gestalts évoquées), les aspects pertinents ne sont pas suffisamment prégnants pour s’imposer d’eux-mêmes à la perception (et supposent donc un « trucage » social).
La visagéité comme exemple de modelage de la perception
Si la théorie guattarienne de la structuration de la perception ne semble donc pas stabilisée, on peut cependant tenter d’en reconstituer les grandes coordonnées. La perception des visages nous servira de fil directeur : Guattari évoque en effet à de nombreuses reprises la manière dont on « apprend » à percevoir certains signes faciaux. À titre d’hypothèse, nous proposons de répartir ces analyses en distinguant cinq processus différents.
[1] Visage-type et codage prédictif. Le phénomène qui intervient le plus souvent sous la plume de Guattari concerne l’expérience de « signaux d’erreur ». Selon lui, on ne focalise d’abord notre attention que sur les dimensions du visage qui ne correspondent pas à nos attentes, les dimensions attendues ou prédites étant traitées mécaniquement :
« En “temps normal”, le sentiment de quotidienneté qui s’impose à toute notre perception du monde est constamment modulé par une visagéïté-type qui manifeste “qu’il ne se passe rien”. Elle fonctionne comme un clignotant de “normalité”24 ».
Les « visages-a priori » alors décrits ne possèdent à ce stade aucune signification particulière ; ils sont simplement constitués par un mécanisme de pondération de l’attention qui anticipe ce qui sera perçu et ne se focalise que sur les erreurs d’anticipation25. Guattari développe ainsi (avec Deleuze) une théorie socioconstructiviste de l’anticipation perceptive : selon lui, la norme dont il est question est une norme « construite » historiquement au sens où, pour relever un écart par rapport à un standard de visagéité quelconque, il faut au préalable qu’une attention minimale soit portée sur la nature des visages en question. Or, l’hypothèse socio-historique sur laquelle s’appuie toute l’analyse deleuzo-guattarienne est que ce n’est que tardivement dans le développement du capitalisme industriel qu’on s’est mis à identifier les personnes, individuellement et collectivement, à partir de leurs visages (de sorte que, « dans l’Antiquité », il n’y aurait pas « à proprement parler de “racisme de peau”26 ») ; et que ce n’est qu’à partir de l’effondrement du mouvement ouvrier au milieu du XXe siècle que cette forme de racisme a réémergé en France. Ces thèses sont certainement discutables sur leur versant socio-historique ; néanmoins, elles renvoient à un processus {focalisation de l’attention sur certains traits particuliers et perception des écarts par rapport à la norme anticipée} qui permet de préciser un premier versant de la théorie du modelage perceptif à laquelle Guattari se réfère.
[2] Unités audio-visuelles et perception intermodale. Le deuxième phénomène décrit par Guattari concerne le fait qu’au quotidien, on ne se contente jamais d’entendre le son d’une voix mais qu’« une voix est toujours rapportée à un visage, réel, imaginaire, composite27 », sans quoi les sons en question demeureraient totalement ambigus28. Guattari fait alors explicitement référence aux travaux menés par Harry McGurk et John MacDonald29. Ces deux psychologues ont mis au point une illusion perceptive (également appelée « effet McGurk ») produite par une interférence entre l’audition et la vision lors de la perception de la parole : lorsque ces deux canaux produisent des signaux hétérogènes (lorsque le son /ba/ est émis alors que les lèvres de l’interlocuteur semblent annoncer la production du son /ga/), le sujet perçoit un troisième signe (en l’occurrence, le son /da/), résultat de la fusion des deux premiers. Ce genre d’étude démontre donc que l’information visuelle (et en l’occurrence, la lecture labiale) oriente considérablement la perception des signaux auditifs : de sorte que s’il est juste, jusqu’à un certain point, d’affirmer qu’on voit ce qu’on croit, il faut aussi ajouter qu’on entend ce qu’on voit. Pourtant, aussi intéressantes soient ces analyses, elles ne désignent pas un modelage « social » au sens fort de ce terme. Pour parler ici de modelage social de la perception, il faudrait plutôt se référer aux travaux contemporains qui mesurent l’influence des « idéologies racio-linguistiques » dans le processus compréhensif : si ces recherches étaient avérées, elles prouveraient l’existence de biais perceptifs au niveau de la perception intermodale et confirmeraient donc également les intuitions guattariennes dans ce sens.
[3] Mimiques imperceptibles et micro-expressions. À plusieurs reprises, Guattari décrit un troisième phénomène selon lequel la perception du visage d’autrui implique de synthétiser une grande diversité de « micro-expressions » (un rictus, par exemple) dont nous n’avons pas conscience explicitement mais qui produisent tout de même un effet psycho-affectif :
« Les éthologues ont mis à jour (sic), chez l’homme, ce qu’ils appellent des “comportements de flirt” et des “comportements d’accueil”, s’exprimant par des mimiques extrêmement rapides (dont les détails ne peuvent être saisis que par une technique de ralenti filmique) et dont l’encodage est très probablement héréditaire. […] Elles comportent en particulier des phases imperceptibles de haussement des sourcils et d’élargissement de la fente palpébrale, qui ne durent pas plus de 2 à 3 dixièmes de seconde. Ces expressions, filmées à 48 images par seconde et décomposées image par image, se retrouvent aussi bien aux îles Salomon, en Papouasie, en France, au Japon, en Afrique, que chez les Indiens de l’Orénoque-Amazone, etc.30 »
Les études sur lesquelles s’appuie alors Guattari (notamment celles d’Irenaüs Eibl-Eibesfeldt) ont l’intérêt de décrire non pas la perception consciente du visage d’autrui mais les réactions implicites des agents à certaines saillances perceptives. Cependant, si le but de Guattari est bien de décrire des biais sociaux inhérent à la perception, ces études semblent en partie inadéquates dans la mesure où ce qu’elles cherchent à démontrer, c’est l’universalité des processus en question, et non leur variation socio-historique (et encore moins les enjeux socio-politiques qui y sont liés). Pour étayer la théorie guattarienne et rester fidèle à l’esprit de son auteur, il faudrait alors plutôt s’appuyer sur les nombreuses analyses qui, depuis, ont décrit les biais implicites qui structurent l’expérience des agents bien plus profondément que leurs valeurs explicites31. En suivant cette piste, on ferait alors du codage implicite de certaines micro-expressions une troisième dimension dans la théorie guattarienne du modelage social de la perception.
[4] Attention conjointe et gaze following. Guattari s’interroge à plusieurs reprises sur la tendance à regarder les autres dans les yeux ou non et les enjeux de pouvoir qui sont liés à ce contact visuel32. Si on aborde cette question comme un problème de « norme interactionnelle », comme semble le faire Guattari, il s’agirait alors d’un problème sociologique ou ethnologique, mais pas psychologique à proprement parler. Or c’est également le cas : on a en effet récemment montré qu’il existait une influence du contexte social sur la tendance des individus à « aligner » leur regard sur celui des autres. En ce sens, la tendance à l’alignement perceptif (ou à la coordination attentionnelle) répond bien à une logique à la fois raciste, classiste et sexiste :
« Nous montrons que les indices faciaux associés à des formes de domination (en l’occurrence, la masculinité) modulent l’effet d’attraction à court terme qu’exerce le regard d’autrui sur les observateurs humains. Les observateurs montrent en effet une plus grande attraction du regard pour les visages masculinisés que pour les visages féminisés pendant de courtes durées33 ».
Il en est de même dans le contexte des interactions raciales : on a pu mesurer des effets d’attraction réflexes qui se produisent à très court terme (après environ 200 ms d’exposition), bien qu’ils soient tendanciellement corrigés par la suite dans le cadre d’un retour réflexif :
« Dans la culture occidentale, les Noirs se sont toujours vu refuser les privilèges de pouvoir et de statut accordés à leurs homologues blancs. Bien que les mouvements de défense des droits civiques aient supprimé de nombreux obstacles à l’égalité sociale, la stratification raciale existe toujours et semble jouer un rôle dans le traitement non-réflexif de l’information qui se produit dès les premiers stades de la perception visuelle34 ».
En suivant ces travaux, on pourrait donc radicaliser la position de Guattari en affirmant l’existence d’une série de biais sociaux qui conduisent à plus ou moins percevoir ce que les autres perçoivent en fonction du statut social qu’on accorde à ces agents.
[5] Regard et pour-autrui. Le dernier phénomène étudié par Guattari, avec Deleuze, concerne l’articulation entre les yeux d’autrui que je perçois (et qui sont des objets mondains comme les autres) et le regard que je sens porté sur moi (et qui ne dépend d’aucun objet empirique). Guattari reprend explicitement le problème sartrien lorsqu’il affirme :
« S’il est vrai, par exemple, que la machination d’un regard peut paraître “sur fond de destruction des yeux qui me regardent”, pour paraphraser le Sartre de L’Être et le Néant, inversement des yeux sans regard, un pour-autrui coupé de toute Gestalt humaine, peuvent s’installer au beau milieu du monde, le lézarder et prendre possession des modes de subjectivation qui y régnaient35 ».
Ce passage renvoie alors à l’idée d’un individu qui se sent regardé par une instance qui ne possède aucune incarnation empirique. Cela dit, la piste la plus développée par Guattari est différente : elle consiste à montrer qu’on peut utiliser technologiquement la gestalt du visage pour en faire un outil de contrôle36. En reproduisant l’image d’un visage vu de face sur un support photographique ou pictural, on pourrait placer le sujet qui perçoit le visage en question dans une position d’objectivation où il se sent lui-même regardé37. Dans Mille Plateaux, l’idée selon laquelle un support photographique peut produire une telle objectivation de soi est avancée en référence à un passage d’August Strindberg où ce dernier déclare qu’il se sent regardé par une photo38. Et l’idée qu’un support pictural peut avoir cet effet s’appuie sur les travaux de Jacques Mercier sur les rouleaux et les parchemins éthiopiens39. Dans un cas comme dans l’autre, ils considèrent qu’une « machine sémiotique » s’empare de ces percepts que sont les images d’yeux pour jouer un rôle de surveillance sociale. Cette idée, à première vue surprenante, est en réalité bien étayée par la psychologie contemporaine. Dans des études déjà anciennes, Herbert Kelman a souligné l’importance de ce processus d’alignement par « complaisance » – c’est-à-dire qu’un individu s’aligne sur ce qu’il pense qu’un autre individu désire tant qu’il a imaginairement en tête l’image de cet autre individu40. Plus récemment, on trouve de nombreuses études sur ce sujet dans les travaux de psychologie de la coopération : les chercheurs ont en effet remarqué que la coopération au sein d’un groupe était plus importante lorsque la réputation des agents était en jeu – c’est-à-dire lorsqu’ils savent que les autres savent ce qu’ils font (ou, en situation de co-présence, lorsqu’ils voient que les autres voient ce qu’ils font)41. Les chercheurs ont alors réussi à montrer que l’effet d’objectivation se produit lorsqu’on se sait regardé, lorsqu’on s’imagine regardé, et (c’est ce qui nous intéresse ici) lorsqu’on se sent regardé alors même qu’on sait qu’on ne l’est pas42. Ce dernier cas regroupe les situations où on croise dans notre champ de vision une reproduction visuelle d’un regard, qu’elle soit photographique, picturale ou schématique. Ces études étayent donc bien l’argument de Deleuze et Guattari selon lequel la gestalt humaine peut être utilisée par des artefacts et provoquer des réactions y compris chez celui ou celle qui sait qu’il s’agit d’un artefact ; on est « happé par les trous noirs » du regard, selon l’expression de Mille plateaux, même s’il s’agit d’artefacts reconnus comme tels, à condition d’avoir été socialisé en ce sens.
La « pénétrabilité
cognitive de la perception »
L’analyse par Guattari du modelage de la perception met donc au jour un niveau de constitution de l’expérience quotidienne qui passe souvent inaperçu mais qui est décisif dans les expériences d’oppression de classe, de race ou de genre. Prolonger cette piste de lecture supposerait de décrire plus finement encore la formation de la perception ou ce que les philosophes et psychologues contemporains nomment la « pénétrabilité cognitive de la perception43 ». Certes ces travaux se situent à première vue loin du giron guattarien ; cependant, de nombreuses études menées dans ce domaine abordent déjà la question des biais racistes et sexistes qui structurent la perception dès les premières étapes de constitution du percept ; elles permettraient donc sans doute d’enrichir la thèse d’un modelage socio-culturel des systèmes perceptifs chère à Guattari et contribueraient au développement d’une « philosophie politique de l’esprit44 » à même d’en décrire les fonctionnements complexes.
1D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Science, fiction, féminisme, Paris, Exils, 2008, p. 121.
2M. Bessone, « Voir et faire voir les races : l’apport d’une phénoménologie politique à une philosophie critique des races », dans M. Garrau et M. Provost (éd.), Expériences vécues du genre et de la race. Pour une phénoménologie critique, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022, p. 65-82. Pour une discussion, voir : C. Chamois, « Marie Garrau et Mickaëlle Provost (dir.), Expériences vécues du genre et de la race. Pour une phénoménologie critique, Paris, Éditions de la Sorbonne, collection « Philosophies pratiques », 2022, 228 p.
www.implications-philosophiques.org/compte-rendu-critique-experiences-vecues-du-genre-et-de-la-race
3G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et schizophrénie 1, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p. 125. Pour une analyse de ce point, voir : J. Protevi, Edges of the State, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2019, p. 39-46.
4F. Guattari, La Révolution moléculaire, Paris, Les Prairies ordinaires, 2012, p. 299.
5F. Guattari, Les années d’hiver (1980-1985), Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, p. 42.
6E. W. Holland, « Pour une nomadologie des institutions », dans A. Querrien, A. Sauvagnargues et A. Villani (éd.), Agencer les multiplicités avec Deleuze, Paris, Hermann, 2019, p. 386.
7Sur ce point, voir : C. Chamois, « Autrui, le jeu et le visage : autour de quelques exemples cinématographiques », in F. Bourlez et L. Vinciguerra (dir.), Pourparlers Deleuze entre art et philosophie, Reims, Presses Universitaires de Reims, 2013, p. 122-146.
8Pour une analyse de cette question, voir : C. Chamois, « Visage, visagéité et visagéification », in Un autre monde possible. Deleuze face aux perspectivismes contemporains, Rennes, PUR, 2022, p. 181-242.
9De sorte qu’on ne perçoit jamais « un visage » en général mais toujours « une visagéité “a priori” du médecin, le visage-robot du “fou” ou du gendarme, ou une visagéïté-paysage, professionnelle, ethnique, etc. ». F. Guattari, L’inconscient machinique. Essais de schizo-analyse, Paris, Éditions Recherches, 1979, p. 85.
10F. Guattari, La Révolution moléculaire, op. cit., p. 298.
11F. Guattari, Les années d’hiver (1980-1985), op. cit., p. 158.
12Ibid., p. 153.
13Ibid., p. 128-129.
14C. Joigneaux, « La littératie précoce. Ce que les enfants font avec l’écrit avant qu’il ne leur soit enseigné », Revue française de pédagogie. Recherches en éducation, no 185, ENS Éditions, 2013, p. 123.
15B. Lahire, « L’inégalité devant la culture écrite scolaire : le cas de l’“expression écrite” à l’école primaire », Sociétés Contemporaines, vol. 11, no 1, 1992, p. 167-187 ; B. Lahire (éd.), Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil, 2019.
16F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 182.
17Pour une tentative en ce sens, voir : C. Chamois, « De la division du travail perceptif », Ateliers d’anthropologie, vol. 52, 2022 (en ligne : https://journals.openedition.org/ateliers/16742).
18K. Lorenz, Les fondements de l’éthologie, Paris, Flammarion, 2009, p. 413.
19F. Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Paris, Éditions Lignes, 2018, p. 445.
20F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 80.
21R. Thom, Esquisse d’une Sémiophysique, Paris, Intereditions, 1988, p. 31.
22R. Thom, Modèles mathématiques de la Morphogenèse, Paris, Christian Bourgois, 1980, p. 170. Cité par : F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 235.
23F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 235.
24Ibid., p. 82.
25Pour une théorie du codage prédictif, voir : K. Friston, « Learning and inference in the brain », Neural Networks: The Official Journal of the International Neural Network Society, vol. 16, no 9, 2003, p. 1325-1352.
26F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 96. Voir aussi : G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 218.
27F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 79.
28« La forme du signifiant dans le langage, ses unités mêmes resteraient indéterminées si l’auditeur éventuel ne guidait ses choix sur le visage de celui qui parle » G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 206.
29H. McGurk et J. MacDonal, « Hearing lips and seeing voices », Nature, vol. 264, 1976, p. 746-748.
30F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 143.
31Voir par exemple : A. G. Greenwald, D. E. McGhee et J. L. K. Schwartz, « Measuring individual differences in implicit cognition: The implicit association test. », Journal of Personality and Social Psychology, vol. 74, no 6, 1998, p. 1464-1480.
32F. Guattari, Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles, La Tours d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2011, p. 77.
33B. C. Jones et al., « Facial cues of dominance modulate the short-term gaze-cuing effect in human observers », Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, vol. 277, no 1681, 2010, p. 623.
34M. Weisbuch et al., « Race, Power, and Reflexive Gaze Following », Social Cognition, vol. 35, no 6, 2017, p. 634.
35F. Guattari, Lignes de fuite, op. cit., p. 260.
36La base psychologique de ces analyses est constituée par les travaux de René Spitz, Otto Isakower et Kenneth S. Robson. F. Guattari, L’inconscient machinique, op. cit., p. 80.
37G. Deleuze et F. Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 224.
38Ibid., p. 145.
39J. Mercier, « La fascination de Gog et Magog. Guérir par l’image en Ethiopie », Terrain, vol. 71, 2019, p. 202.
40H. C. Kelman, « Compliance, identification, and internalization. Three processes of attitude change », Journal of Conflict Resolution, vol. 2, no 1, 1958, p. 51-60.
41T. Bereczkei, B. Birkas et Z. Kerekes, « Public charity offer as a proximate factor of evolved reputation-building strategy: an experimental analysis of a real-life situation », Evolution and Human Behavior, vol. 28, no 4, 2007, p. 277-284.
42K. J. Haley et D. M. T. Fessler, « Nobody’s watching? Subtle cues affect generosity in an anonymous economic game », Evolution and Human Behavior, vol. 26, no 3, 2005, p. 247.
43Z. Jenkin et S. Siegel, « Cognitive Penetrability: Modularity, Epistemology, and Ethics », Review of Philosophy and Psychology, vol. 6, no 4, 2015, p. 531-545.
44On reprend ici l’expression mobilisée par Jan Slaby, Shaun Gallagher, Michelle Maiese, Robert Hanna ou John Protevi. Voir à cet égard : J. Protevi, « COVID-19 in the United States as Affective Frame », Frontiers in Psychology, vol. 13, 2022 (DOI : 10.3389/fpsyg.2022.897215).