Gaëtane Lamarche-Vadet : Les sanctions américaines ont provoqué en Iran une grave crise économique qui conduit le régime au bord de l’effondrement… Quelle peut être la politique de Joe Biden vis-à-vis de l’Accord sur le nucléaire, peut-elle avoir des effets positifs sur le régime de plus en plus conservateur de la République islamique ?
Clément Therme : Alors que les élections présidentielles auront lieu au mois de juin 2021 en Iran, la crise économique qui sévit depuis trois ans a provoqué la destruction de la classe moyenne et entraîné une dégradation des droits humains. L’économie iranienne n’a pas connu de croissance sur la dernière décennie, ce qui constitue un drame social car, pour absorber les jeunes diplômés qui arrivent chaque année sur le marché du travail, une croissance de 7 % par an aurait été nécessaire. Ces trois dernières années la récession a été de 6 % en 2020, 7,6 % en 2019 et 4,9 % en 20191. La fragilité de la République islamique n’a jamais été aussi évidente sur le plan économique. 2020 a été pour elle une année catastrophique avec l’accroissement des tensions militaires avec Washington et l’impossibilité d’obtenir une levée des sanctions économiques américaines dans un contexte de crise sanitaire liée à la Covid 19.
Les transformations socio-culturelles du pays peuvent laisser espérer un changement pacifique, mais en même temps, il faut étudier la nature des régimes politiques. Le shah d’Iran a voulu réformer dans une position de faiblesse en 1978, sous la pression de Jimmy Carter, et cela a conduit à l’effondrement de son régime. Gorbatchev a voulu réformer l’URSS dans une position de faiblesse, cela a conduit à l’effondrement de son régime2. Le Guide suprême Ali Khamenei ne veut pas réformer dans une position de faiblesse. Cela le conduit à envisager une surenchère avec une répression accrue sur le plan de la politique interne. La République islamique est désormais confrontée au mécontentement des classes populaires qui sont asphyxiées par un régime qui veut couper sa population du reste du monde et l’enfermer. Dans ce contexte social, politique et économique morose, le principal défi pour le système politique (nezam) à l’organisation des élections présidentielles est d’obtenir la participation de la population à un moment où l’establishment réfléchit à la promotion d’un président « militaire ». Cette militarisation des institutions élues de la République islamique a jusqu’à présent été un échec, puisque tous les candidats à l’élections présidentielles ayant effectué une carrière militaire ont échoué à se faire élire à la présidence de la République islamique.
L’administration Biden a promis de relancer un processus diplomatique avec la République islamique, l’héritage néfaste légué par le président Trump pouvant peser sur un possible nouveau succès diplomatique américain au Moyen-Orient. En effet, le mécontentement de la majorité de la population iranienne a été exacerbé par la crise économique consécutive au retrait de Washington de l’Accord sur le nucléaire au mois de mai 2018. Le gouvernement iranien doit organiser la survie économique du pays. Pour ce faire, des négociations avec la nouvelle administration Biden sont indispensables et ce malgré les démentis officiels3. C’est donc la capacité des autorités de la République islamique à gérer la contestation sociale interne par une promesse d’amélioration de la situation économique qui est en jeu, tandis que du côté américain, l’objectif poursuivi est de réduire les risques de guerre dans la zone.
Les élections présidentielles de juin 2021 en Iran ont un effet ambivalent sur le processus de négociations irano-américain. Pour qu’il ait des chances d’aboutir, dans un régime autoritaire tel que celui de la République islamique, les autorités doivent favoriser une adhésion de la population et une participation a minima à des élections non-démocratiques. Cela pousse les candidats potentiels à proposer la meilleure méthode pour obtenir la levée des sanctions économiques conduisant à l’appauvrissement de la population4. Cependant, la compétition interne aux élites du pouvoir conduit souvent à une surenchère entre factions contre la politique étrangère de Washington. Elle n’est pas propice à la recherche d’un compromis qui nécessite des concessions iraniennes sur les ambitions nucléaires du pays. De plus, la propagande officielle tente d’utiliser le nucléaire pour toucher la fibre nationaliste de la population afin de masquer les échecs économiques de la révolution islamique.
La question demeure : sera-t-il encore possible d’organiser une compétition électorale à l’intérieur du système politique alors que le processus électoral a une crédibilité de plus en plus faible, et que la majorité de la population ne croit plus à l’alternance entre modérés et conservateurs ? Cela explique pourquoi les campagnes électorales sont si courtes et les candidats si durement sélectionnés. En offrant une négociation directe aux modérés iraniens, Joe Biden peut-il relancer l’alternance conservateurs / modérés à laquelle les Iraniens ne croient plus eux-mêmes ? Joe Biden peut-il susciter une réduction des tensions irano-américaines, qui permettrait à l’Iran d’accéder aux avoirs gelés à l’étranger, d’exporter à nouveau sans restriction son pétrole, de demander un prêt au FMI de 5 milliards de dollars et de surmonter la crise de la Covid 19 ? En République islamique, au contraire des autres pays du golfe Persique, la crise économique précède la crise sanitaire ; l’Iran doit donc faire face à de multiples crises en même temps. L’arrivée de Biden peut-il permettre à un conservateur pragmatique ou à un modéré de produire une réduction des tensions avec les États-Unis et, à l’intérieur du pays, entre les autorités et la majorité de la population ? Il est quand même paradoxal de constater que Joe Biden pourrait devenir le principal espoir pour redonner du sens au projet politique des khomeynistes « modérés » dans un État qui se définit comme « révolutionnaire » en défendant une idéologie anti-américaine et anti-sioniste. Officiellement, Téhéran refuse toute négociation directe avec Washington avant la levée des sanctions américaines rétablies par Trump lors du retrait de l’Accord au mois de mai 2018. Or, depuis le retrait des entreprises européennes d’Iran, la crédibilité d’une médiation européenne est faible. La deuxième possibilité est une médiation du sultanat d’Oman, du Qatar, de l’Irak ou de la Suisse, dans la mesure où elle représente les intérêts diplomatiques américains à Téhéran…
Du côté américain, depuis la période de l’administration Obama (2009-2017), il y a une nouvelle perception des ambitions nucléaires iraniennes. Il ne s’agit plus d’empêcher l’Iran d’accéder aux technologies nucléaires mais au contraire, de privilégier une solution diplomatique pour parvenir à une gestion des ambitions nucléaires iraniennes sans céder à la tentation de la stratégie du changement de régime (regime change)5. À la politique de Bush junior et Trump visant un changement de régime et une pression maximale, Obama avait proposé la gestion des ambitions nucléaires de l’Iran. Du côté iranien, il faut également gérer le niveau de confrontation avec les États-Unis. Il ne s’agit pas de se réconcilier, mais de permettre à l’Iran de trouver un compromis avec sa population en négociant avec les démocrates américains. Sur le plan de la démocratie, Joe Biden a annoncé un retour aux « valeurs », pour ne pas refaire la faute d’Obama qui dit regretter de ne pas avoir soutenu le Mouvement vert6 en Iran en 2009. Il y a chez lui la déception qu’à la main tendue vers le Guide suprême Ali Khamenei, le pouvoir iranien ait répondu par la répression7.
Cette fois, les activistes et les démocrates iraniens appellent l’administration Biden à poser la question des droits humains, à ne pas la sacrifier sur l’autel du compromis diplomatique sur le dossier nucléaire. Il ne faudrait pas que, du point de vue des droits de l’Homme les Américains se focalisent seulement sur l’Arabie Saoudite car, sous Trump, le régime iranien est devenu de plus en plus répressif. Pour contrecarrer ce processus très négatif pour la démocratisation de l’Iran sous Trump, qui a appauvri le pays et contribué au rétrécissement de la classe moyenne iranienne, il faut trouver une solution médiane entre la politique d’Obama, qui était centrée sur la « realpolitik » et la politique de Trump focalisée sur une idéologie visant au changement de régime. Le président Trump a ainsi développé une politique erratique et incohérente car, tout en voulant éviter la guerre (refus de répondre à l’attaque iranienne contre les installations pétrolières saoudiennes à l’automne 2019), elle a créé une escalade militaire pendant quatre années, comme on a pu l’observer avec les tensions militaires en Irak et dans le golfe Persique.
Mais il semblerait que le moment le plus favorable du point de vue de l’efficacité des négociations soit l’automne 2021, car il y a des compétitions, en Iran, entre les factions du régime pour avoir le monopole des négociations avec Washington. Celles-ci, si les États-Unis décident de revenir dans l’Accord, peuvent être soit secrètes, soit publiques, opérer directement ou indirectement avec la Suisse, ou dans le format P4 + 1 ou P5 + 1. Pour l’instant, il y a blocage. Les Américains exigent que l’Iran revienne aux conditions de l’Accord sur le nucléaire de 2015 et l’Iran demande au préalable la levée des sanctions pour revenir à ces conditions. Par ailleurs, vérifier le taux d’uranium enrichi implique que les inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique puissent avoir lieu, ce qui pourrait être permis dans les trois prochains mois après la signature d’un accord technique entre l’Agence et Téhéran le 21 février 2021. Outre la question de la séquence pour débuter les négociations, il y a la question du champ de la négociation : se limite-t-on au nucléaire ou inclut-on les droits de l’Homme ? La situation sociale est très dégradée en Iran avec un chômage massif, une fuite des cerveaux et une désespérance sociale qui se manifeste par une grande consommation de drogue et un taux de suicide élevé. Depuis plusieurs années, de nombreux activistes demandent un référendum, « pour ou contre la république islamique ? 8 ». Des appels se multiplient donc en Iran car en 2021, la majorité de la population voterait probablement contre le maintien de la République islamique au pouvoir9.
Sur le plan international, l’Iran n’a pas de véritables alliés, même si la Russie et la Chine sont des partenaires économiques et sécuritaires. Si Biden va au bout d’une politique de confrontation non sélective avec Moscou et Pékin, cela compliquera le multilatéralisme annoncé pour régler la question du nucléaire iranien. La Russie mais aussi la Chine ont joué un rôle très constructif dans les processus de négociation entre 2013 et 2015 conduisant au succès diplomatique de l’Accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015. Même si l’administration Biden favorise une désescalade avec l’Iran, il faudra, néanmoins, voir si les autorités de la République islamique pourront éviter l’effondrement de leur révolution et l’émergence d’un nouvel État failli (failed state) au Moyen-Orient. En effet, l’impopularité de la République islamique et le développement de réseaux informels pour contourner les sanctions économiques affaiblissent la légitimité des institutions politiques iraniennes et peuvent conduire à long terme à un effondrement. Ainsi, le maintien de la République islamique au pouvoir renforce la contestation sociale interne et ne permet pas la mise en place d’un système de sécurité au niveau de la région Moyen-Orient. En effet, les tensions internes s’accompagnent d’un défi croissant à l’ordre régional voulu par Washington et ses alliés, alors que le système politique s’affaiblit à l’intérieur des frontières iraniennes comme le montre la difficulté des autorités politiques à susciter un intérêt populaire pour les élections présidentielles de juin 2021.
Le régime iranien est le principal problème
à une résolution dépassionnée de la question nucléaire iranienne. Je rappellerais que le shah d’Iran a inauguré le programme nucléaire en 1973, après le choc pétrolier. À l’époque, Israël n’avait aucun problème avec le programme nucléaire, car ses relations entre Téhéran et Tel Aviv étaient cordiales. Les États occidentaux étaient en compétition pour investir dans le programme nucléaire iranien, et la France avait des projets de construction de 10 réacteurs nucléaires. Sur la longue durée, on constate que les ambitions nucléaires restent inchangées jusqu’à aujourd’hui. En conséquence, une part significative de la controverse actuelle est avant tout liée à la nature du régime de la République islamique. Le pari du président Obama était de contribuer à une libéralisation politique et économique par l’insertion de l’Iran dans la globalisation. L’idée était alors de favoriser une démocratisation de l’Iran pour rendre acceptable sa nucléarisation.
Il existe un héritage de l’échec économique du JCPoA10 dont on parle peu. Le retrait progressif des Iraniens de l’Accord nucléaire est lié à l’absence de bénéfices économiques dont l’Iran aurait dû bénéficier dans le cadre de cet accord. Cependant, en l’absence de réconciliation avec Washington, il sera très difficile pour Téhéran d’attirer à nouveau les multinationales pour investir sur le marché iranien. C’est la quadrature du cercle pour la République islamique. La realpolitik dans le cadre idéologique légué par l’ayatollah Khomeiny ne permet pas d’assurer le développement économique du pays.
G. L.-V. : Le rapprochement israélo-gulfien complique-t-il la tâche de la diplomatie américaine à l’égard de l’Iran ?
C. T. : Concernant la politique régionale, l’héritage de Trump a une influence significative sur les dynamiques régionales et le projet de désescalade de l’administration Biden au Moyen-Orient. Les accords d’Abraham entre Israël et les rivaux de l’Iran, Bahreïn et les Émirats arabes unis ont été conclus avec l’accord tacite de Ryad. Pour l’Iran, la question qui se pose est la possibilité d’un accord avec les États-Unis sans une réconciliation préalable avec les principaux alliés des États-Unis dans la région. En effet, les capacités de lobbying des alliés des États-Unis ont contribué et accompagné la décision de l’administration Trump de se retirer de l’Accord au mois de mai 2018. Ce retrait s’est appuyé sur le soutien plein et entier de Tel Aviv et de Ryad, qui ont contribué à faire pencher la décision de Trump en faveur du détricotage de l’Accord sur le nucléaire. Est-ce que ces puissances vont se structurer en un axe pour contester la nouvelle politique de Biden, pour tenter de conduire une politique d’influence vis-à-vis de l’administration Biden ?
C’est une hypothèse que l’on ne peut pas exclure, surtout si les États-Unis de Biden appliquent une politique basée sur les « valeurs » envers l’Arabie saoudite qui ne se limite pas à une incantation rhétorique. Alors, la France pourrait saisir cette opportunité, comme l’avait fait le président Hollande à l’époque d’Obama, avec la mise en œuvre d’une politique de rapprochement tous azimuts avec l’Arabie saoudite. Les déclarations du président Macron sur la possibilité de faire participer Ryad aux négociations internationales autour du JCPoA sont un signe de cette ambition de Paris. Le président Macron anticipe une certaine méfiance vis-à-vis de l’administration Biden de la part des anciens partisans de Trump dans la région. On va voir quel sera l’arbitrage au sein de la nouvelle administration Biden entre la realpolitik et la défense des « valeurs » démocratiques.
On voit bien les États qui refusent de reconnaître Israël : la République islamique d’Iran, l’Irak, la Syrie de Bachar El Assad, le Liban, l’Afghanistan et le Yémen. C’est l’axe du refus. On ne peut pas dire que ces positions ne sont pas soutenues par une partie des populations dans la région. Le principal atout de la République islamique d’Iran au Moyen-Orient est que cette position de l’axe du refus est populaire et continue d’être soutenue par une partie des opinions publiques. Pour autant, il existe désormais des contestations populaires contre les « ingérences iraniennes » au sein des pays arabes, comme en Irak ou au Liban. Face à ces nouvelles contestations (demande de sécularisme, d’une défense des intérêts économiques et de désidéologisation) le discours anti-sioniste ne suffit plus à légitimer la politique régionale iranienne dans le monde arabe.
L’axe du refus ou l’axe de la résistance est largement discrédité du fait de l’engagement de l’Iran auprès de Bachar el Assad et du soutien à la répression en Irak. La République islamique d’Iran est enfermée dans une surenchère idéologique et anti-israélienne qui ne correspond pas du tout au temps long de l’histoire de l’Iran. Le shah d’Iran pensait qu’il fallait, au contraire, s’inscrire dans le cadre de la doctrine de la « périphérie » et l’aspect idéologique actuel de projection de la puissance iranienne à l’extérieur n’est pas accepté à l’intérieur. Il y a une confusion – et c’est une faiblesse de la politique régionale iranienne – entre cette projection du régime sur le plan idéologique et la défense des intérêts nationaux sur le plan économique. C’est la même chose qui se passe en Liban et en Irak à travers la contestation du Hezbollah et des milices chiites, car ce sont des groupes militaires armés sur fondement idéologique qui ne se soucient pas du développement socio-économique du pays et du bien-être des populations. On observe une demande populaire pour un meilleur équilibre entre les ambitions idéologiques de la République islamique et le développement économique du pays. Les défis du pouvoir iraniens sont à la fois internes avec l’enjeu économique, régionaux avec la contestation populaire de l’axe de la résistance, et internationaux.
G. L.-V. : Après le retrait de Washington de l’Accord sur le nucléaire et les défections successives des pays européens dans les échanges commerciaux avec l’Iran, la Chine et la Russie ont de façon plus ou moins officieuse occupé le terrain laissé vacant par l’Europe… Aujourd’hui, ces pays sont-ils en position de force pour jouer les médiateurs dans les négociations sur le nucléaire ?
C. T. : Alors que la Russie renforce son partenariat avec la République islamique d’Iran autour de la crise syrienne, les conséquences de l’Accord de Vienne de 2015 sur les coopérations économiques entre les deux pays ont été limitées. Certes, l’Iran a intensifié ses coopérations dans le nucléaire et les domaines militaires, mais la complémentarité économique russo-iranienne demeure moins évidente que celle entre l’Iran et les entreprises européennes, pour l’heure empêchée par les sanctions économiques américaines de l’administration Trump. En revanche, le retrait américain de l’Accord sur le nucléaire annoncé par le président Trump au mois de mai 2018 renforce de manière significative les perspectives de coopération irano-russe. En effet, ce retrait a conduit au départ de la majorité des entreprises européennes présentes sur le marché iranien, ce qui renforce, par défaut, la compétitivité des entreprises russes mais surtout chinoises.
Depuis la désintégration de l’Union soviétique en 1991, l’ouverture de la frontière nord de l’Iran, fermée à la circulation transfrontalière pendant la Guerre froide, ne s’est pas traduite par un renforcement de l’influence régionale iranienne dans l’ancien espace soviétique. Loin s’en faut. Malgré la mise en œuvre d’une politique plus pragmatique qu’au Moyen-Orient, Téhéran n’a pas pu développer une politique véritablement indépendante de Moscou et n’est pas parvenue à se défaire de son image de théocratie révolutionnaire qui suscite la méfiance de ses voisins quant aux objectifs idéologiques de sa politique régionale. À cela se sont ajoutés d’autres facteurs qui ont limité les possibilités d’actions iraniennes dans la région. Il y a, d’une part, l’extrême prudence de Téhéran à ne pas froisser Moscou dans la réalisation et la conduite de sa politique à l’égard de son « étranger proche » et, d’autre part, l’anti-américanisme et l’antisionisme militants de la République islamique, ce qui a poussé les États-Unis et, dans une moindre mesure, Israël, à transformer le Caucase du Sud en poste d’observation de l’Iran.
Pourtant, sur le plan géographique, l’Iran jouit d’une situation extrêmement favorable en tant qu’État pivot entre la région caspienne et le golfe Persique. L’Iran aurait logiquement dû redevenir un territoire de transit pour les hydrocarbures de la Caspienne et les marchandises en provenance des états nouvellement indépendants du Caucase et de l’Asie centrale. Le corridor nord-sud est, sur les plans géographique et économique, plus pertinent que l’axe est-ouest finalement privilégié par Bakou pour des raisons politiques. Si l’Iran joue un rôle essentiel dans l’approvisionnement de l’Arménie ou dans un système de trocs (barters) avec l’Azerbaïdjan, les obstacles politiques, en particulier l’opposition de Washington au développement des relations des pays caucasiens avec Téhéran, ont fortement contribué à l’échec de la réalisation du potentiel économique d’échanges entre ces pays. Ainsi, lors du déclenchement de la guerre du Haut-Karabakh de 2020, la République islamique d’Iran se trouve dans de graves difficultés économiques en raison des sanctions économiques américaines et de la crise sanitaire, ce qui renforce sa dépendance à ses voisins les plus riches comme l’Azerbaïdjan. De plus, la défiance de la population iranienne à l’égard du régime politique de la République islamique a conduit le Guide suprême à afficher une position plus favorable à Bakou, de peur que les revendications culturelles des turcophones iraniens11 ne se transforment en remise en cause de la légitimité du régime en place. Cette nouvelle tonalité de la diplomatie iranienne lors du conflit de 2020 revêt également une dimension opportuniste : d’une part, le rapport de force militaire était très largement favorable à l’Azerbaïdjan12 et, d’autre part, la Russie qui guide le positionnement iranien dans cet espace, avait également pris une position moins favorable à l’Arménie.
Une victoire du pan-turquisme et un recul stratégique de L’Iran.
Pour l’Iran et la Russie, au-delà de la victoire militaire de Bakou, le phénomène le plus inquiétant est la nouvelle implantation turque dans une zone extérieure aux limites des frontières de l’Empire ottoman. Il ne s’agit donc pas d’une approche néo-ottomane de la politique étrangère turque, mais plutôt d’une réalisation de l’idéologie pan-turquiste. Cette nouvelle présence turque au Caucase du Sud pose aussi la question du transfert de combattants « mercenaires » ou « djihadistes » du théâtre syrien vers l’espace caucasien. Cette présence de combattants musulmans sunnites, si elle devait se pérenniser, pourrait pousser Téhéran et Moscou à une coopération sécuritaire renforcée pour éviter une extension de ce réseau de combattants pro-trucs vers d’autres régions de l’ancien espace soviétique, voire vers l’Iran.
Quel que soit l’avenir de cette présence militaire pro-turque, l’émergence d’un nouveau foyer de crise sur sa frontière nord constitue, pour l’Iran, un nouveau défi sécuritaire alors que la situation sur la frontière est se trouve déjà fragilisée en raison de la guerre d’Afghanistan (depuis 2001) et de l’irrédentisme baloutche ; de même, sur la frontière ouest déstabilisée par la guerre d’Irak et l’irrédentisme kurde. De plus, ce risque nouveau de contagion de l’insécurité à la frontière nord du pays s’accompagne d’un recul stratégique, car l’extension de l’influence turque dans la zone place Ankara dans une position privilégiée en tant que partenaire incontournable de Pékin dans la réalisation du projet de « Nouvelles routes de la soie ». Enfin, la réduction de la longueur de la frontière irano-arménienne au profit des forces pro-turques et l’établissement d’un corridor pour approvisionner l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan, constituent autant de conséquences négatives pour Téhéran. Il semble donc que l’affaiblissement de l’allié arménien soit un échec pour la politique régionale de l’Iran qui voit son rôle de route de transit marginalisé, et la zone frontière avec l’Arménie désormais contrôlée, même indirectement, par un rival géopolitique, la Turquie. Last but not least, l’« astanisation13 » du processus diplomatique autour du conflit du Haut-Karabakh, qui pourrait être perçue favorablement par la République islamique en raison de la marginalisation de l’Occident, se construit autour d’un modèle distinct de celui la Syrie. Il s’agit plus au Caucase d’un binôme Turquie-Russie que d’un triangle géopolitique entre Téhéran, Ankara et Moscou.
G. L.-V. : En Iran, un fossé sépare-t-il la politique menée par le gouvernement et celle exprimée à bas bruit et maintenant dans la rue par la classe moyenne et les plus pauvres qui ont tout perdu ? Un désir de laïcisation de la République islamique s’exprime et s’étend de plus en plus chez les jeunes et les mouvements contestataires. Quels effets ont ces mouvements sur la politique iranienne ?
C. T. : On assiste en Iran, de manière concomitante avec les mouvements sociaux libanais et irakien de l’automne 2019, au retour dans l’espace public d’une nouvelle forme de nationalisme : le patriotisme économique par le bas. Il s’agit d’une demande de prise en compte de la vie quotidienne de la population avec des revendications sur le pouvoir d’achat, la lutte contre la corruption, le clientélisme et d’une demande de réforme du système politico-économique vers plus de transparence. Ce gouvernement composé de technocrates provoque un sentiment de « dégagisme » de l’ensemble de la classe politique : la majorité de la population renvoie désormais dos à dos « modérés » et « conservateurs ». La question reste néanmoins posée d’une transformation en force politique d’un mouvement social portant cet idéal de patriotisme économique.
G. L.-V. : Quelle est la stratégie des Gardiens de la révolution (pasdaran) en Iran ?
C. T. : À partir de l’échec du Mouvement vert de 2009 à provoquer une réforme des institutions de la République islamique, on observe que la crise de légitimité du régime s’accompagne d’une crispation sécuritaire de la vie politique. La montée en puissance des forces armées idéologiques, les Gardiens de la révolution (pasdaran), issues de la longue guerre contre l’Irak (1980-1988) et à l’avant-garde de la répression du Mouvement vert, consacre le triomphe personnel d’un Guide, investi par les institutions de la légitimité religieuse suprême et qui, grâce à cette position, contrôle l’appareil de sécurité. Avec la militarisation du régime, Ali Khamenei, le Guide, organise un déplacement du centre de gravité de la vie politique vers les plus conservateurs. La marginalisation des factions réformistes est aussi un moyen pour lui d’assurer sa succession en purgeant l’establishment politique, grâce à sa mainmise sur les institutions et les factions, pour parvenir à une uniformisation des élites politico-religieuses : elles sont désormais de plus en plus soumises au velayat-e faqih (la tutelle du juriste-théologien), principe fondateur du régime inventé par Khomeyni. La montée en puissance des Gardiens de la révolution à l’ombre du Guide se retrouve dans les activités économiques du pays, qui sont contrôlées à environ 40 % par les pasdaran. Ceux-ci ont aussi pris le dessus dans la rivalité entre les différents services de renseignement. Cette militarisation de la vie politique s’accentue à mesure que la contestation populaire contre les institutions en général et contre le Guide en particulier, s’accroît.
De fait, la division entre factions modérées et conservatrices tend à se réduire de plus en plus au profit d’une rivalité portant sur la meilleure méthode pour sauver la République islamique du défi populaire à son autorité. Les modérés et le peu qui reste de réformateurs insistent sur la nécessaire adhésion populaire aux idéaux révolutionnaires à travers la préservation d’une compétition élective, alors que les conservateurs se réfèrent à la légitimité religieuse qui confère une autorité devenue « absolue » du Guide, à l’issue de la révision constitutionnelle de 1989. Depuis les débuts de la crise sanitaire déclenchée par la pandémie de la Covid 19 au mois de février 2020 en Iran, ce débat se retrouve autour de la question de la relation entre science, superstition et religion. Alors que le gouvernement voulait donner la priorité aux problèmes de santé au détriment des principes religieux, il a fallu plusieurs semaines pour parvenir à l’annulation des prières du vendredi, à la fermeture des principaux lieux de pèlerinage et, enfin, à la restriction des mouvements de population entre les provinces. Pour autant, la survie économique du pays s’impose à toutes les factions et le gouvernement a déclaré que ceux qui s’opposent à la relance économique sont des « contre-révolutionnaires ».
Dans ce contexte, les élections présidentielles prévues au mois de juin 2021 servent plus à confirmer les choix d’Ali Khamenei qu’à organiser une vraie compétition au sein de l’oligarchie politico-religieuse, comme par le passé. Et la compétition au sein des ultraconservateurs pour la succession du Guide (81 ans) après son décès apparaît de plus en plus en décalage avec les préoccupations de la majorité de la population14. Le Guide suprême s’appuie donc de plus en plus sur les Gardiens de la révolution pour réprimer les nouveaux mouvements contestataires issus des classes populaires et des classes moyennes inférieures qui, de 2017 à 2020, ont évolué vers des revendications plus économiques que démocratiques. In fine, la question de l’élection d’un président « militaire » est désormais le principal enjeu de la vie politique interne en République islamique d’Iran.
1 www.al-monitor.com/pulse/originals/2020/04/iran-contain-corruption-key-economy-recovery-coronavirus.html
2 https://kayhan.london/fa/1399/11/16/
4 Najmeh Bozorgmehr, « Iran ready to resume nuclear talks if US lifts sanctions within a year », The Financial Times, 5 mars 2021, www.ft.com/content/cf9e58da-9225-422b-9f97-0b8d4bf1c9b1
5 Richard Nephew, “Nuclear Latency and Iran”, in Nuclear Latency and Hedging: Concepts, History, and Issues, Edited by Joseph F. Pilat, Woodrow Wilson International Center for Scholars, Washington, DC, 2019, pp. 155-175. Disponible :
6 Mouvement de protestation de masse contre la fraude électorale de juin 2009, réprimé dans le sang.
7 Barack Obama, A Promised Land, New York: Penguin Group, 2020, p. 492-493.
8 www.iranhumanrights.org/2018/02/15-prominent-iranians-call-for-a-referendum-on-the-islamic-republic
9 www.lecho.be/economie-politique/international/moyen-orient/l-iran-doit-devenir-un-pays-laic/10073025.html et www.theguardian.com/world/2018/feb/14/iranian-intellectuals-call-referendum-amid-political-unrest
10 Joint Comprehensive Plan of Action (Plan d’action global commun) prévu dans l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015.
11 Marat Grebennikov, « The Puzzle of a Loyal Minority : Why Do Azeris Support the Iranian State? », Middle East Journal, volume 67, no 1, hiver 2013, p. 64-76.
12 Michel Goya, « Les enseignements opérationnels de la guerre du Haut-Karabakh », La voie de l’épée, 1er décembre 2020.
https://lavoiedelepee.blogspot.com/2020/12/les-enseignements-operationnels-de-la.html
13 En référence au processus d’Astana (capitale du Kazakhstan), ensemble de rencontres multipartistes entre différents acteurs de la guerre civile en Syrie, ayant abouti en 2017 à un traité de cessez-le-feu signé par la Russie, l’Iran et la Turquie, mais qui n’a été ratifié ni par le régime syrien, ni par l’opposition syrienne en exil.
14 Sur le rôle des Gardiens de la révolution dans le processus de succession, voir Ali Alfoneh, « Political Succession in the Islamic Republic of Iran: The Rise of the Revolutionary Guards », AGSIW, 5 février, 2019. https://agsiw.org/political-succession-in-the-islamic-republic-of-iran-the-rise-of-the-revolutionary-guards/
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