87. Multitudes 87. Eté 2022
Majeure 87. « L’art est mon  arme »

« L’art est mon arme »
Slam et activisme politique à Goma, Nord-Kivu, RD Congo

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En RD Congo, à Goma, chef-lieu de la province du Nord-Kivu à l’Est du pays, un collectif de slameurs déclenche des « éruptions de mots1 » pour panser les maux des habitants blessés par l’état de guerre permanent et pour sensibiliser la population à ses droits vis à vis du pouvoir politique. Leurs aspirations et leur fonctionnement rejoignent ceux des militant·e·s de la LUCHA, ce mouvement important de la société civile congolaise qui a – entre autres – contribué à faire ployer l’ancien régime en place.

C’est de cette histoire entremêlée de slam et d’activisme militant dont il va être question ici. Dans une ville des Grands Lacs, région affectée depuis une trentaine d’années par un génocide et, à sa suite, par une série d’innombrables guerres et massacres, un collectif d’artistes de la parole qui baigne dans la lutte sociale pour le respect des droits humains aux côtés d’ONG et autres groupes de pression internationaux, déploie son action poélitique, au sens où l’entend Enzo Cormann : « qui tente de lier organiquement la construction de l’assemblée à l’incessante réinvention du drame – le politique à la poétique2 ». Nous verrons comment les modalités de constitution d’un ethos de l’artiste engagé sont ainsi redessinées dans et par ce contexte singulier.

Cet article s’appuie sur plusieurs séjours de terrain de longue durée réalisés à Goma et dans la région des Grands Lacs, entre janvier 2018 et juin 2021 ; un terrain qui a impliqué une fréquentation régulière des slameurs et un suivi constant de leurs activités, ainsi que l’élaboration de projets communs3.

Essor de la LUCHA et naissance du slam à Goma

2012. Une quinzaine de jeunes gens habitant différents quartiers de la ville de Goma s’insurge contre le manque d’accès aux services minimums. À l’époque, seule 20 % de la population a accès à l’eau potable. Ils s’organisent pour sensibiliser la population déjà habituée à son sort, pour lui faire prendre conscience que cela n’est ni juste ni digne d’une existence humaine. Ils se mettent à nettoyer les rues, combler les nids de poule qui favorisent les inondations et problèmes sanitaires afférents, dans un souci de civisme et, disent-ils, pour montrer l’exemple aux politiciens, les inciter à prendre leurs responsabilités.

C’est la naissance de la LUCHA, Lutte pour le Changement, qui deviendra quelques années plus tard l’un des mouvements citoyens les plus importants du continent (en termes d’impact sur la vie politique nationale), et les plus médiatisés au niveau international. Citons, à titre d’exemple, deux productions françaises grand public : le film documentaire de Marlène Rabaud, « Congo Lucha », sorti en 2019 et la bande dessinée de Justine Brabant et Annick Kamgang (2018), LUCHA, histoire d’une révolution sans armes au Congo4.

2013. Ben Kamuntu, membre actif de la LUCHA, est élève du foyer culturel de Goma en section théâtre dans laquelle Don Louis Abedi, également membre de la LUCHA, est assistant-animateur. Ils y rencontrent Ghislain Kabuyaya, alias Cœur Tam Tam, qui lui, suivait les cours de déclamation poétique. L’année suivante, Don Louis fait la connaissance de De Paul Bakulu, dit Sniper, à l’atelier « arts parlés ». Les quatre compères sympathisent et se découvrent une passion commune pour le slam rencontré par la voix de Grand Corps Malade qui passait sur les radios locales. Chacun commence à « faire du slam dans sa chambre », se formant en autodidacte à ce nouvel art parlé, à partir ce qu’ils trouvent sur internet.

Début 2016. Joseph Kabila est à la fin de son second mandat à la tête du pays où il a été « intronisé » suite à la mort de son père, Laurent-Désiré Kabila, assassiné en 2001. Au terme de leurs deux mandats (qui succédait à la dictature terrible de Mobutu), le pays est dans une situation économique et humanitaire déplorable. Sous le régime de J. Kabila, la population congolaise n’aura hélas pas vu sa qualité de vie s’améliorer et le bilan est assez accablant : le pays stagne toujours aux derniers échelons du classement de l’IDH et 72 % de la population vit avec moins de 2$/jour5. Pire encore : les libertés ont singulièrement décru, les intimidations, menaces et emprisonnements d’opposants et d’artistes se multiplient. La guerre à l’Est se perpétue, d’année en année, sous la férule de groupes plus ou moins identifiés mais qui sont soupçonnés, pour une partie d’entre eux, d’être à la solde des pays voisins, notamment l’Ouganda et le Rwanda. L’armée nationale est aussi accusée par les opposants et activistes des droits humains d’être infiltrée par des éléments étrangers et autres transfuges qui chercheraient à déstabiliser le pays par son versant Est pour mieux exploiter les ressources minières dont regorge le sous-sol congolais6.

De nombreux rapports et reportages font état d’une guerre « économique7 » se livrant impunément à l’Est, des enquêtes relayées par des ONG et autres groupes de pression à l’internationale qui tentent de sensibiliser un vaste public au scandale des « minerais du sang ». Kabila se défile face aux attaques de ses détracteurs, au niveau national comme international, et laisse clairement entendre qu’il pourrait briguer un troisième mandat à la tête du pays. Le climat se tend, une colère sourde commence à gronder et la société civile s’organise.

Novembre 2016. La LUCHA lance la « campagne Bye-Bye Kabila » pour faire pression sur l’opinion publique et les dirigeants. Les militant·e·s exigent le respect de la constitution qui n’autorise que deux mandats présidentiels et organisent des marches pacifiques dans les principales villes de la république. Commence alors la longue série d’intimidations, de répression policière, d’arrestations et d’emprisonnements arbitraires, qui va vite devenir le lot commun des membres de la LUCHA et du reste de la société civile congolaise qui se mobilisait lors des marches pacifiques organisées dans les principales villes du pays.

Juin 2017. Les quatre apprentis slameurs, dont trois militent dans la LUCHA (entre-temps, De Paul a rejoint les rangs) décident de fonder la « communauté des slameurs de Goma » un collectif d’artistes décidé à se ménager un espace collectif d’expression poétique libre et démocratique, dont le modèle d’organisation est calqué sur celui de la LUCHA. Avec les autres membres, ils écrivent et produisent un slam collectif intitulé « Mon vœu pour le Congo » dans lequel ils expriment leurs désirs de changement sociétal et de rénovation démocratique (VOIR TEXTE P.). Nous sommes alors à la fin de l’année 2017, le pays est toujours sous tension, dans le suspense de l’actualité électorale. Ce slam, marqué par des accents militants et qui exhorte clairement le président d’alors à quitter le pouvoir donne le coup d’envoi du collectif qui se rebaptise alors « Goma Slam Session » (désormais GSS)8.

Goma, épicentre des troubles
et cratère bouillonnant de mots

Lorsqu’on les interroge sur leur vocation, la plupart d’entre eux qui se définissent comme « enfants de la guerre » (ils sont majoritairement nés au début des années 1990), expliquent que cela les conduit naturellement à dénoncer les guerres et massacres qui affligent leur région. Cet argument pour justifier l’engagement est textuellement celui utilisé par la LUCHA, comme en témoigne le « manifeste pour Congo nouveau » présenté sur leur site.

Les slameurs n’ont de cesse de fustiger l’indifférence criminelle de leurs dirigeants à l’égard de l’impunité des crimes commis à l’Est. En tant que citoyens ordinaires, ils se sentent également concernés (et préoccupés) par la gabegie et la corruption des élites qui entravent la mise en place d’institutions à même de garantir la sécurité et le bien-être des citoyens. L’incompétence abyssale des autorités est récemment apparue sous un jour très cru lors de la désastreuse gestion de l’éruption du volcan Nyiragongo le 22 mai 2021, générant une efflorescence d’expressions artistiques en tous genres : slams, chansons collectives et individuelles, exposition…

Par leur mobilisation artistique en réponse aux soubresauts politiques, ils entendent contrer la mauvaise image dont pâtit leur ville. Goma avait en effet été surnommée « capitale mondiale du viol » en 2010, par la représentante des Nations Unies pour les violences sexuelles pendant les conflits, Margot Wallström. Aussi, comme la plupart des artistes gomatraciens, ils travaillent de concert à mettre en valeur le dynamisme et la beauté de leur région et de ses habitants, par-delà les conflits larvés affectant toujours sporadiquement la région. Plus largement, nombre de slameurs du collectif chantent les louanges de leur pays, mus par le désir de participer à faire recouvrer au Congo sa dignité perdue, foulée aux pieds par des décennies de régimes corrompus et autoritaires de type néopatrimoniaux avec le soutien des puissances étrangères.

Il y a donc dans le collectif une nette conscience patriotique qui est par ailleurs largement partagée par la plupart des artistes travaillant au Congo. Ce qui fait la particularité de GSS, c’est sa sensibilité particulière au registre droit-de-l’hommiste de la lutte pour les droits humains ainsi que le focus mis sur l’éducation à la citoyenneté, à la fois dans leurs textes et dans le fonctionnement-même du collectif.

La situation de guerre qui perdure constitue le socle des revendications poétiques pour les droits humains. Les slameurs de GSS n’ont de cesse de dénoncer l’impunité des crimes de guerre commis à l’Est du Congo : « L’art est mon arme » clamait déjà Ben Kamuntu en 2017. En mars 2021, il sort un clip intitulé « Bosembo » (« justice » en lingala), dans le cadre de la campagne #DeboutRapportMapping initiée en octobre 2020 au Kivu, dix ans après la sortie du rapport éponyme de l’ONU, pour en rappeler l’urgente actualité.

Ce rapport de 550 pages rédigé par le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, sorti en 2010, est le résultat d’une enquête cartographiant les crimes commis à l’Est du Congo entre 1993 et 20039. Le rapport répertoriait 617 « événements » comprenant crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par des armées et des groupes armés, congolais et étrangers, à ce jour restés impunis. Le rapport formulait aussi des recommandations en vue de la création d’une commission « Vérité et réconciliation » ou d’un tribunal pénal pour le Congo.

Dix ans plus tard, rien n’a été fait. Face à ce constat d’inertie, une pluralité d’acteurs de la société civile congolaise et internationale ont conjointement initié cette campagne de plaidoyer. Il s’agit de la Fondation Mukwege – du nom du Dr Denis Mukwege, ce gynécologue œuvrant à l’hôpital Panzi de Bukavu, médiatisé sous le surnom de « l’homme qui répare les femmes » (les victimes de violences sexuelles) et qui fut Prix Nobel de la Paix en 2018 –, et du réseau des survivantes en RD Congo, tous appuyés par la LUCHA, de nombreuses associations locales et plusieurs associations internationales telles que Amnesty International, Human Rights Watch, la FIDH… Relayée par un collectif de citoyens, « memorial RD Congo » réunie sous la houlette du Dr Mukwege, qui réclame un mémorial des victimes des guerres du Congo, cette mobilisation a pris de l’ampleur durant l’année 2021. Suite à la campagne #DeboutRapportMapping en mars, est parue en octobre la traduction française du livre du Prix Nobel, La Force des femmes10 suivie, en novembre, de la sortie du film de Thierry Michel, L’Empire du silence, documentant les guerres à l’Est depuis 25 ans. Cette sortie a donné le coup d’envoi d’une nouvelle campagne de mobilisation, #JusticeForCongo.

Ben Kamuntu, nourri depuis longtemps du contenu de ce rapport bien connu des activistes droits de l’hommiste congolais, participe donc doublement à ces campagnes : en tant que militant de la LUCHA et en tant qu’artiste slameur, les deux casquettes s’emboîtant l’une à l’autre dans cette dernière production. Cette identité-gigogne est rendue évidente par le contenu même de son slam « Bosembo » dont la première partie épouse la structure du rapport Mapping égrenant les dates tandis que la deuxième présente une accumulation de termes appartenant au lexique de la justice transitionnelle et des ONGs ou institutions de peacebuilding qui pullulent à Goma. Le slameur en appelle à la « résilience, justice et réparation, vérité & réconciliation, à une mémoire assumée » en fustigeant « l’entrepreunariat de la violence, le viol comme arme de guerre, les enfants soldats11 »… Sorti en juillet 2021, le clip « Parlons peu » du slameur Byemba Leader, également membre de GSS, déplore le pillage des ressources minières comme mécanisme du conflit12.

De la luchologie à la « slamologie » ?

L’idéologie de la LUCHA et son fonctionnement imprègnent profondément ceux de GSS. Le mode d’organisation de la LUCHA et la définition précise de ses principes selon son manifeste pour un « Congo nouveau », fondent la « luchologie ». Pour les militants, ce terme désigne à la fois la carte d’identité et le manuel de fonctionnement du mouvement, en d’autres termes le cadre dans lequel chaque militant doit s’inscrire. Les nouvelles recrues sont encadrées par des militants plus anciens mais le mode de gouvernance est résolument horizontal.

Goma Slam Session est un collectif, tout comme la LUCHA est un mouvement. En optant pour ces formes non institutionnelles, ces deux entités revendiquent de s’organiser à rebours des modes de gouvernance déjà éprouvés par les partis politiques et associations, lesquels favorisent, selon les militants, le culte de la personnalité et la corruption. Il s’agit d’instaurer un fonctionnement collectif qui fasse rupture avec les fonctionnements habituels, en s’appuyant sur un socle éthique de respect de l’individu et de responsabilisation des membres.

GSS prône comme principes absolus la liberté d’expression totale de ses membres et la communication non-violente qui implique le respect de la parole d’autrui, l’écoute attentive, la bonne circulation de la parole. Quand certains ne se comportent pas selon les principes de non-violence et d’écoute de l’autre, on les laisse parler puis on les recadre en leur rappelant le fonctionnement du collectif auquel ils ont adhéré en signant la charte d’engagement à GSS, charte qui est explicitement calquée sur la charte de la LUCHA. Tout slameur souhaitant intégrer le collectif est tenu de signe cette charte et la respecte, sous peine de suspension ou d’exclusion, exactement comme dans la LUCHA qui justifie la nécessité d’une charte du fait de son attachement à la Constitution nationale de la RD Congo. Ce texte constitue le socle juridique à partir duquel, constatant le gouffre entre le texte et son application, la LUCHA réclame le respect des droits élémentaires garantis dans la constitution. Les slameurs luchéens et sympathisants se sont eux-aussi volontiers alignés sur ce principe de charte, réplique à l’échelle de leur collectif d’une constitution nationale.

Ainsi la LUCHA et GSS se veulent être des écoles de citoyenneté qui inoculent à leurs membres, à la société et au public qui les écoutent, leur foi en la justice sociale pour l’avènement d’un Congo nouveau qu’ils appellent de leurs vœux. Cette citoyenneté idéale est bâtie sur un référentiel historique convoqué par le rappel régulier des figures exemplaires de l’histoire de la RDC, et en premier lieu Patrice Lumumba. Invoqué dans de nombreux textes de slam, son nom est aussi cité à deux reprises dans le manifeste du Congo Nouveau sur le site de la LUCHA.

Le souvenir des circonstances opaques de la mort de Lumumba – une affaire brûlante jusqu’à aujourd’hui13 – qui lui ont valu le statut de martyre national et même africain, a été très vivement réactivé lors de la mort en juin 2018 de Luc Nkulula, militant emblématique et membre fondateur de la LUCHA, dans l’incendie de sa maison. Ce tragique accident dont les circonstances n’ont toujours pas été élucidées est considéré par les militants comme un assassinat ciblé. Nkulula inscrivait explicitement son combat, et celui de la LUCHA, dans les traces de Lumumba. On l’entend revendiquer cet héritage dans la vidéo de son interview postée sur la page d’accueil du site de la LUCHA14.

Pour autant, Nkulula (et à travers lui, Lumumba) n’est pas le seul martyre de la LUCHA ; le mouvement fait aussi siennes les morts martyres d’autres militants moins connus tel que Obadi Muhindo, Freddy Kambale ou encore le colonel Mamadou Ndala, colonel des FARDC qui, en 2013, repoussa victorieusement le M23, mouvement rebelle sévissant dans la région entre 2010 et 2014 environ. Ndala tomba dans une embuscade quelques mois plus tard et mourut calciné dans sa jeep, dans des circonstances également troubles.

Il y a lieu de voir ici à travers la construction d’une mythologie de la lutte révolutionnaire, une posture romantique du combattant – ici du militant pacifiste – et du poète tout à la fois, corps et âme dévoué à sa cause, dévoré par le sens de l’action politique et par sa vocation, disons même son sacerdoce de justicier devant l’éternel. Dans ces deux collectifs, il y a une forme de complaisance entretenue collectivement, tel un moteur de galvanisation, à s’inscrire dans le sillage des martyres, à les brandir comme étendard, comme mesure d’une valeur morale et humaine. Leurs posts WhatsApp et FB révèlent une mise en scène des violences subies par les militants ainsi qu’une volonté d’investir des lieux pourtant chargés de mauvais souvenirs, tels que la prison de Muzenze où certains militants ont été emprisonnés suite à des arrestations arbitraires. Ils reviendront pourtant plusieurs fois y animer des ateliers de slam avec les enfants emprisonnés.

Les militants slameurs sont à l’aise dans ce combat sacrificiel ; la mesure de leur engagement est celle de la sueur, des sacrifices et des coups pris mais jamais rendus, fidèles qu’ils demeurent à leur principe de non-violence. En cela ils apparaissent comme une incarnation contemporaine de l’écrivain activiste inquiété par le pouvoir et emprisonné, que l’on pense aux Nigérians Ken Saro-Wiwa et Wole Soyinka ou encore au Kenyan Ngugi wa Thiong’o. Se rejoue chez eux tout un répertoire d’actions de la lutte révolutionnaire en Afrique portée par des grandes voix littéraires du continent. Leur discours, leur horizon référentiel et leur mode opératoire, traduisent l’idée qu’il est nécessaire de se consumer pour faire vivre l’espoir d’un renouveau sociétal et pour faire advenir la justice. Depuis Lumumba, il y a au Congo une grande vivacité de la figure christique, naturellement convoquée pour qualifier un héros de la nation ainsi que les activistes et autres justiciers. Cette dimension apparaît textuellement dans l’extrait du film de Marlène Rabaud15.

La dimension christique de Lumumba a du reste été largement démontrée par plusieurs chercheurs et connaît une fortune certaine jusqu’à aujourd’hui comme en témoigne nombre d’œuvres picturales et littéraires contemporaines16. Il semble donc que, plus d’un demi-siècle après l’indépendance ensanglantée du Congo ex-belge qui continue de faire couler de l’encre, les « Luchéens » mobilisent cet héritage, revendiquant même une continuité historique de leur lutte et de celle de leur martyr historique, considérant que les motifs du combat restent inchangés. En effet, dans le fond il s’agit de lutter pour une réelle émancipation du Congo, pour l’unification de la nation et la cohésion sociale en s’érigeant collectivement contre les séparatismes identitaires et ethnicistes qui gangrènent la société congolaise. Idées manipulées par les politiciens depuis l’époque de Lumumba jusqu’à nos jours, elles conduisent aux conflits et exactions diverses qui endeuillent régulièrement la RDC.

L’expression « luchologie » est d’ailleurs assez parlante. Elle voudrait systématiser les principes du mouvement comme d’une idéologie dont la définition se précise et s’affermit d’année en année, mais le fait qu’elle soit assortie d’un ensemble de rituels caractérisant l’adoubement d’un nouveau membre (communion en ronde, déclaration performative d’engagement de la nouvelle recrue face au groupe, remise d’un foulard gage d’appartenance au groupe en échange…), rappelle aussi le fonctionnement d’une institution religieuse17.

Conclusion

Ce qui est remarquable dans ce mouvement de la LUCHA, c’est d’abord le fait que ce mouvement soit non-violent, ce qui paraît banal vu d’Europe, mais qui est notoire dans une région en proie à une insécurité permanente (qui se manifeste par de très régulières exactions, crimes de masse, assassinats ciblés ou violences « ordinaires »), une région où les armes se dénichent facilement. Et dans une ville où la moindre manifestation de protestation dans l’espace public est crainte car on soupçonne des infiltrations par des groupes armés étrangers ou des milices locales pareillement cruelles (rebelles Mayi-Mayi).

Le refus d’une autorité suprême et du culte de la personnalité est un autre des parti-pris fort qui singularise la LUCHA et GSS. Cette revendication ne va toutefois pas sans ambiguïté puisque parallèlement, la LUCHA valide sa propre existence, justifie et valorise son combat par la constitution d’un panthéon de héros. Mais ce sont toujours des héros post-mortem, c’est à dire des martyres. Les figures christiques se font alors messianiques comme en témoignent les mots de Luc Nkulula, captés par la caméra de Marlène Rabaud: « j’ai peur de venir trop tôt ». Cette phrase qui résonne aujourd’hui comme tragiquement prémonitoire, participe à renforcer la perception de Nkulula comme un messie incompris. À ce titre, il est intéressant d’observer une prise de distance de GSS vis à la vis de la LUCHA dans le traitement des héros. En 2019, lors de la dernière édition de l’important festival de musique Amani, les slameurs de GSS se sont produits sur scène. Cette représentation était le fruit d’une résidence animée par René Georges, un metteur en scène belge. S’inspirant de la poétesse slameuse britannique Kae Tempest et de son célèbre texte, « Brand New Ancients », R. George les a fait travailler sur la notion de héros ordinaire. Ils ont ainsi composé un slam collectif dont le refrain scandait : « les héros, c’est nous ; les héros c’est vous ; le héros c’est toi, le héros c’est moi18 ».

Tout compte fait, si l’on peut considérer que GSS s’inscrit à première vue dans un genre qui, en soi, n’a rien d’original au Congo, l’art à vocation sociale (qui ambitionne de participer au changement sociétal) étant la perspective dominante depuis la naissance de la littérature moderne au Congo dans les années 1950, les slameurs ont toutefois participé à insuffler une valeur qui fait défaut au milieu artistique congolais et qui tend à l’affaiblir : l’esprit d’équipe et le sens du collectif. Ils s’inscrivent ainsi à rebours de l’individualisme et du culte de la personnalité, responsables des innombrables scissions des groupes artistiques, entravant toute pérennité dans les activités.

Quoiqu’ils s’alignent sur des mouvements activistes de par le continent qui plaident pour la justice sociale et le respect des droits humains, de par leur mobilisation éminemment poélitique, ils se distinguent à la fois des groupes proches des ONG de peace building et des ONG développementalistes (avec lesquelles une grande partie des artistes de la région travaillent étroitement) ou encore de groupes d’obédience chrétienne.

Ces slameurs perçoivent leur combat dans la lignée de tous les combats contre l’injustice et l’instrumentalisation des plus faibles dont ils dénoncent les rouages politico-économiques et les machinations des pouvoirs locaux et nationaux en cheville avec les super puissances internationales. Leur discours s’inscrit dans une théorie critique de la globalisation et des politiques globales néolibérales basées sur l’exploitation économique et l’extractivisme. Pour la plupart, ils revendiquent une vision universelle, se distinguant en cela des afro-centristes nombreux et dynamiques sur le continent. Leur vision de l’universel est celle d’un Souleymane Bachir Diagne dont ils pourraient sans doute reprendre à leur compte cette définition : « […] l’universel n’est pas donné, il s’éprouve dans les luttes multiples, et la manière, encore à déchiffrer, dont elles convergent et se mènent ensemble, solidairement, dans la visée d’un horizon commun d’émancipation19 ».

1 Ils nomment ainsi leurs sessions slam, « muripuko », éruption en swahili, en clin d’œil au volcan Nyiragongo qui surplombe la ville et qui est entré en éruption en 2021.

2 Enzo Cormann, Ce que seul le théâtre peut dire. Considérations poélitiques. Besançon : Les Solitaires intempestifs, 2012, p. 11.

3 Une anthologie du slam à Goma, notamment, est en préparation (à paraître chez Izuba éditions, Kigali, 2022).

4 Marlène Rabaud, Congo Lucha, 61’, 2018 ; Justine Brabant et Annick Kamgang, LUCHA. Chronique d’une révolution sans armes au Congo (Paris : La Boîte à Bulles, 2018).

6 Voir par exemple le discours du Dr Mukwege, ici interrogé par Sonia Rolley pour RFI au sujet des 10 ans du Rapport Mapping. Il fait largement allusion aux exactions commises par des officiers de l’armée régulière congolaise : www.youtube.com/watch?v=gu8YnCR5aLU

7 Stearns Jason, Dancing in The Glory of Monsters. The Collapse of the Congo and the Great War of Africa (New York, Public Affairs Books, 2012) ; Brabant Justine, Qu’on nous laisse combattre et la guerre finira (Paris, La Découverte, 2016) ; Raeymaekers Timothy, Violent Capitalism and Hybrid Identity in the Eastern Congo. Power to the Margins (Cambridge University Press, 2014).

8 Voir aussi, « Lettre au président », un rap et slam collectif par Pac Mesrimes, feat René Byamungu et MC Don Louis Abedi, 30 juin 2019 : www.youtube.com/watch?v=ZIN7C6RY3c0

9 1993, début des troubles à l’Est – 2003, accords de Sun City.

10 Denis Mukwege, La force des femmes. Paris : Gallimard, coll. Hors-série connaissance, 2021. Traduit de l’anglais par Marie Chuvin et Laetitia Devaux.

11 Ben Kamuntu, « Bosembo » : www.youtube.com/watch?v=cAZp81DqJsg&t=16s

12 Byemba Leader, « Parlons peu » : www.youtube.com/watch?v=kCnWi4LxQd8

13 En témoigne dans l’actualité récente, l’émoi suscité en 2021 par le retour des maigres restes de la dépouille de Lumumba au Congo : www.liberation.fr/international/afrique/une-dent-contre-lhistoire-les-restes-de-patrice-lumumba-retournent-en-rdc-20210613_3MY7QMPPTZG5LL626E5H7EWNAE

15 L’on y voit un militant menotté, encerclé par des militaires, qui s’adresse (en swahili) à la documentariste, face caméra : « Na kama nina pigwa, njo ninapigiwa ! Na hata Mungu anayua. Yesu alikufwa bure ! » . Traduction : Si on doit me battre, qu’on me batte ! Même Dieu le sait. Jésus est mort pour rien ! : www.facebook.com/watch/?v=409175203339113

16 Voir de Groof Mathias, ed., Lumumba in the Arts (Leuven, Leuven University Press, 2020). Voir aussi le premier roman d’Annie Lulu, La Mer noire dans les Grands Lacs (Paris : Julliard, 2021) : « Tu ferais mieux de te calmer, Makasi, mon fils, ce que tu fais est dangereux, on ne veut pas de problèmes, les communistes sont finis en Europe, ça ne sert plus à rien de t’agiter ici, au lieu de venir prier avec nous pour que le pays s’arrange. – C’est le moment de s’agiter justement ; – Mon fils, c’est le moment de prier Jésus-Christ ; – Mon Jésus-Christ à moi c’est Lumumba ! Lumumba : si ça ne te dit rien, quitte cette maison. » (p. 126-127)

17 Si l’influence religieuse prédominante me semble relever de l’héritage chrétien, on peut également supposer que l’œuvre des slameurs est, à l’instar de celle de plusieurs artistes congolais, également matinée d’influences pré-chrétiennes, comme le démontre Bogumil Jewsiewicki dans sa brillante analyse de l’œuvre du sculpteur Freddy Tsimba : Jewsiewicki Bogumil, « Singularité et universalité des destins: La démarche artistique de Freddy Tsimba », Cahiers d’Études Africaines, 2016, Vol. 56, Cahier 223, De l’art (d’être) contemporain (2016), pp. 581-606.

19 Souleymane Bachir Diagne, dans Souleymane Bachir Diagne et Jean-Loup Amselle, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale. Paris : Albin Michel, coll. «Itinéraires du savoir», 2018, p. 85.