Majeure 60. Parler nature

Faire entendre ceux qui sont restés en lien avec la nature

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Ruth Stégassy anime depuis une quinzaine d’années l’émission Terre à terre, le magazine de l’environnement, diffusée sur France Culture le samedi matin à 7h, et disponible en podcast sur le site de la chaîne www.franceculture.fr. Nous écoutons Terre à terre avec passion et admiration, avec gratitude aussi, tant cette émission ressource nos esprits aux fontaines les plus vives des alternatives concrètes qui poussent de partout, loin des lumières du téléjournal et des analyses jargonneuses. Nous avons souhaité interviewer l’intervieweuse pour comprendre comment elle parvenait, semaine après semaine, à faire s’exprimer des paroles d’une éloquence bouleversante de simplicité et d’intelligence, qui inventent ou retrouvent à chaque fois de façons nouvelles ou oubliées de parler de la nature. Paroles de luttes, paroles de résistances, paroles d’émotions et d’émerveillements, mais surtout paroles affirmant une certaine force de vie, nourrie de l’évidence d’un lien vécu avec une nature concrète – dont les mots se laissent de plus en plus rarement entendre[1].

 

Multitudes : Pensez-vous qu’on puisse encore se revendiquer aujourd’hui de « la nature », et qu’on puisse s’y référer sans l’entourer de multiples guillemets ?

 

Ruth Stégassy : Ce qui me frappe, c’est à quel point on a de plus en plus de mal à faire en sorte que la nature soit entendue. Et la difficulté croissante qu’il peut y avoir à faire entendre une parole qui parle de nature ou qui soit liée à la nature d’une manière ou d’une autre. J’ai le sentiment qu’il y a encore toute une population de gens qui sont en lien fort avec la nature et ça s’entend, et ça se sent, mais j’ai l’impression qu’on est peu nombreux à l’entendre et à le sentir. Il ne s’agit pas uniquement d’un rapport à la nature : vous m’avez lancée sur ce mot de nature, mais c’est à la fois plus large, plus flou et peut-être plus étrange que simplement un rapport à la nature. Je pense que c’est un rapport à la vie. Il y a des gens qui sont émus de vivre, et il y en a d’autres qui ne se posent pas cette question-là.

On est toujours conditionné par les choses qu’on vient de vivre. Ce matin même, j’interviewais une jeune fille qui n’avait à la bouche que le mot biodiversité. Et c’est un mot terrible parce qu’il gomme, au moment même où il est prononcé, ce dont il est censé parler. Dès qu’on parle de biodiversité, on ne sait plus de quoi on parle. Je pense que la difficulté qu’on éprouve tous à utiliser le terme nature, c’est qu’on est tellement coupés de la nature, justement, qu’on n’arrive plus à la revendiquer comme quelque chose de naturel, de simple, d’évident, de quotidien. Ça ne veut pas dire que c’est la nature qui est bizarre, c’est peut-être nous, plutôt. Et non, je ne mettrais pas de guillemets.

 

M : D’un point de vue de confection médiatique, est-ce que manipuler ce type de paroles requiert des précautions d’usage différentes ?

 

R. S. : Sur ces sujets-là, on a d’abord besoin de traverser une épaisseur énorme de mensonges, de faux-semblants, de communication, de pub : on est obligé d’aller chercher une vérité dont on sent tout de suite qu’elle est réelle. Ce que disaient la plupart des gens que j’ai rencontrés depuis que j’ai commencé cette émission, ça me paraissait juste : ça rentrait dans une résonance avec une espèce de bon sens qui fait qu’on reconnaît quelque chose. Mais même si on reconnaît cette chose, grâce à ce bon sens, ça ne veut pas du tout dire qu’on aurait pu aller la chercher tout seul, ou qu’on l’aurait connue. Simplement quand on l’entend, on se dit : « Mais bien sûr, c’est ça ! » Il y a des gens avec lesquels on se sent immédiatement en phase, en harmonie. On comprend qu’il y a quelque chose qui circule, une capacité à s’émerveiller qui n’est pas donnée à tout le monde, en fait. Ce qui est terrible, c’est qu’on est dans une époque où on est obligé d’être tout le temps dans la souffrance et dans la dénonciation de tout ce qui nous fait souffrir, alors qu’en fait, la qualité première, c’est celle au contraire d’être heureux, de savoir aimer une lumière, aimer une fleur.

 

M : En même temps que cette force d’affirmation de vie et d’émerveillement, vos interlocuteurs sont le plus souvent des résistants, des gens qui s’opposent, qui s’organisent pour se battre.

 

R. S. : Il y en a qui ont ces deux côtés-là, en effet, et c’est vers eux que je me tourne. Il y en a d’autres qui se battent aussi, mais parce qu’ils sont hargneux, énervés, haineux de quelque chose, et avec ceux-là, moi j’ai du mal. Et après, il y a encore des cas différents : en quinze ans, j’ai rencontré deux personnes qui m’ont vraiment troublée parce qu’ils avaient très fortement ce rapport à la nature, à l’émerveillement, ce goût d’être vivant, et ils comprenaient incroyablement bien les choses – ce sont deux personnes qui avaient vécu en Amérique latine, en proximité avec les Indiens – et les deux étaient conscients que tout cela était en train de disparaître, mais les deux, à douze ans de distance, étaient inertes. Ils ne se battaient pas. Ils se contentaient d’énoncer, de dire que voilà, c’est cela qui est en train de se passer. Et moi, je n’ai pas compris cela. Je leur ai dit : « Il faut se battre ! » Et ils m’ont dit : « Non, non ! Il ne faut pas se battre. Ca va se terminer, et puis un jour peut-être, plus tard, il y aura autre chose. » Et pour moi, ça, c’est terrible, c’est quelque chose que je n’arrive pas à comprendre. Je pense qu’il est important de se battre pour défendre ce à quoi on tient. Mais c’est important de défendre la vie, et pas de se battre pour le plaisir de la bagarre. C’est ça qui est compliqué avec les gens qui sont des espèces de militants professionnels. Ceux-là, ce qu’ils veulent, c’est le combat : en fait, ils se foutent de ce pour quoi ils se battent.

 

M : On n’écoute pas vos émissions en se disant « Voilà un message ». On vient écouter des gens. Et ce serait déjà les massifier que d’identifier à un message ce qu’ils disent, et qui simplement est là. Comment parvenez-vous à faire entendre ces paroles sans opérer cette réduction à des messages ?

 

R. S. : L’image que j’ai, c’est une image végétale. Je me suis guidée à l’instinct. Je suis allée vers des gens dont j’aimais la parole : c’est dans leur façon de parler, autant que dans ce qu’ils avaient à me dire, que j’ai trouvé l’envie d’écouter cela, et de le faire passer ou pas. Après, ce que je constate, c’est que ces gens dont la parole a cette espèce de netteté, de force ou de clarté qui me touchent, ce sont souvent des gens dont je découvre que, au cours de leur vie, ils continuent leur chemin, et que ça continue à pousser, en quelque sorte, comme une plante.

En même temps, ce que je constate – et je ne sais pas comment ça arrive – c’est qu’il y a plein de petites pousses qui émergent de partout et qui sont comme des résurgences de ça, de cette chose-là que je cherche chez les gens que j’aime bien. Je trouve que le mouvement des collectifs, qui est en train de se mettre en place partout, est vraiment incroyable, vraiment très étonnant. Comment est-ce que ça s’est fait ? Je n’en sais rien, mais je trouve que ça s’est fait d’une manière juste, humainement et politiquement. Les jeunes qui sont en train de s’installer partout, qui se battent contre Notre-Dame des Landes, contre la bétonisation des terres agricoles, etc., ce sont des jeunes qui sont dans une posture d’humilité, parce qu’ils ne sont pas en train de dire : « Voilà, c’est comme ça ! On veut imposer notre parti, notre machin ! ». Mais en même temps, ils sont exactement au cœur de là où il faut être. Ils ont raison, c’est exactement ça qu’il faut défendre.

 

M : Dans la préparation de vos entretiens, quelles conditions mettez-vous en place pour qu’une parole qui soit liée à la nature puisse nourrir vos émissions ?

 

R. S. : Je dirais : 1° aller chez les gens, c’est essentiel ; 2° parler avec eux, discuter, rester un moment, se promener, aller voir des trucs, c’est essentiel aussi ; 3° il y a un moment où ils commencent à dire des trucs et je me dis « ça, c’est l’interview ». Là je mets le micro et on y va. Mais je ne veux pas qu’ils m’aient tout dit avant. Par exemple, quand des gens me disent de venir déjeuner et qu’on fera l’interview après, je dis non. Je ne veux pas qu’ils me disent des trucs pendant le déjeuner, qu’ils ne me rediront pas après.

 

M : Que ce soit en poésie ou ailleurs, on voit depuis longtemps la nature faire apparaître un trouble dans la parole, même si ce n’est sans doute pas la même nature à chaque fois. Quelles expériences avez-vous eues de ce trouble ou de cet émerveillement, qui passe parfois par des formes de mimétisme langagier ?

 

R. S. : Je crois que la difficulté vient de ce que, dans notre société, en dehors de la poésie, on n’a jamais construit un langage qui nous permette d’accéder à la nature. Et peut-être qu’une des choses que j’aime, chez les gens qui vivent proches de la terre, c’est qu’il y a un langage que moi j’entends, mais qui n’est pas audible par tout le monde. Quant aux expériences, je ne crois pas avoir rencontré des cas de mimétisme. On a un copain, une fois, qui s’est mis à danser une espèce de danse chamanique devant un arbre qui était particulièrement beau – ça m’a fait mourir de rire.

Une autre fois, ce n’était pas une émission, mais un colloque sur les arbres autour de Francis Hallé où il y avait des gens très différents. Francis Hallé est quelqu’un que j’aime beaucoup : c’est un scientifique, mais il aime tellement les arbres que tous les gens qui aiment les arbres trouvent grâce à ses yeux, et il est prêt à accepter n’importe qui. Et du coup, il rassemble des gens incroyablement divers : il y avait un forcené du calcul mathématique faisant des modèles monstrueux qui vont permettre le clonage de telle ou telle forme architecturale, et des choses absolument atroces ; mais il y avait aussi bien des illuminés totaux, comme un Espagnol qui avait tracé absolument tous les ifs d’Espagne ; et il y avait un Suisse, qui est un type extraordinaire que j’ai réinterviewé il n’y a pas longtemps, Ernst Zürcher. Dans ce colloque, c’était incroyable d’entendre tous ces gens passionnés par le même sujet en parler de manières qui n’avaient rien à voir entre elles. Et on sentait que, dans la salle, les gens qui posaient des questions avaient d’autres relations encore à ces sujets. Mais ce qui était gênant, c’est qu’ils avaient parfois du mal à accepter les émotions des autres par rapport à la nature. Il y avait comme quelque chose comme d’obscène.

Il y a aussi une espèce de sentimentalisme, qui ne trouve pas d’autres mots pour s’exprimer que ceux de la sentimentalité, et ça, c’est très difficile. On se crispe quand on entend des choses comme ça et on est obligé de faire un effort pour se dire qu’au fond, on comprend ce que cette personne veut dire, ce qu’elle ressent. Mais ce qui est le plus difficile, c’est que la tendance majeure, chez les gens qui essaient de s’exprimer sur ces questions-là, c’est l’anthropomorphisation de la nature, et ça, c’est rédhibitoire. Ça bloque tout. Ça a quelque chose d’inconvenant. Le problème n’est pas tellement l’anthropomorphisme en soi, mais plutôt tout ce qu’il trimballe et tout ce qu’on attache immédiatement à ça. Je suis d’accord qu’il faut se méfier du dédain méprisant des classes supérieures envers une vision populaire, dite « ignorante », sentimentale, associée à l’anthropomorphisme. Je n’irais sûrement pas jusqu’à défendre l’anthropomorphisme, mais par contre, j’ai clairement conscience que cela tient à la difficulté qu’il y a à trouver un discours licite pour exprimer quelque chose de l’amour qu’on peut avoir pour ce qui est vivant. Mais je pense que la maladresse des gens dans leur façon de s’exprimer tient moins à leur maladresse, qu’au fait qu’on vit dans une société qui ne tolère pas de discours sur cela.

 

M : Quand vous dites qu’ils « essaient de s’exprimer », n’est-ce pas parce que c’est un sujet dont ils ont conscience en s’exprimant d’être dans la tentative, d’être dans une précarité qui n’est pas présente dans un discours technocratique et maîtrisé ?

 

R. S. : Je suis d’accord avec ça. Je crois que ce sont des sujets qui ne sont pas suffisamment licites pour qu’on puisse en parler facilement et pour qu’on puisse utiliser un langage simple. Et peut-être que les gens qui sont en contact permanent avec des éléments de la nature n’ont pas ce problème-là, parce que pour eux c’est une évidence quotidienne, et donc ils ne sont pas gênés et ils n’essaient pas d’avoir un « discours sur » : ils racontent simplement ce qu’ils font.

 

[1]     Cet entretien a été réalisé en septembre 2014 par Nathalie Blanc, David Christoffel, Yves Citton et Gaëtane Lamarche-Vadel.