95. Multitudes 95. Eté 2024
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L’élargissement de l’Europe par temps de guerre

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Avec les élections européennes, l’élargissement de l’Union Européenne à l’Ukraine est discuté. L’extrême droite et une partie de la gauche s’y opposent1. Le Conseil européen et le parlement sortant y travaillent. Après l’acceptation formelle du statut de candidat en 2022, un « cadre de négociation », c’est-à-dire une préparation concrète de l’adhésion ukrainienne, est en préparation.

Comparé au dernier grand élargissement, celui-ci s’annonce plus délicat. En 2004-2006, l’intégration de nouveaux membres avait été précédée d’une longue période de négociations avec des États issus de l’ancien bloc soviétique, lesquels se situaient dans un autre contexte géopolitique. Le monde sortait de la guerre froide avec une Russie très affaiblie et divisée, la guerre chaude revenait sur le continent européen à la seule initiative de Slobodan Milošević qui espérait construire une Grande Serbie à caractère ethnique. Son projet a été stoppé après quatre guerres très meurtrières (1991-1995), grâce aux interventions militaires de la France et du Royaume-Uni, puis de l’OTAN. Trente ans plus tard, la situation est inverse. La Russie de Vladimir Poutine attaque et occupe une partie de l’Ukraine après une succession de guerres locales (Tchétchénie, Géorgie, Ukraine) et une participation à la guerre en Syrie.

Se conformer à l’acquis communautaire

Dans ce contexte, le nouvel élargissement a pour objectif de renforcer l’Union Européenne et les nouveaux États membres, tant sur le plan de la sécurité que de leur puissance économique. Cela demandera du temps. Les nouveaux entrants doivent satisfaire à des critères d’adhésion
définis pour les élargissements précédents (Conseil européen à Copenhague, 1993) : mise en place d’un État de droit comprenant notamment l’indépendance de la justice, lutte contre la corruption, respect des valeurs et droits fondamentaux, bon fonctionnement des institutions démocratiques, respect des droits des minorités, politique étrangère et de sécurité commune, contraintes économiques et environnementales, etc. Un ensemble de règles que l’on nomme « l’acquis communautaire », dont l’indispensable application par le pays candidat demande des réformes et des négociations, chapitre par chapitre.

Or, la dizaine d’États officiellement reconnus candidats ne respecte pas encore cet acquis. Certains, comme l’Ukraine, la Moldavie, la Bosnie le promettent. Au contraire les discussions sont « au point mort » avec la Turquie2, notamment en raison des retards sur la sauvegarde des droits fondamentaux. Aussi l’UE se limite-t-elle à des coopérations de politiques migratoires avec ce pays. En réalité, peu de candidats sont disposés à engager des négociations à court terme, et, dans l’immédiat, seule l’Ukraine semble réunir les conditions. Son acceptation comme candidat par le Conseil européen de juin 2022 fut d’abord un geste politique, un message à Vladimir Poutine et un soutien au peuple en pleine guerre. Elle a été accompagnée d’un plan de réformes démocratiques en sept points que l’Ukraine s’est engagée à mettre en place rapidement. Ce qui, selon les rapports de la Commission européenne en décembre 2023 et mars 2024, semble aller bon train. C’est pourquoi un cadre de négociation avec l’Ukraine sera présenté prochainement lors d’une conférence intergouvernementale des États membres, malgré les réticences de la France, de l’Allemagne et de l’Italie3.

Dès lors, l’élargissement européen s’est introduit dans la guerre, et vice versa. Il est devenu le fondement politique d’une solidarité. L’Ukraine résiste à l’agression russe tout en entreprenant des réformes démocratiques internes, et l’Union Européenne apporte sa solidarité et son soutien militaire à l’Ukraine, en préparant les conséquences de l’intégration de ce grand État. Deux enjeux récents, au centre de l’actualité, démontrent pourtant la difficulté de ces positionnements.

Difficiles solidarités

D’abord le soutien militaire. Il s’est avéré trop faible, et pas seulement à cause des blocages du Congrès américain. La pénurie de munitions a placé l’Europe devant des responsabilités immédiates, celles de répondre conjoncturellement à ces manques en faisant appel à des sources extérieures. Une solution a été proposée par les Tchèques, il fallait trouver des fonds, ce qui n’est pas si simple. Finalement, tous les États membres, y compris la France réticente, ont décidé d’y contribuer. Plus profondément, les industries nationales de défense sont insuffisantes, des gouvernements se posent la question de nouvelles productions, afin de préparer ce que le président du Conseil européen, Charles Michel, appelle une « économie de guerre4 ». Tous ne sont pas prêts. Les divergences entre États et au Conseil européen, les tensions au sein des sociétés avec la montée de forces politiques hostiles, freinent les initiatives et profitent aux Russes.

Il y a ensuite les oppositions économiques. Entrer dans l’Union Européenne, c’est intégrer un grand marché qui assure la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux, ainsi que des tarifs douaniers communs avec l’extérieur. De longues et pénibles négociations seront indispensables pour réguler ce marché, comme cela a été le cas lors des élargissements précédents. Il ne s’agit pas seulement de normes et de règlements. S’y ajoutent, comme dans le passé, des mesures de protection des marchés nationaux. Elles peuvent être temporaires (quotas limitant les échanges), mais surtout, ce sont des « politiques de cohésion » (développement régional) ou de soutien à certains secteurs (politique agricole commune). Elles impliquent d’importants transferts financiers, qui seront inévitablement redimensionnés, et dont la répartition budgétaire sera renégociée au sein de l’Europe et avec l’Ukraine.

La « crise agricole » qui a secoué l’ensemble de l’Europe l’hiver dernier a révélé les obstacles à une entente entre l’UE et l’Ukraine sur ces points. En supprimant dès juin 2022 les droits de douanes de l’Ukraine sur le marché européen, la Commission faisait un geste de solidarité. Mais très vite, l’initiative s’est retournée contre elle. Les agricultures intérieures, d’abord en Pologne puis dans les principaux pays agricoles, se sont rebellées face aux importations ukrainiennes5. Elle a d’abord repoussé cette mesure à juin 2025 puis, face aux mobilisations des agriculteurs dans de nombreux pays, réduit l’accès libre des produits ukrainiens. Les pays les plus sensibles à une intégration de l’Ukraine sont justement les principaux bénéficiaires de la politique agricole commune avec en tête, la France. Or, la production agricole occupe une position cruciale dans le développement économique ukrainien. Avant la guerre, en 2021, pour 1,8 % en France et même 2,1 % en Pologne, l’agriculture représentait 15 % du PIB de l’Ukraine, elle employait 20 % de sa population active, et fournissait 40 % des exportations du pays !

On le voit, ces deux difficultés conduisent à un paradoxe. L’élargissement est à la fois indispensable, inévitable pour la sécurité de tout le continent, et complexe du point de vue économique. Paradoxe que les discussions à venir devront dépasser. Le rejeter en enfouissant sa petite tête nationale dans les ruines de la guerre est vain et dangereux, d’autant que l’enjeu central et immédiat demeure justement la résistance à l’agression russe et à ses crimes.

1Voir dans Mediapart un bon résumé du débat à gauche entre deux candidats Chloé Ridel (socialiste) et Emmanuel Maurel (communiste) : www.mediapart.fr/journal/international/130324/l-ukraine-dans-l-ue-le-debat-entre-chloe-ridel-et-emmanuel-maurel

2Communication from the Commission to European parliament on EU Enlargement Policy, Brussels, 8/11/2023.

3Cf. Le Monde, 20 mars 2024.

4Libération, 18 mars 2024.

5« Selon la Commission, en 2023, [lUkraine] a ainsi écoulé en Europe 39 000 tonnes dœufs (contre 3 800 tonnes en 2021), 173 000 tonnes de volaille (76 000 en 2021), 496 000 tonnes de sucre (18 000 en 2021), 600 000 tonnes dorge (50 000 en 2021) ou encore 6,1 millions de tonnes de blé (288 000 tonnes en 2021). Le Monde, 28 mars 2024.