Né de ma rencontre avec Laurence Allard, au cours d’un festival de science-fiction consacré à l’apocalypse et aux récits post-apocalyptiques, le présent article se veut la mise en ordre d’une réaction à chaud, ni théorisée ni préméditée, et le témoignage d’un étonnement, peut-être naïf, face à une narration nouvelle, scientifiquement étayée, du présent et du futur.
Comment parler de l’effondrement et tenter de l’appréhender en lien avec mes propres travaux de réflexion et de création, qui touchent, pêle-mêle, au futur, à ses imaginaires, à la poésie, à la technologie, aux rapports de domination ?
J’aimerais interroger l’effondrement en adoptant une perspective inversée, avant d’exposer la démarche d’Octavia Butler et des continuatrices de son œuvre, qui excellent à rendre possible des histoires alternatives.
L’effondrement ?
L’effondrement ? C’est quoi ?
C’est l’homme riche qui prend la pilule rouge et découvre, brutalement, ébahi, que nous allons tous mourir (oui, même lui !), au terme d’une douloureuse agonie teintée de culpabilité.
Pour une fois, on ne voit pas apparaître une issue de secours réservée aux nantis pendant que les moins bien lotis périssent dans l’indifférence.
Pas de plan B, pas de planète de rechange.
Ceux qui avaient l’habitude de vivre dans un contexte de croissance et de ressources illimitées apprennent soudain qu’ils vont devoir s’adapter à un monde fini. Fini, dans les deux sens du mot.
C’est un choc, il faut en convenir.
L’argent ne suffira pas. Les bonnes études n’y pourront rien. Fermer les yeux ne marchera plus jamais.
Alors que faire ? Pleurer ?
C’est ce qu’ont d’abord fait les pionniers du mouvement collapso. Pleurer et rassembler les preuves, apportées par de nombreuses disciplines scientifiques, que l’inévitable est déjà là, qu’au bout de l’autoroute, c’est un mur, un mur immense qui se rapproche à toute vitesse.
Et les pauvres ?
Ils n’avaient déjà pas de quoi régler le prix du péage et, à petite vitesse, sur leurs chemins sinueux, ils ont déjà beaucoup de mal à assurer le quotidien.
Pleurer, donc, puis tenter d’alerter. Mais qui ?
Papa, grand-père. Ceux qui ont été désignés pour décider à notre place, ceux qui savent, ceux qui occupent des positions de tout-pouvoir.
Leur demander de faire quelque chose, d’utiliser notre confiance, les données et les moyens mis à leur disposition et les leviers immenses dont ils bénéficient pour changer notre situation, et peut-être sauver le monde de l’inévitable qui vient.
N’est-ce pas ce que font, dans nos films, ceux qui jouissent de superpouvoirs ? Sauver le monde, freiner le train meurtrier juste à temps, à la dernière seconde. Faire advenir un miracle pour que la vie se poursuive, un peu.
Alors alerter, en vain, au point de pleurer encore.
Et enfin, un matin – un petit matin, pas un grand soir – se demander s’il se trouverait dans la masse de savoirs rassemblés, une minuscule issue de secours, de quoi fabriquer un barrage, voire inventer un chemin nouveau.
Les collapsologues s’y essaient1 avec plus ou moins de succès.
Effondrement et mondialisation
Les théories sur l’effondrement de la civilisation industrielle, comme toute pensée occidentale, ont vocation à s’exporter vers d’autres cieux.
Cette expansion peut sembler logique puisque l’une des particularités de cette nouvelle science, c’est de fournir des données mondiales vérifiées concernant la fin imminente des ressources énergétiques et de la biodiversité planétaire, le dérèglement climatique et ses suites, ainsi que tant de ces phénomènes qui ne connaissent pas les frontières dont nous avions jusque-là l’habitude.
« Nous sommes tous sur le même bateau », s’écrient les collapsologues, comme s’il s’agissait d’un scoop.
Seulement, ces catastrophes annoncées, ou déjà bien amorcées, sont principalement causées par l’Occident et son système économique destructeur.
Pour reprendre la métaphore marine, ce bateau, nous avons toujours tous été embarqués dedans. Certains dans la cale, obligés de ramer, d’autres bronzant sur le pont. Tous grimpés dans le Titanic dont d’aucuns s’amusaient depuis un moment à faire brûler la coque2 pour leur propre confort.
Que penser de cette modélisation nouvelle qui vient promettre le malheur et proposer ses solutions ?
Comment devraient réagir des populations jusque-là contraintes et forcées de se mettre au pas du capitalisme triomphant à qui l’on ordonnerait soudain : « Cessez tout ! Nous avons abusé, nous nous sommes bien engraissés, mais nous avons cassé la planète. Arrêtez et n’en profitez pas comme nous avons pu le faire, nous ! »
Le manifeste signé par 15 000 scientifiques en 2017 dit ceci, qui ne me semble guère différent : « Il sera bientôt trop tard pour dévier de notre trajectoire vouée à l’échec, car le temps presse. Nous devons prendre conscience, aussi bien dans nos vies quotidiennes que dans nos institutions gouvernementales, que la Terre, avec toute la vie qu’elle recèle, est notre seul foyer.3 »
Le survivalisme, descendant en droite ligne du capitalisme individualiste, fleurit naturellement sur les décombres annoncés de notre monde effondré. Se sauver soi, protéger ses proches, c’est l’honneur de l’homme blanc américain4, élargi à l’Occident tout entier. L’homme fort, paré d’une pelle pour se creuser un abri, et d’une arme à feu pour se donner du courage.
D’autres solutions sont avancées5, prônant qui un retour à la terre, qui une meilleure communion avec la nature et avec ses semblables, ou encore la (re)découverte de formes de spiritualité, dans un élan d’espoir désespéré et une commune contrition dont je me garderai bien de mettre en doute la sincérité.
Les effacés et les survivants
Ceux qui restent à l’écart de ce mouvement, moins sceptiques que surpris, sont probablement les mêmes qui ont été tenus éloignés des pluies ruisselantes de bénédictions promises par le capitalisme.
Ceux pour qui l’arrivée de la Civilisation avec un grand C et un appétit insatiable de pétrole, d’or, de sucre, de bananes, de coton, de café, etc., était déjà synonyme d’apocalypse.
Fin du monde, fin de leur monde.
Dans le sang, dans les larmes, pour eux, le grand collapsus a déjà eu lieu.
Amérindiens des îles ou du continent, indigènes d’ici ou là, populations noires assassinées, déportées, mises en esclavage, hommes, femmes, enfants mutilés, violés, déshumanisés par l’homme blanc conquérant…
Ce sont aussi ceux qui, à titre individuel, ont déjà touché le fond. Internés, inadaptés, sans abris, pauvres, avec ou sans emploi… Ceux qui ont depuis tellement longtemps l’impression de devoir lutter pour survivre et de constamment devoir « faire avec ».
Ceux qui restent, ceux qui savaient déjà souffrir, ont sans doute conservé ou développé des savoirs sur l’art de vivre avec peu, de faire groupe et de s’en sortir.
Mais qui demandera leur avis ? Qui s’intéresse à leurs compétences ?
Et eux ? Ont-ils seulement envie de faire cadeau de leurs savoir-faire résilients à ceux qui représentent encore et toujours le prédateur, l’ennemi, le privilégié ?
L’œuvre littéraire d’Octavia Butler et l’effondrement
Autrice de science-fiction multi-primée, Octavia Butler dépeint, dans son œuvre, diverses facettes de la domination et des excès de son époque, à peine différents de ceux d’aujourd’hui6.
S’il n’était pas encore question d’effondrement ou de collapsologie, le thème de la fin du monde était fréquemment abordé dans la littérature de science-fiction du xxe siècle
La singularité d’Octavia Butler réside dans le traitement qu’elle réserve à ces thèmes, depuis son point de vue de femme noire américaine, autant dire, de laissée pour compte du système capitaliste et de l’American Dream.
L’autrice formule des propositions originales quant aux communautés et à l’entraide dans la série des Patternist (1971-1984). Avec les livres de cette série, partiellement traduite en français, elle imagine ce que serait la vie dans un monde divisé entre, d’une part des humains dotés de pouvoirs télépathiques, télékinésiques et reliés les uns aux autres, d’autre part, leurs ennemis mortels, hommes à forme animale, les Clayarks, et, au milieu, les muets, des humains ordinaires soumis à l’influence des télépathes.
Le propos de ses romans, Le Maître du réseau, Le Motif, La Survivante et Humains, plus qu’humains, ressemble à une métaphore des inégalités et des oppressions telles que nous les vivons aujourd’hui, et à une préfiguration des relations hyperconnectées, bien qu’ils aient été publiés longtemps avant l’invention d’internet et des réseaux sociaux.
La série des Paraboles (1993-1998), traduite en français et publiée chez le Diable Vauvert, décrit une Amérique future, qui aurait creusé à son maximum le fossé entre riches et pauvres. Octavia Butler raconte, dans La Parabole du semeur, le parcours de Lauren, sorte de prophétesse affligée d’un excès d’empathie. À travers les questionnements de ce personnage, elle s’interroge ensuite, dans La Parabole des Talents, sur les possibilités d’émancipation des communautés par la philosophie et la spiritualité. Elle trace ainsi des pistes inédites, par la magie d’un point de vue inhabituel.
Quel rapport avec l’effondrement ?
Octavia Butler démontre, dans ses écrits, l’acuité et la pertinence du regard qu’elle porte sur nos sociétés et sur ce qui cloche dans leur fonctionnement. Elle propose des modes de réflexion renouvelés quant aux conséquences probables de nos choix.
Non contente d’analyser, elle esquisse des formes de solutions dans le puissant laboratoire de sciences humaines que peut constituer la littérature de science-fiction.
La pensée d’Octavia Butler, morte en 2006, reste tout à fait d’actualité dans un monde qui se découvre fini.
Après Octavia Butler, Afrocyberféminismes :
changer d’angle7
Inspirées par le travail d’Octavia Butler qu’elles citent ouvertement, Oulimata Gueye et Marie Lechner ont organisé à la Gaîté Lyrique, de février à juillet 2018, un cycle baptisé Afrocyberféminismes qui aurait vocation à se poursuivre, au gré des actualités.
Les deux femmes provoquent la rencontre, sur un même plateau, d’artistes, de blogueuses, d’activistes et de penseuses ayant en commun une démarche expérimentale dans des champs disciplinaires marginaux ou émergents, touchant au numérique et aux problématiques spécifiques des femmes noires dans le monde.
« Si on s’intéresse au présent et au futur des femmes noires, les plus opprimées d’entre nous tous, affirment les organisatrices, c’est l’avenir de l’humanité qu’on éclaire ». Cette démarche inverse les schémas habituels.
Le personnage par défaut de nos fictions futuristes et post-apocalyptiques est un homme blanc, souvent américain, supposé représenter l’universel et confronté, soit à des étrangers hostiles, soit à ses propres créatures artificielles, enfants ingrats, fruits de ses technologies plus ou moins maîtrisées.
Afrocyberféminismes, à l’instar de la science-fiction de Butler, prend le problème du monde et sa fin par un autre bout : Comment l’œil de celui qui subit des situations d’exclusion voit-il son présent, son avenir et celui des sociétés humaines ?
Au carrefour des discriminations, la grande cumularde est femme, non occidentale, pauvre, éventuellement queer et handicapée.
Un futur souhaitable pour l’humanité ne pourra que se construire à partir de son plus petit dénominateur commun.
L’avenir désirable devient ainsi celui qui saura démontrer sa capacité à prendre en compte les moins intégrées d’entre nous et leur permettre d’exister.
De la fabuleuse histoire des cellules éternelles d’Henrietta Lacks aux études postcoloniales consacrées aux jeux vidéo, en passant par les chorégraphies de la Brésilienne Ana Pi, les licornes africaines ou les cyborgs, on voyage sur la face cachée de thématiques scientifiques, culturelles, économiques, qu’on pensait connaître par cœur, et qu’on redécouvre, passionnantes et insuffisamment explorées8.
Un indispensable pas de côté pour qui s’intéresse aux futurs et voudrait s’essayer à une réflexion qui prend en compte les angles morts habituels.
Dé-mondialisation des savoirs
La solution à la catastrophe qui vient consisterait-elle à aller pêcher ailleurs ce qui se fait et se raconte pour pouvoir affronter cette crise sans précédent ?
Je vois d’ici le collapsologue curieux se précipiter sur les ressources citées, avide de s’approprier les modes de pensées d’Octavia Butler, l’approche de ses continuatrices, impatient d’aller étudier des pratiques exotiques. En Asie, pourquoi pas ? Chez les aborigènes d’Australie ou ce qu’il reste des Amérindiens.
Non !
Ça, c’est encore un réflexe colonial.
Piller ce que possède l’autre et que nous n’avons pas, nous.
Copier ce qui lui réussit, qui devrait nous convenir parfaitement.
Cette logique-là aussi est fille du capitalisme dévoreur.
Cette logique, il faudrait pouvoir apprendre à y renoncer.
Si Butler a su toucher des générations d’humains en creusant ce qui la faisait elle, pourquoi pas chacun de nous ?
Si les particularités de tel ou tel peuple isolé lui donnent un regard singulier sur son environnement et, partant, sur la planète tout entière, pourquoi pas nous, depuis chez nous ?
On assiste, en ce moment, à un retour de la sorcière. Ce n’est certainement pas un hasard.
La sorcière est la détentrice de savoirs locaux, minuscules et précieux qu’on aimerait bien retrouver. Comment se guérir ? Quelles plantes consommer ? Comment protéger les fragiles et les malades ?
Des savoirs sans ambition et sans voracité prédatrice.
Des savoirs qui ne chercheraient à domestiquer personne, mais qui modestement nous permettraient de prendre soin de l’autre et de soi.
Alors, l’effondrement, c’est quoi ?
Peut-être une chance inouïe de revenir à l’essentiel.
Peut-être l’occasion rêvée de changer d’angle et d’échelle.
1 P. Servigne, , « Penser l’effondrement : À la rencontre des « collapsologues ». Revue du Crieur, 5, 2016, p. 132-145.
2 Pour lire le récit de l’incendie qui aurait causé le naufrage du Titanic, voir www.sciencesetavenir.fr/high-tech/transports/le-titanic-aurait-brule-avant-de-couler_110138
3 « Le cri d’alarme de quinze mille scientifiques sur l’état de la planète » – Le Monde, 13 novembre 2017, www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/le-cri-d-alarme-de-quinze-mille-scientifiques-sur-l-etat-de-la-planete_5214185_3244.html
4 E. Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, Paris, La Découverte, 2017.
5 C. & R. Larrère, « Les transitions écologiques à Cerisy ». Natures Sciences Sociétés, vol. 24 (3), 2016, p. 242-250.
6 Cette partie est adaptée d’un article de mai 2019 écrit pour JustaWord : https://justaword.fr/octavia-butler-entre-réseaux-télépathiques-et-hybridations-débridées-66d6571cd278
7 Cette partie emprunte beaucoup à l’article rédigé pour le numéro spécial 55 de Galaxies SF, Regards sur l’Afrique
8 Des comptes rendus et des ressources sont disponibles sur http://afrocyberfeminismes.org
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