95. Multitudes 95. Eté 2024
Majeure 95. Évangéliques : combien de divisions ?

Militantismes évangéliques
Entre désirs de règne et quêtes de justice

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Le 6 juillet 2022, à Visby sur l’île de Gotland, en marge du rassemblement annuel d’Almedalen réunissant l’ensemble des partis politiques et organisations de la société civile de Suède, Ing-Marie Wieselgren, une suédoise âgée de 64 ans, trouve la mort, poignardée par Theodor Engström, militant néo-nazi de 32 ans, ancien membre du « Mouvement de résistance nordique » et sympathisant d’« Alternative pour la Suède », organisation proche des réseaux d’extrême-droite états-uniens de l’Alt-Right, prônant une « épuration » raciale de l’hémisphère Nord. D’éminents représentants de cette tendance politique étaient conseillers de Donald Trump aux côtés de figures du christianisme évangélique au moment de son accession à la Maison blanche. C’est un fait connu : de puissants réseaux d’élites chrétiennes évangéliques ont activement fait campagne pour ce dernier1, y voyant l’incarnation du roi Cyrus, instrument de Dieu pour assister le peuple hébreu, malgré son immoralité. Dans sa ville d’origine, à Uppsala, la disparition brutale de Wieselgren est pleurée par les membres des congrégations évangéliques dont elle était une fidèle.

Pourquoi un militant zélé du suprémacisme blanc promu par Trump et ses soutiens s’en est-il pris à une fidèle d’une Église supposée être le pendant religieux de leur populisme nationaliste ? Partant d’une idée aujourd’hui assez commune selon laquelle les chrétiens évangéliques seraient des conservateurs rétifs à la science et à l’immigration, le mobile du jeune homme, et les circonstances qui ont mené à son geste, tout comme le profil de la victime, pourraient paraître obscurs.

Selon l’enquête menée par le procureur, Engström reprochait à sa cible son rôle dans la promotion de l’accès à la psychiatrie – qu’il qualifiait de savoir « perverti par les juifs » – pour les migrants. En sa qualité de coordonnatrice nationale pour les soins psychiatriques au sein de l’Association des autorités communales et régionales de Suède, Wieselgren avait plaidé pour un meilleur accès aux soins des demandeurs d’asile et réfugiés2. Cette fidèle évangélique était ainsi non seulement une scientifique réputée, mais également une militante en faveur d’une politique d’immigration plus généreuse en matière de soins psychiques.

Cette histoire souligne que l’équation qui lie évangélisme et politique est loin d’être le fruit d’une concordance essentielle entre foi chrétienne et conservatisme populiste, surtout lorsque l’on cherche à raisonner à une échelle comparative. En la matière, le contexte pèse de tout son poids, et la variation est la règle, des évangéliques pouvant se trouver de tous côtés du spectre idéologique, les fidèles n’étant d’ailleurs pas toujours alignés sur les options de leurs pasteurs3. Moins qu’une affaire d’adéquation primordiale entre l’essence supposée d’un dogme religieux et une idéologie, l’articulation entre évangélisme et politique donne à voir une vaste gamme de possibilités, fruits de rapports d’affinités électives, à la fois actifs, créatifs et sélectifs4. S’il faut être vigilants à l’égard de la menace que constitue une grande part des réseaux évangéliques et leur désir d’hégémonie par l’instauration du Royaume de Dieu sur terre, il convient tout autant de ne pas être aveugle à leur diversité interne, puisque les évangéliques sont loin de constituer un bloc homogène, certains pouvant être engagés pour des causes de justice sociale, raciale, ou de genre.

C’est le propos que cette majeure consacrée aux engagements politiques des chrétiens évangéliques entend défendre à partir d’une juxtaposition de cas d’horizons géographiques variés (États-Unis, Guatemala, Brésil, Russie, Bénin, Algérie, Égypte, Singapour) en partant d’une question que beaucoup se posent, inquiets de voir accéder des figures populistes au pouvoir ces dernières années, notamment au Brésil ou aux États-Unis, soutenues par des réseaux évangéliques porteurs de programmes réactionnaires, climato-sceptiques, et brutaux à l’égard des droits des femmes, des étrangers et des minorités raciales : qui sont au juste les évangéliques et quels sont leurs projets politiques ?

Évangéliques, pentecôtistes et chrétiens charismatiques : une unité illusoire ?

D’après des statistiques abondamment citées, l’évangélisme serait la mouvance religieuse qui aurait connu la plus grande croissance dans le siècle écoulé. Le christianisme évangélique rassemblerait ainsi plus de 644 millions de fidèles à travers le monde, des chiffres parfois évoqués à l’endroit des pentecôtistes et chrétiens charismatiques uniquement, qui ne constituent pourtant qu’une sous-catégorie de la « famille évangélique ». Il est aisé pour le profane de se perdre dans la valse des nombres et des dénominations. Bien sûr, cette croissance renvoie à une réalité – la multiplication des églises de par le monde appelant au repentir et à une conversion personnelle au Christ – mais il faut être conscient que ces catégories, comme le décompte statistique qui en résulte et contribue à les naturaliser, sont le fruit d’une construction, qui tend à penser l’évangélisme comme un phénomène global et unique.

Ce lieu commun ne devrait pourtant pas être tenu pour acquis, puisque la catégorie « évangélique » ainsi mobilisée renvoie à une grande variété de formes religieuses et de réalités sociales, les acteurs ainsi désignés ne se reconnaissant d’ailleurs pas toujours sous cette étiquette. La labélisation de cette variété religieuse sous une étiquette commune est le produit d’une histoire plus récente que celle des réveils religieux auxquels on l’associe généralement, renvoyant tantôt aux mouvements protestants de piété du XVIIIe siècle en Europe, tantôt à une réaction religieuse à la modernité au début du XXe siècle aux États-Unis, mettant l’accent sur une conversion personnelle au Christ, et encourageant un mode de vie et une vision du monde fondés sur les Écritures. Le périmètre de la catégorie « évangélique » a varié au fil des périodes et des jeux d’alliances entre différentes branches chrétiennes, et ses contours changent d’un pays à l’autre, ce qui pose problème dans la construction d’une catégorie statistique globale, qui finit par aplatir et lisser leur hétérogénéité.

La logique du décompte des pentecôtistes, par exemple, se constitue progressivement des années 1960 à la fin des années 1980 dans des milieux académiques souvent confessionnellement marqués, et résulte de l’agrégation contestable de traditions chrétiennes mettant l’emphase sur « une expérience de l’Esprit Saint » vaguement définie, les projections se basant parfois sur des statistiques fournies par les églises elles-mêmes, dont les méthodes sont loin d’être toujours rigoureuses – ce sont notamment les chiffres critiquables du missionnaire anglican David Barrett qui circulent dans la presse comme dans la recherche. La plus grande part de ce contingent « évangélique » est constituée par des « Églises indépendantes africaines », dont les théologies et pratiques puisent dans un répertoire qui n’est pas toujours reconnu comme évangélique, ou même chrétien, par l’ensemble des acteurs. Les définitions inclusives de l’évangélisme et/ou du pentecôtisme proposées par ces chercheurs – souvent issus de ces mouvances, ils chargent cette croissance d’une connotation prophétique – ont même fini par avoir un effet performatif sur les politiques d’alliance entre lesdites Églises indépendantes africaines, incluant par exemple des Églises coptes éthiopienne et égyptienne, pourtant classées dans le giron de l’orthodoxie.

Du côté des États-Unis, les études statistiques sur les évangéliques se multiplient à partir de la victoire de l’évangélique Jimmy Carter aux élections présidentielles de 1976. Or les méthodes pour les comptabiliser varient depuis l’identification externe d’items de croyances ou de pratiques particuliers à l’autodéfinition, faisant considérablement varier la démographie évangélique de 7 % à 47 % de la population états-unienne. Toutes les méthodologies peuvent générer d’importants biais. Dans le cas de l’enquête par déclaration, le label « évangélique », associé au conservatisme aux États-Unis, peut être revendiqué par tout chrétien « conservateur » et rejeté par des chrétiens « progressistes », quels que soient leurs affiliations dénominationnelles, accentuant ainsi l’association de l’évangélisme et du conservatisme politique. Les mêmes individus pourraient par ailleurs se retrouver hors ou au sein du giron de « l’évangélisme » dans des enquêtes mettant d’autres méthodologie en œuvre, soulignant qu’il ne saurait s’agir d’une catégorie analytique fiable5. Il faut donc se méfier des chiffres comme des étiquettes : l’évangélisme n’est pas une vague qui submerge la planète avançant comme un seul homme vers un but commun6.

La définition des contours de l’évangélisme est ainsi elle-même le fruit d’une politique, amenant à des stabilisations temporaires, mais toujours objet de luttes entre différentes tendances, et variant d’un contexte à l’autre7. Elle renvoie à des options religieuses et politiques disparates. Au sein même des réseaux de ceux qui se reconnaitraient volontiers et explicitement sous l’étiquette évangélique, la dispersion et la fragmentation sont la règle, le monde social des évangéliques étant traversé par des conflits d’intérêts et de valeurs, et de désaccords sur l’héritage biblique commun et l’interprétation des Écritures, renvoyant in fine plus aux conditions sociales et historiques concrètes respectives des acteurs impliqués qu’à des fondements théologiques indépassables. Il arrive d’ailleurs souvent que des évangéliques mettent en péril les conditions de vie de leurs propres coreligionnaires, par exemple en mettant en place des polices répressives de l’immigration. Les décisions d’élites évangéliques blanches peuvent ainsi conduire à la précarisation ou au mauvais traitement de migrants irréguliers évangéliques latino-américains aux États-Unis, ou à l’expulsion de Suède de convertis afghans ou iraniens vers leur pays d’origine, où, en tant qu’apostats de l’Islam, ils peuvent risquer jusqu’à la mort.

Les évangéliques et la politique

L’idée d’un mouvement global œuvrant dans un objectif commun, rassemblant un vaste ensemble de dénominations chrétiennes (méthodistes, baptistes, anglicans, charismatiques, quakers, églises libres, etc.) ne s’est cristallisée qu’avec la déclaration de Lausanne en 1974, suite à une conférence réunissant près de 4 000 participants du monde entier, sous l’impulsion du télévangéliste états-unien Billy Graham. Lors de ce congrès, les différences de vues sur les plans théologique et idéologique étaient pourtant palpables. Certaines voix, à l’instar de celles de l’équatorien René Padilla (1932-2021), promoteur d’un évangile social, ont été occultées par les évolutions historiques de nombre d’églises états-uniennes qui ont fait de la marque « évangélique » un synonyme d’idéologie droitière et de « nationalisme chrétien » (Ph. Gonzalez dans ce dossier). C’est à ce titre que certaines congrégations ont récemment préféré prendre leur distance vis-à-vis de ce référent en changeant de nom pour se distancier du stigmate politique associé à l’« évangélisme », et que d’autres, en Europe, clament vouloir le libérer du carcan dans lequel l’ont enfermé leurs homologues nord-américains, pour le ré-ancrer dans une conception moins hostile à la démocratie et aux causes de justice sociale8.

Aux États-Unis, bastion de l’évangélisme réactionnaire depuis lequel se répandent la théologie de la prospérité, associant élection divine et enrichissement, la théologie du dominion9, appelant les évangéliques à « prendre autorité » pour le Christ sur la société en conquérant ses domaines clefs (éducation, sciences, médias, arts, famille, entreprise et gouvernement), ou la théologie du « combat spirituel », qui en est une déclinaison territoriale (Y. Fer), des réseaux évangéliques sont connus pour avoir soutenu, y compris matériellement, des dictatures latino-américaines (Rios Montt au Guatemala, Fujimori au Pérou). Mais, si elles demeurent minoritaires, des voix dissidentes attachées aux causes de justice sociale et pacifistes, se sont fait entendre tout au long de l’histoire de la mouvance10. En 1973, le Washington Post décrivait même la gauche évangélique comme le mouvement qui secouerait la vie politique et religieuse américaine. L’histoire a donné tort au Post, puisque c’est la droite évangélique, disposant de bien plus de moyens, qui a acquis le plus d’influence publique, mais la gauche évangélique a pleinement accompagné l’entrée de la mouvance dans sa phase de politisation contemporaine11. L’une des figures les plus célèbres de cette gauche évangélique états-unienne fut le pasteur Ron Sider (1939-2022), militant contre le militarisme, l’injustice économique et le sexisme du modèle américain. De nombreux activistes évangéliques radicaux se réclament de son héritage, à l’instar de Shane Claiborne aux États-Unis, diplômé de sociologie qui a travaillé auprès de Mère de Teresa à Calcutta, co-fondateur en 2007 de l’ONG Red Letter Christians, qui entend œuvrer pour la justice sociale, ou Micael Grenholm en Suède, l’un des principaux animateurs du réseau international Pentecostals and Charismatics for Peace and Justice, écologiste végane, pacifiste et farouche critique des politiques hostiles à l’immigration.

En Amérique latine, des évangéliques promeuvent depuis les années 1970 la théologie de la Misión Integral, mettant au cœur de la foi l’action sociale envers les démunis et les marginalisés (T. Maire). De nombreuses théologies dissidentes sont nées dans son sillage, dans les communautés latinas et chicanas aux États-Unis, empreintes de féminisme ou d’aspirations à la justice raciale – théologie latina evangélica, brown theology –, accusant les évangéliques nationalistes chrétiens de « tribaliser » le Christ12. Pour sa part, la National Black Evangelical Association s’inspire de la théologie de la libération noire, formalisée par James Cone dans les années 1970. Au Brésil, alors que la mouvance évangélique est surtout connue pour son soutien à Bolsonaro (70 % avaient voté pour lui en 2018, 60 % en 2022), des évangéliques dits « progressistes » se constituent en réseaux pour appuyer la gauche13, et des pentecôtistes militent au sein du Mouvement des Sans Terre (D. Simbsler). L’invisibilité relative de ces évangéliques d’autres bords idéologiques ne tient pas qu’à leur faiblesse numérique : comme pour d’autres mouvements sociaux, elle résulte aussi de diverses formes de répression qu’ils subissent de la part des autorités, de la lutte que leur oppose leurs homologues de droite avec des moyens matériels bien plus conséquents (fondations, dons, y compris de grandes fortunes industrielles, chaines de télévision, maisons d’éditions, établissements privés d’enseignement de tous niveaux, hôpitaux privés, labels musicaux14), et de l’indifférence, de l’embarras ou du rejet qu’ils suscitent dans les rangs des gauches séculières. Il faut cependant se garder de voir ces autres évangéliques comme marginaux : quand 30 % d’entre eux votent Lula au Brésil ou 20 % votent Obama aux États-Unis, si l’on s’en tient aux estimations statistiques les plus communes, cela représente respectivement 20 millions d’individus dans chacun des deux pays, des chiffres que l’on ne saurait considérer comme sociologiquement négligeables.

Il est de fait difficile de classer politiquement les évangéliques de manière générale, leur position relative sur les échiquiers politiques nationaux variant en fonction de la norme de modération de leurs sociétés respectives (droits des femmes, des homosexuels, tolérance religieuse), des relations entre État et religions qui y sont en vigueur, de même que de leur position de majoritaires ou de minoritaires. On peut ainsi en voir certains menacer la liberté d’expression, l’accès à l’avortement, les droits des personnes LGBTQI, encourager l’enseignement du créationnisme, comme d’autres promouvoir le pluralisme et la liberté de conscience et de culte, lutter contre l’islamophobie15, s’engager pour la démocratisation, ou défendre l’immigration, tout en se montrant conservateurs en matière de morale sexuelle ou familiale, ou inversement. La vice-première ministre suédoise, Ebba Busch, cheffe de file du parti chrétien-démocrate, issue du milieu évangélique charismatique, défile ainsi depuis plusieurs années dans les rangs de la Gay Pride à Stockholm, défendant le droit à l’adoption pour les couples de même sexe16. En 2022, au moment où la Cour suprême américaine revenait sur l’arrêt Roe vs. Wade, elle faisait campagne pour la constitutionnalisation du droit à l’avortement en Suède, avant de contribuer à mener une politique anti-immigration et rétrograde en matière de climat une fois au pouvoir, dans un gouvernement appuyé par l’extrême-droite. Dans certains pays, leur position minoritaire peut les amener à faire volte-face sur des périodes assez courtes : après s’être engagés dans la Révolution de 2011, les évangéliques égyptiens, par exemple, se sont rangés derrière le régime de Sissi, par crainte d’un gouvernement islamiste considéré comme l’incarnation du Mal (G. Du Roy). L’importance du contexte est autrement soulignée dans le cas des migrations, des convertis pouvant être considérés comme « libéraux » en Russie, face un à régime autoritaire, et « conservateurs » une fois installés dans une société plus pluraliste comme le Canada (A. Dalles Maréchal).

Par-delà la diversité théologique et idéologique, ce qui fait le point commun et l’assise des évangéliques réside probablement dans leurs méthodes d’expansion, chaque fidèle étant un potentiel missionnaire, et l’accent qu’ils mettent sur la morale individuelle et la moralisation de l’espace public. À travers leurs églises et l’idée d’un Christ présent au quotidien dans la vie de chacun, ils mettent en place de puissants dispositifs de (auto)surveillance et de (auto)contrôle, qui conduisent à une discipline éthique dont l’efficacité peut être redoutable sur le plan des mobilisations politiques. Amalgamant engagements individuels et destins collectifs des nations, leur foi devient un exercice du pouvoir tous azimuts de l’ensemble des fidèles les uns sur les autres (C. Bertin). Chaque individu s’y voit reconnaitre une valeur aux yeux de Dieu – y compris celles et ceux qui se la voient nier par la société – et une influence sur le cours des choses, par l’exemplarité de son comportement. L’autonomie relative des congrégations confère par ailleurs une remarquable plasticité à leur discours, permettant de s’adresser à une grande diversité de populations dans leurs propres langages et en fonction de leurs propres enjeux, culturels, religieux, économiques ou sociaux.

Outre l’accès au pouvoir de candidats évangéliques – ou soutenus par eux – dans plusieurs pays dans les années écoulées (États-Unis, Brésil, Côte d’Ivoire, Éthiopie, Australie, etc.), l’un des domaines dans lequel l’influence politique des évangéliques est peut-être la plus notable et la plus dramatique à l’heure actuelle est celui de la politique coloniale en Palestine.

Le sionisme chrétien et la question de la Palestine

Ce que l’on appelle aujourd’hui le sionisme chrétien, d’inspiration protestante, a précédé le sionisme politique dans le projet d’établir un État juif en Palestine. L’idée se répand dès les années 1840 – bien avant la naissance de l’auteur de LÉtat des juifs, Theodor Herzl (1860-1904) –, sous l’influence des britanniques Lord Shaftesbury et Alexander Keith, révérend d’une Église libre auquel on prête la paternité de la fameuse formule « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Fervents croyants, empreints d’attentes messianiques et eschatologiques, ils associaient à l’émergence d’un État juif l’impératif d’accélérer les prophéties bibliques, le retour du peuple élu en « Terre promise » étant considéré comme la première étape vers le second avènement du Christ. Une bonne part des évangéliques aux États-Unis soutiennent activement ou financièrement Israël (75 %) et le « sionisme chrétien » dispose de puissants relais politiques, ce qui explique en partie l’appui de la Maison Blanche au colonialisme de l’État hébreu17. Certains articles de cette majeure font état de ces résonances prophétiques, y compris chez des convertis kabyles en Algérie, qui estiment partager une communauté de destin avec les juifs d’Israël (H. Azouani-Rekkas). Mais sur cette question encore, le monde évangélique apparaît clivé, notamment parmi les chrétiens du monde arabe.

Le 27 octobre 2023, Sameh Maurice, pasteur de l’église de Qasr-el-Dobarah, au Caire, la plus grande congrégation évangélique du Moyen-Orient, consacre son prêche aux massacres perpétrés par l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Le pasteur exprime sa solidarité avec les victimes palestiniennes et affirme que le projet sioniste est porté par des « juifs radicalisés » que les « juifs authentiques » ne sauraient soutenir, les prophéties bibliques statuant clairement sur le fait que le retour en Terre Sainte ne saurait avoir lieu avant la reconstruction du Temple et l’arrivée du Messie. Ses propos sont retransmis en direct sur la chaîne chrétienne arabophone SAT7 et ne manquent pas d’engendrer une polémique quand il se prononce sur la responsabilité des juifs dans la crucifixion du Christ, renouant avec un thème éculé de l’antijudaïsme chrétien, celui du « peuple déicide18 » – lequel omet de souligner la judéité de Jésus lui-même et ses disciples.

Quelques jours plus tard, le télévangéliste marocain Rachid Hammam, voix influente parmi les évangéliques du monde arabe, consacre un épisode de son émission à répondre à Maurice pour le critiquer19. Depuis le lendemain des attaques du 7 octobre, « Frère Rachid » enchaîne les interventions dans lesquelles il fustige le projet théocratique du Hamas et défend le modèle de société porté par Israël, dont il vante par contraste le caractère pluraliste et démocratique, faisant valoir le sort respectif des chrétiens de part et d’autre de la frontière israélo-palestinienne. Le prêcheur regrette la réaction de nombreuses églises arabes qui ont condamné les crimes imputés à l’armée israélienne, notamment à la suite du bombardement de l’hôpital baptiste Al-Ahli, sans mot dire des exactions imputées au Hamas. En Suède, le télévangéliste égyptien Merzek Botros exprime sa colère envers les propos de son homologue cairote dans la presse chrétienne, et les pasteurs pentecôtistes suédois Niklas Piensoho et Rune Borgsö prennent publiquement leur distance avec Maurice, qu’ils avaient invité à prêcher quelques années plus tôt, qualifiant ses propos d’antisémites et envisageant de cesser de soutenir financièrement sa congrégation20.

L’indignation envers Israël de Sameh Maurice n’est pas isolée dans la nébuleuse évangélique, et nombre de fidèles de cette mouvance inscrivent la critique d’Israël dans la droite ligne des prophètes de l’Ancien Testament qui fustigeaient leur peuple pour s’être détourné des commandements de Dieu en se rendant coupable d’iniquité. Côté palestinien, le Bethlehem Bible College, présidé par l’évangélique Jack Sara, s’inscrit dans la continuité de la théologie de la libération palestinienne, et s’associe aux conférences Christ at the Checkpoint, réunissant des croyants de différentes dénominations critiques du sionisme chrétien, dont ils s’appliquent à dénoncer l’aveuglement et les effets de déshumanisation. Des figures évangéliques palestiniennes y interviennent, à l’instar d’Alex Awad ou Anton Deik. Cette position trouve un écho favorable bien au-delà des cercles de chrétiens palestiniens ou arabes – qui comptent aussi leur lot de défenseurs d’Israël –, y compris auprès d’évangéliques aux États-Unis. Le soutien à Israël y connait d’ailleurs un recul sensible parmi les évangéliques les plus jeunes (18-29 ans) : en 2021, ils n’étaient plus que 33,6 % de jeunes évangéliques à soutenir Israël (contre 69 % en 2018), 24 % la Palestine, et 42 % aucun des deux camps21.

La multiplicité des évangélismes

Le christianisme évangélique est une mouvance religieuse politiquement clivée, traversée de part en part par des mouvements sociaux antagonistes et des fractions opposées pouvant servir des causes et des intérêts divergents et incompatibles entre eux. Il ne s’agit pas ici de donner plus d’importance aux évangéliques minoritaires dont l’influence demeure manifestement restreinte face à celle de leurs homologues d’extrême-droite, mais simplement de leur donner une place dans des descriptions qui généralement les ignorent. Ce qu’écrivait Antonio Gramsci à propos du catholicisme est encore plus vrai du christianisme évangélique : « toute religion […] est en réalité une multiplicité de religions différentes et souvent contradictoires22 ». Cela ne signifie pas que les évangéliques n’ont rien de commun entre eux. Comme le montre le cas de la question de la Palestine, c’est au sein d’un même espace discursif qu’ils débattent et s’opposent les uns aux autres, à travers des journaux ou des chaines de télévision, se disputant ainsi l’interprétation de l’évangile et ses conséquences politiques. Si les mouvements de gauche y trouvent surtout des ennemis politiques, toujours est-il que des fractions de ce monde fragmenté peuvent se situer, sur certaines causes, et à l’étonnement de plus d’un, du même côté de la barricade que des militants qui ne reconnaissent d’autre horizon transcendantal que le salut de l’Humanité par elle-même.

1Gagné A., 2020, Ces évangéliques derrière Trump, Genève, Labor & Fidès. Entre 75 et 80 % des évangéliques blancs ont ainsi voté pour Trump en 2020 (contre 57 % des catholiques blancs). Il est à noter cependant que la variable raciale est déterminante aux États-Unis puisque, à linverse, plus de 90 % des protestants afro-descendants ayant une pratique religieuse régulière ont voté pour Biden. Voir Justin Nortey, 2021, « Most White Americans Who Regularly Attend Worship Services Voted for Trump in 2020 », Pew Research Centre.

2Elle fut lautrice en 2017 un rapport public en ce sens : « Hälsa i Sverige för asylsökande och nyanlända ». Source : www.uppdragpsykiskhalsa.se/wp-content/uploads/2018/01/Rapport-halsa-i-Sverige.pdf

3Freston P., 2001, Evangelicals and Politics in Asia, Africa, and Latin America, Cambridge, Cambridge University Press.

4Löwy M., 2004, « Le concept daffinités électives chez Max Weber », Archives de sciences sociales des religions, vol. 127, p. 93-103.

5Hackett C. & Lindsay M., 2008, « Measuring Evangelicalism: Consequences of Different Operationalization Strategies », Journal for the Scientific Study of Religion, vol. 47 (3), p. 499-514.

6Bergunder M., 2010, « The Cultural Turn », in Anderson Allan et al. (ed.) Studying Global Pentecostalism. Theories and Methods, Berkeley University of California Press, p. 51-73. Wilkinson M. & Haustein J. (eds.), 2023, The Pentecostal World, New York, Routledge.

7Fer Y., 2022, Sociologie du pentecôtisme, Paris, Karthala.

8Voir lexcellent documentaire de Philippe Gonzalez et Thomas Johnson pour Arte : « Les évangéliques à la conquête du monde » (2022).

9Gonzalez P., 2014, Que ton règne vienne. Des évangéliques tentés par le pouvoir absolu, Genève, Labor & Fidès.

10Cannon M.E. & Smith A. (eds.), 2019, Evangelical Theologies of Liberation and Justice, Downers Grove, InterVarsity Press.

11Swartz D., 2012, Moral Minority. The Evangelical Left in an Age of Conservatism, Philadelphia, University of Pennsylvania Press.

12Chao Romero R., 2020, The Brown Church. Towards a History and Identiy of Latino/a Social Justice Christianity, Downers Grove, InterVarsity Press.

13De Barros M., « Être évangélique et de gauche, cest possible ! Les pasteurs et mouvements évangéliques mobilisés pour la démocratie au Brésil », La Revue nouvelle, vol. 7 (7), p. 65-71.

14Les dons aux organisations religieuses aux États-Unis sont extrêmement importants, générant plusieurs centaines de milliards de dollars par an. Une megachurch (comptant par exemple 2 000 membres ou plus) peut générer en moyenne entre 2 et 12 millions de dollars par an – la majeure partie étant dévolue à payer la masse salariale. Voir Scott Thumma et al., 2007, Beyond the Megachuch Myth, San Francisco, Jossey Bass. Pour une étude chiffrée de la circulation de largent vers les organisations religieuses toutes confondues aux USA, voir Grim B. & Grim M., 2016, « The socio-economic contribution of Religion to American Society », Interdisciplinary Journal of Research on Religion, vol. 12, p. 2-31. Ailleurs, en fonction des législations nationales, les églises peuvent être exonérées dimpôts sur les activités cultuelles, et les dons individuels déduits des impôts. Les Églises peuvent également remporter des projets publics, dans le cadre humanitaire ou du développement, se voyant ainsi financés directement par des organismes étatiques, sans compter, dans certains pays, les subventions publiques aux communautés religieuses.

15Victor S., 2020, « Les évangéliques peuvent-ils être pluralistes ? », Diversité urbaine vol. 20 (1), p. 142-164.

16Plusieurs congrégations évangéliques en Suède se veulent inclusives en matière dhomosexualité. Carlström C., 2023, En villkorad gemenskap. Hbtq, sexualitet och kristen frikyrklighet, Stockholm, Makadam.

17Ariel Y., 2014, « Biblical Imagery, the End Times, and Political Action: The Roots of Christian Support for Zionism and Israel », in Chancey M. et al. (eds.), The Bible in the Public Square: Its Enduring Influence in American Life, Atlanta, SBL Press, p. 37-62.

18Source : www.youtube.com/watch?v=9TH3e9csFSI  « Sameh Maurice in KDC Church and on SAT7 preaching about Israel ». Consulté le 1 mars 2024.

19Source : www.youtube.com/watch?v=ALGUUeXoOmY – « Rad ‘alā al-qas Sameh Mouriss ». Consulté le 1 mars 2024.

20David Spånberger, « Filadelfia och Livets Ord tar avstånd från judefientlig predikan », 9 janvier 2024, Välden Idag.

21Inbari M., Bumin K., Byrd M., 2021, « Why Do Evangelicals Support Israel? », Politics and Religion, vol. 14 (1), p. 1-36.

22Gramsci A., 1977, Quaderni del carcere, Turin, Einaudi (1932-1933), p. 1397.