Comme un soin

Le côté vache du commun

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J’ai rencontré le commun le jour où j’en ai été exclue. Ma maîtresse m’amenait paître dans un champ pendant qu’elle vaquait à ses occupations : faire ses courses au marché, ramasser ses légumes, filer la laine, et surtout converser à perdre haleine avec celles qui se pressaient pour entendre ses histoires et lui acheter salade ou oseille. J’avançais devant, comme d’habitude, des cordes m’ont entravé le poitrail et les tibias, j’ai voulu foncer cornes en avant, peine perdue. La maitresse m’a ramenée à la maison. Aurais-je droit à un peu de foin ? Le voisin, qui s’appelait maintenant le propriétaire, avait déjà décidé de le garder pour lui. Que faire ? Brouter les bords des routes ? La quantité n’y était pas et je ne pouvais pas ruminer en paix. Un édit communal vint d’ailleurs interdire aux bouseux de hanter les chemins. Assignée à résidence dans mon étable, sans soleil, sans oiseaux, sans papillons, sans vers de terre, sans fourmis, sans mouches, je m’étiolais. Je n’avais plus goût à manger – heureusement pour ma maîtresse qui ne pouvait plus fournir. Mon lait se tarissait. Je ne servais plus à rien. Il ne resta bientôt qu’une vieille carne qu’on emmena au boucher.

De cette expérience fondatrice et désastreuse, j’ai conclu que contrairement à ce que les hommes croient le commun n’est pas leur propriété. Il alimente et embellit tous les êtres et toutes les choses qui en font partie.

Mon histoire ne s’est pas arrêtée là. Mes descendantes ont eu la chance, ou plutôt la malchance, d’être élevées en commun, dans de grands établissements où on les choisissait toutes semblables, de la même race, pour le coup d’œil, pour le sentiment immédiat d’une domination réussie. La rationalisation de notre exploitation a continué jusqu’à maintenant. On peut lire par exemple sur Internet :

« Au cours de l’édition 2000 du Colloque laitier de l’Ouest du Canada, Mike Brouk, de l’Université de l’État du Kansas, a indiqué en quelques points comment l’étable elle-même (pas les aliments, ni la vache) pouvait limiter l’ingestion. Pensez-y avant de couler du béton !

Moins de 20,3 cm d’espace de mangeoire par vache réduit l’ingestion d’aliments. Les espaces de 20,3 cm à 50,8 cm peuvent également avoir des effets nuisibles. Une étable à six rangées remplie à 120 % offre 38,1 cm d’espace de mangeoire par vache.

L’accès à l’eau peut être bien moins grand dans une étable à six rangées que dans une étable à quatre rangées si l’eau n’est fournie qu’aux croisements.

Une barrière d’alimentation dont la pente s’éloigne de la vache de 20% accroît la quantité d’aliments dont celle-ci dispose, parce qu’elle peut avancer la tête 14 cm plus loin que lorsque la barrière est droite.

La surface sur laquelle la vache se tient lorsqu’elle se nourrit devrait être plus basse (de 5 cm à 15 cm) que la table d’alimentation. La barre de gorge devrait se trouver à une hauteur confortable.

Augmenter artificiellement la longueur du jour en automne et en hiver accroît l’ingestion d’aliments (environ 16 heures de lumière par jour).

Réduire le stress dû à la chaleur en été favorise la prise d’aliments.

La conception des logettes et leur recouvrement devraient favoriser le repos. »

J’ai constaté avec stupéfaction dans un article de ce dossier de Multitudes que le traitement à accorder à ceux que vos contemporains nomment « sans domicile fixe » pouvait être débité sur le même ton. Sans domicile fixe, c’est ce qu’est devenue ma maîtresse quand le propriétaire a récupéré les communs de la ferme pour y loger des domestiques moins indépendants. Ses talents de sage-femme n’ont pas suffi à la nourrir ; les habitants de la commune ne voulaient pas la payer pour ce qu’elle faisait gratuitement du temps où je lui apportais du lait à satiété. Elle a fini sur un tas de foin qu’un tison a fait brûler.

En même temps qu’on nous mettait ensemble dans une grande étable, agrandie et resserrée au fil du temps, on nous a abstraites. Nous qui étions bonnes et bêtes, modestes, on nous a rendues schizophrènes et clinquantes en nous faisant participer contradictoirement à des expressions courantes. Si vous avez plus de soixante ans et que vous êtes né(e) francophone, vous avez certainement dit La vache ! quand vous tendiez votre genou écorché à quelqu’un qui le nettoyait à l’alcool. Cela faisait mal. Mais vous avez dit aussi La vache ! en apprenant que votre meilleur copain avait eu un prix de piano ou que votre équipe préférée s’était surpassée au tournoi de foot. Vous les admiriez. La vache !, cela a été très commun, et c’est passé de mode. C’était vachement bien, disait-on d’une émission de télé, ou vachement nul. En se faisant adverbe, la vache était passée dans l’excès, par delà le bien et le mal, comme aurait dit le plus ruminant des philosophes, Nietzsche. Et sur ses traces, ne peut-on dire en lisant les articles rassemblés dans cette majeure que ce qu’il y a de commun entre les auteurs de Multitudes, c’est d’être hors du commun ?

Morts aux vaches !, criaient leurs parents, ou leurs grands-parents, nous confondant verbalement à ces êtres habillés de bleu marine qui portent toujours matraque aux côtés, et qu’il ne fait pas bon rencontrer collectivement, en commun. Assimilation hâtive qui justifiait notre enfermement dans les stabulations où notre lait s’usinait. Si le populisme consiste à configurer comme bête un autre contre lequel se retourner, au-dessus duquel s’installer, nous les vaches disons que le commun doit faire cesser la hiérarchie des règnes, entrer dans l’effeuillage des rapports et leur nouvelle composition.

De bonnes âmes ont eu peur que nous piétinions le champ, ont affirmé que, sans sa clôture, le propriétaire n’aurait pu garder consommable l’herbe dont je m’étais délectée. Trop de vaches tue la vache, serine l’économiste qui ne pense qu’à entretenir la rareté et à obliger vaches et humains à passer sous le joug. Pourtant je ne suis pas sûre qu’un nombre croissant de vaches auraient pu paître dans ce pré. Des fertilisants pour l’herbe croissant à vitesse grand V, qu’on puisse brouter en commun sur des surfaces décroissantes pour chacune chaque année ? L’herbe aurait-elle eu le même goût ? Ne me serais-je pas déprimée, jetée contre mes congénères avec la violence que les cordes m’ont témoignée ?

La gestion collective d’une ressource commune par les acteurs concernés est la réponse nobélisée à mes tourments. Les usagers de mon pré : enfants, pique-niqueurs, joueurs de foot, cueilleurs de pissenlits, jardiniers, tous se mettent autour d’une table et définissent les heures de présence de chaque corps de métier pour entretenir ou jouir de la surface commune. Très intéressant et moderne. La place de la ou des vaches, de la ou des fermiers dans cette démocratie participative ? Le commun ne fait plus conflit, il est disponible, tertiarisé, multiservices. Des vaches, ici, vous n’y pensez pas ! Nos émissions de CO2 sont pires que celles du pétrole, buvez du lait de soja. Nous avons enfin disparu des banlieues. On nous regarde au loin par la fenêtre du TGV.

La vache, ça crée pourtant du commun, du spectacle, de la mise en commun entre rural et urbain, entre les âges. Un commun tellement nécessaire qu’on rebâtit des fermes dans les villes ivres de supermarchés pour que les enfants cessent de croire que le lait vient de cubes de carton ou de boîtes de plastique. Nous sommes un exemple de l’impossibilité de générer les choses par un coup de baguette magique. Nous affirmons la matérialité du capitalisme cognitif, tout en rêvant parmi ses avatars linguistiques et ses critiques philosophiques. Nous préparons le mouvement vache, le pré commun. L’herbe n’est-elle pas un modèle de multitude ?