94. Multitudes 94. Printemps 2024
A chaud 94.

Le Chili, après deux refus constitutionnels

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En 2019 il y a eu des révoltes dans au moins 80 pays, dont le Chili. Dans ce pays, elles représentaient une forme de continuité à des bricolages solidaires, des pratiques d’autogestion collective ou à des formes d’artivisme parallèles au fonctionnement de la politique institutionnelle et résistantes aux réflexes individualistes légués par des années de néolibéralisme à outrance. Les imaginaires potentiels des mémoires refoulées (des essais et des défaites révolutionnaires) et les affects impliqués dans ces expériences (espoirs, joies ou mélancolies) semblaient ainsi activés par un contexte propice à leur résurgence. La densité de ces pratiques souterraines a donné aux soulèvements de 2006, 2011, 2018 et 2019 des formes esthétiques et/ou politiques qui, par leur intensité, allaient être lues comme la manifestation d’un désir général de programme politique unifié − voir révolutionnaire au sens historique du terme − alors que son aspect organisé, rationnel, positif, ne touchait qu’une partie de la société. De ce mélange entre désirs désordonnés ou convergents et programmes en quête d’incarnation, il a été question dans un dossier consacré au Chili dans Multitudes l’an dernier1.

Alors que parmi les pancartes des manifestations, aucune n’exprimait un désir explicite de nouvelle constitution, le fantasme d’en finir avec celle écrite en dictature habitait les inconscients politiques depuis des décennies. La traduction institutionnelle de ces soulèvements a été la signature d’un accord entre différents partis pour trouver une sortie formelle et démocratique à l’insurrection, en créant une convention, démocratiquement élue, chargée de rédiger une nouvelle constitution. Cette solution portait, pour beaucoup d’entre nous, l’espoir de réunir dans un même texte un ensemble de demandes difficiles à traiter via des réformes et de préparer une base législative aux défis et dilemmes des années présentes et à venir, à savoir les enjeux environnementaux et culturels. L’assemblée résultante, paritaire et à forte composante féministe, était une mosaïque de personnes diverses venues du monde civil, des associations, des universités, émergées dans l’enthousiasme du mouvement même (dont une tante Pikachú, par exemple), des représentant·es de tous les peuples autochtones et très peu des partis politiques traditionnels. Après un an de travail de cette « convention constituante » et une campagne médiatique contre elle (hautement financée par la droite et relayée par les médias détenus par la droite aussi), le plébiscite de sortie a donné fortement gagnante (62 %) l’option « rechazo » (contre). Si l’essai de constitution résultant de ce travail était, sur plusieurs points cruciaux pour le progressisme mondial, avant-gardiste et peut-être le plus beau sur un avenir possible, des erreurs (graves) de lecture avaient été faites par ce même progressisme à propos du peuple qu’il prétendait représenter. Il nous fallait pour ce faire :

− nous accorder sur des communs bien plus modestes que nos louables prétentions à avancer plus vite que l’histoire de nos contemporains ;

− éviter le mépris de celleux qui ne nous ressemblent pas ou qui n’ont pas des outils sémantiques intellectualisés de la même façon que les nôtres.

− nourrir notre curiosité envers ces mondes qui ne différent pas de nous en aspirations, mais dont les conditions de vie et parcours rendent leurs manifestations différentes des « nôtres » ;

− concentrer nos énergies sur la positivité des possibles au lieu de nourrir les envies de détruire les adversaires, qu’ielles soient des priviligié·es ou des démuni·es ;

− récupérer notre capacité de parler avec des mots qui touchent, pas seulement avec des mots qui font penser ;

− faire cela avec des tactiques de traduction : traduction des mots, traduction de désirs, traduction de gestes, « faire des ponts au lieu de lever des murs ».

Parmi les revendications soulevées lors de l’assemblée constituante par beaucoup des mouvements associatifs, il y a eu en effet une surutilisation des sémantiques incompréhensibles pour beaucoup de nos proches, une surabondance aussi de causes superposées les unes les autres sans que les représentant·es des unes et des autres soient capables d’arriver à établir une priorité entre elles qui rende le message clair, ouvrant ainsi la porte aux attaques du marketing politique conservateur qui n’a pas tardé à accuser la convention constituante de séparatiste, excluante, maximaliste, fragmentée, voir irrationnelle et peu sérieuse.

Suite au « rechazo » donc, une grande dépression s’est installée dans les mêmes mondes − les nôtres − qui avaient clamé avec chants et danses la beauté de cette assemblée multicolore. De l’autre côté, et alors que le résultat exprimait un ensemble hétéroclite de choses « sauf » la légitimation d’un programme de droite, celle-ci s’est senti investie d’un pouvoir et presque d’une « mission » : récupérer le malaise généralisé pour le rassembler autour de ses causes traditionnelles, les questions de sécurité, immigration, protection du droit de propriété et autres sujets sensibles.

Les émissions télé du matin, les radios privées (toutes), les twits, les youtubes, les publicités (payées) dans le métro ou sur les autoroutes (etc.) avaient réveillé :

− la peur de perdre le peu que nous avions : la campagne du « contre » avait propagé l’idée selon laquelle l’État solidaire consistait, entre autres, à prendre nos biens, à détruire la nation, à exproprier sans droit d’appel, à rendre les peuples autochtones des privilégiés, à annuler le principe de justice nationale ;

− la peur de l’insécurité même si, malgré une croissante présence des mafias de la drogue dans le pays, le Chili reste le pays le plus sûr de toute l’Amérique latine ;

− la peur des mots incompréhensibles qui avaient l’air de prétendre transformer notre monde en quelque chose d’encore plus incertain, dans une société déjà fragilisée par la pandémie, l’arrêt des activités commerciales suite aux émeutes, les destructions de mobilier
public. « Plurinationalité2 », « intersectionnalité », « genre », « État solidaire » : les majorités ont des préoccupations prosaïques tout à fait compréhensibles et des aspirations simples à un mieux vivre que ces mots savants semblaient marginaliser.

Après l’échec électoral du texte de constitution démocratique, les partis politiques et le gouvernement ont signé un nouvel accord sur trois étapes pour sortir de l’impasse : 1) constitution d’un « comité d’experts », avec des avocats constitutionalistes représentant tous les partis présents au parlement pour créer un proposition de texte, 2) nouvelles élections démocratiques pour élire un « conseil constitutionnel » pour évaluer cette proposition et y apporter des changements, 3) nouveau plébiscite pour dire si on était cette fois-ci « a favor » ou « en contra » de la nouvelle proposition.

Si les experts ont réussi à créer un « ante-projet » consensuel et minimaliste, où personne ne se sentait tout à fait « gagnant », et qui, pour la même raison, faisait place a tout le monde, texte unanimement approuvé par toutes les forces politiques (du Parti Républicain au Parti Communiste en passant par tous les autres), les personnes élu·es pour constituer le conseil ont été cette fois-ci très majoritairement issu·es des droites, avec majorité absolue (pour voter, proposer, etc) du Parti Républicain. Les raisons de ce vote sont multiples, mais la campagne à propos de la sécurité et la méfiance citoyenne envers les changements jugés trop radicaux du premier essai constituant, ont joué un rôle important chez nos concitoyens peu au fait des opportunismes du marketing politique. La droite extrême chilienne s’est ainsi retrouvée dans une position privilégiée qui pouvait :

− soit les convertir dans une force capable − et redoutable − de concilier le pays en se conformant au texte proposé par les experts, déjà consensuel et susceptible d’évoluer selon les gouvernements circonstanciels ;

− soit confirmer sa force destructrice en profitant de cette position pour rédiger un texte à leur mesure qui allait consacrer en démocratie, et à échelle constitutionnelle, leur projet.

C’est cette deuxième voie qu’elle a prise, en se servant du contexte constitutionnel pour faire un programme de gouvernement ultraconservateur sur le plan culturel et ultralibéral sur le plan économique. Cette nouvelle Constitution portait en effet la marque du Parti Républicain, avec la constitutionnalisation du marché dans la fourniture de biens et des services publics, une conception ultraconservatrice de la patrie, l’empêchement de l’avortement médical, l’objection de conscience institutionnelle, qui permet à n’importe quelle institution de se dispenser d’appliquer une loi si celle-ci lui semble contredire ses principes moraux ou religieux (une clinique peut décider de ne pas prêter assistance a une personne indésirable, un lycée de ne pas accepter une élève avec des tatouages, etc), le blocage de toute discussion autour d’une possible réforme du système de pensions et de santé, entre autres. Toute allusion aux questions climatiques ou à la protection de la biodiversité étant complètement hors de question cette fois-ci.

Si la linguiste mapuche Elisa Loncon avait présidé la première assemblée − vêtue selon sa tradition et saluant les peuples en mapudungun3 − la bien blonde et costumée Beatriz Hevia, (républicaine, allait présider la deuxième. Si, comme l’affirment certains, dans le premier processus le « apruebo » semblait lié au soutien à Gabriel Boric, dans le second processus, le « a favor » semblait représenter le soutien apporté à Kast, l’adversaire du même Boric aux dernières présidentielles. Kast a finalement réussi, dans ce processus constitutionnel, à rallier l’ensemble des droites et à étouffer les quelques voix de résistance interne qui y subsistaient.

Le vote a finalement donné gagnant le vote « en contra ». Les votant·es ont dit non une deuxième fois à 56 %. (70 % pour les femmes et les plus jeunes). Cette fois-ci, au projet de la droite. D’un processus constitutionnel qui soit passé par deux consultations populaires avec deux résultats négatifs, il n’y a apparemment pas de précédent dans le monde. Ce qui vient d’avoir lieu au Chili est, une nouvelle fois, inouï, mais pas insensé : sachant qu’une grande partie de concitoyen·nes se désintéressaient de plus en plus de cette deuxième partie de processus constitutionnel et que très peu de personnes ont eu
l’occasion et le temps de lire tout le texte, de l’interpréter en conscience donc, chaque élection semble plutôt représenter une occasion de plébisciter la classe politique dans son ensemble. Et à chaque fois, c’est le rejet qui l’a emporté.

Si une lecture intuitive voudrait y voir une polarisation chez les personnes, un « pendule idéologique », il se peut que ces rejets traduisent plutôt un désaccord plus général sur la manière dont les représentants agissent, parlent, opèrent. La question ne serait pas tant d’arriver au pouvoir légitimement que de pouvoir exercer cette légitimité, de garder un réservoir de puissance une fois élu·es comme incarnations circonstancielles des espoirs paradoxaux, désorientés, intenses des multitudes. Si arriver au pouvoir n’est jamais une fin en soi, mais l’une des formes (institutionnelles) de produire des changements dans nos sociétés, cette maxime doit être revalorisée et remise en débat dans une période qui donne à la destitution une place importante.

L’intérêt pour la chose publique n’est pas pour autant endormi. Selon des études réalisées par le NUMAAP, de l’université de Santiago4, les personnes sont majoritairement fatiguées des polémiques stériles d’une classe politique renfermée sur elle-même, mais sans pour autant être dépolitisées ou en état d’anomie. La rage ou le désenchantement révèlent au contraire un intérêt pour la politique et ses déplacements de terrains d’action vers des mondes alternatifs. Une attente aussi de retrouver chez les représentant·es la capacité de dialoguer, de s’exprimer avec clarté et avec plus de douceur dans les échanges qui ont lieu entre elleux. À l’intérieur de la première convention constituante, les luttes étaient en effet bien moins entre gauches et droites qu’entre mondes indépendants, civils, d’une part et, d’autre part, ce qui était perçu comme des élites politiques ou académiques. Ce sont ces luttes qui ont rendu confuse la communication du travail de la convention pour les grandes majorités.

Les « mouvements pendulaires » peuvent, de ce point de vue, être lus non pas comme des oscillations idéologiques mais comme la manifestation d’une rupture entre ce qui est perçu comme institutionnel et ses marges. La société chilienne veut des changements, mais ne veut pas que ces changements
produisent davantage de violence ou encore plus de précarité et d’instabilité dans les vies ordinaires, vies majoritaires dans leurs minorités. Le désir majoritaire ne semble donc pas être d’un renversement à tout prix. Ceci ressemble sans doute aux malaises ressentis dans plusieurs pays. À cela s’ajoute ici un caractère bien particulier, à la fois rebelle et conservateur, progressiste et réformiste, majoritairement attaché, malgré tout, aux formes républicaines (de la République commune, non pas du Parti Républicain, bien entendu).

Le « Estallido social » de 2019 était « social » et non pas « de gauche ». Ceci est souvent oublié dans les analyses. L’intensité de ce mouvement est, de ce fait, souvent instrumentalisée autant pour s’approprier de sa force (la gauche) que pour critiquer sa violence (la droite). Dans l’un des spots télévisés du « a favor », on voyait des acteurs incarnant des « gens simples » affirmer avec un ressentiment patent : « Ceux qui ont brûlé tout un pays pour avoir une nouvelle constitution veulent maintenant laisser la constitution existante […] Ceux qui exigeaient une éducation de qualité pour tous sont aujourd’hui au pouvoir […] Ceux qui croyaient que le pays serait sauvé par les incendies dans les rues veulent maintenant continuer avec la Constitution actuelle […] Moi, je vote oui à cette nouvelle Constitution…Et qu’ils aillent se faire foutre ».

La violence de cette campagne aura blessé l’intelligence des majorités. Les conseillers marketing sont allés trop loin trop vite en croyant récupérer ainsi le malaise des multitudes qui se cherchent sans vouloir ainsi se détruire. La recette publicitaire du populisme hardcore, violemment contestataire semble, pour l’instant, ne pas avoir trouvé ici un terrain suffisamment propice à sa réussite. Cependant…

Après le résultat du 17 décembre, nous nous sommes retrouvés dans un étrange scénario où les droites (toutes confondues) affirment ne pas avoir perdu et les gauches (toutes confondues) affirment ne pas avoir gagné. Ces approches en disent long sur les manières d’être de l’actuelle classe politique : une opposition au gouvernement stratégiquement arrogante et obstructionniste, avec certaines exceptions, et une coalition gouvernementale prudemment modeste (peut-être trop au vu du contexte). Si la conséquence légale de ce résultat est en effet que le Chili reste dans une sorte de statu quo, avec la Constitution rédigée en dictature, en partie réformée par des négociations parlementaires menées en démocratie, la conséquence politique n’est pas insignifiante : le résultat marque un désaccord majoritaire envers le projet ultraconservateur et ultralibéral qui a tenté de passer un programme de gouvernement illibéral par une constitution. Si cette inversion de résultat semble changer le contenu tout en gardant les termes de la conversation, une version modeste des révolutions nous enseigne qu’elles peuvent consister à suspendre le train qui va droit vers la destruction et le délitement de nos aspirations. L’ancienne constitution reste, certes, opérative jusqu’à nouvel ordre − pour l’année de commémoration des 50 ans du coup d’État, ceci n’est pas la plus heureuse des nouvelles −, mais le progressisme aurait pu cette fois-ci tout perdre : reculer des décennies sur le plan culturel, fragiliser davantage les plus démuni·es d’entre nous, consolider une tendance libertarienne-conservatrice qui se répand dans nos mondes. Si les vagues de défaites et d’avancées nous poussent à surfer avec elles, elles réveillent aussi une lucidité renouvelée, moins sensible aux voix épiques qu’aux mouvements qui rendent possible leur surgissement.

Loin du pessimisme cynique, exacte revers de l’enthousiasme aveugle de jadis, ce résultat peut et doit légitimement être considéré comme une bonne nouvelle. Aussi, comme un nouveau terrain de jeu qui nous questionne sur les manières de démonter les forces mortifères, les manières de traduire avec sensibilité nos imaginations politiques, les manières de faire apparaître des clairières dans la forêt. Davantage qu’avec des présuppositions, ce terrain demande d’être observé avec curiosité, avec générosité, sans sectarisme ni esprit de catastrophe.

Au moment où cet article sera publié, un scénario douloureux appelle encore à cette tempérance : des incendies à Valparaiso auront brûlé près de 30 000 hectares, des vies humaines et animales auront été perdues et des milliers d’habitations, détruites par le feu. Dans l’absence d’un état solidaire et solide, des aides citoyennes s’organisent en molécules. Au même moment, au fond de l’eau d’un lac, l’ex-président Sebastian Piñera vient de perdre la vie. Dans l’air, une atmosphère de sidération.

2Il faut rappeler que « plurinational » ne change en fait pas grande chose au système politique même, mais cela a été perçu comme une menace a lunité nationale.

3Langue du peuple Mapuche.