Les fictions nous gouvernent de leur implacable réalité.
Les Romains avaient leur louve, leurs haruspices, leurs empereurs divinisés, leurs apologues des membres et de l’estomac. Nous avons notre Marianne, nos taux de croissance du PIB, nos réalités augmentées et nos triples A de la finance.
Depuis la fin du xviie siècle, toute une modernité critique s’est ingéniée à dénoncer ces fictions comme des « fables », et à vouloir les remplacer par « la vérité » (scientifique). De Spinoza à Bruno Latour, toute une altermodernité a cependant souligné la nécessité fonctionnelle de ces fables. Il ne suffit pas d’en déboulonner les machines pour en abolir les causes. Nul agir humain ne peut se passer de recourir à ce type de « faitiches ».
C’est du côté de cette altermodernité que se situe ce dossier de Multitudes, coordonné par Pascal Houba et Ariel Kyrou. Fictions, fables, simulacres, storytelling sont certes voués à nous illusionner, à nous « raconter des histoires ». Le problème ne vient toutefois pas tant de ces leurres que de leurs messages et du contenu spécifique auquel ils nous font accroire, ainsi que de la manière dont ils nous les fourguent. Plutôt qu’à se réclamer de la « vérité » contre la fiction, essayons de démêler ce qu’il y a de pernicieux et ce qu’il y a de salutaire dans la nécessaire fictionnalité des réalités humaines.
Se réclamer des vertus positives de la fiction devient un lieu commun de notre époque écrasée sous la chape de plomb d’un « réalisme » politico-économique qui constitue lui-même la plus massive et la plus néfaste de nos fables actuelles. Qu’on revendique ses propres « délits de fiction », qu’on théorise la puissance d’un « fictionnaire » à inventer, qu’on analyse savamment les enjeux des « mondes possibles » ou des fonctions anthropologiques de la fictionnalité[[Voir par exemple, pour s’en tenir aux publications les plus récentes : revue Vacarme, « Fictions à l’oeuvre » no54 (hiver 2011) ; Francis Jenvrey, Théorie du fictionnaire, Paris, Questions théoriques, 2011 ; Luc Lang, Délit de fiction. La littérature, pourquoi ?, Paris, Folio, 2011 ; Françoise Lavocat (éd.), La théorie littéraire des mondes possibles, Paris, CNRS Éditions, 2010 ; Anne Duprat et Françoise Lavocat (éd.), Fiction et cultures, Paris, SFLGC, 2010., nous sentons l’urgence de concrétiser en d’autres fictions ce cri selon lequel un « autre monde est possible ». Sauf que la plupart d’entre nous s’époumonent à répéter ce même cri sans parvenir à le faire déboucher sur autre chose qu’un vœu pieux – une vaine fiction. Est-ce par manque de lucidité face à la puissance de confusion mais aussi d’habile divertissement des fables qui dessinent les contours béats de notre soumission ? Comment, dès lors, nous repérer dans la jungle de nos fictions, dont on ne sait si elles nous appartiennent ou si elles ont été plantées discrètement dans notre cuir chevelu ? Comment choisir, s’inspirer, créer et faire partager les fictions les plus justes et décapantes de cet « autre monde » ?
Ce dossier tente de répondre à ces questions en proposant un terme, celui de contre-fictions, et en essayant d’en décliner quelques modes d’existences possibles, au point de jointure entre l’imaginaire narratif et l’activisme politique. On y définit une contre-fiction politique comme une unité narrative de dimensions et de substrats variables, allant du graffiti au récit littéraire, en passant par le canular et le détournement de jeu vidéo, qui introduirait dans la réalité un décalage fictionnel ayant pour finalité ou pour effet d’enrayer la reproduction systémique de cette réalité, afin d’en bloquer ou d’en infléchir le cours.
À travers une série d’articles de fond et d’inserts illustratifs, en alternance les uns avec les autres, ce dossier envisagera les contre-fictions du point de vue de leur rapport au réel, à l’éthique de la vérité, à l’auto-fiction, au storytelling, à l’activisme politique, au populisme, aux sociétés de contrôle, au capitalisme ou à nos nouvelles technologies dites d’augmentation de l’humain. Dans tous les cas, et sur tous ces domaines très variés, il s’agira d’opérer un même triple mouvement : mesurer la part des fictions sur lesquelles repose la reproduction de nos réalités actuelles ; repérer les tentatives de contre-fictions qui prennent déjà leur contre-pied ; mieux comprendre en quoi consiste la puissance virtuelle de ces contre-fictions afin d’en augmenter le nombre et le rayonnement.
Notre présent et notre avenir ont moins besoin de fictions en tant que telles
que de changements de cap. Or y a-t-il de meilleure méthode, de meilleur jeu, de meilleur art pour réinventer le réel que de « contre-fictionner » via de multiples formes et supports la domination actuelle d’un capitalisme prédateur et suicidaire ? Les contre-fictions sont les poissons pilotes, dans et en dehors de nos têtes, de cet autre monde que nous cherchons à rendre possible.
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