Malgré la décolonisation formelle, une colonialité globale perdure sous des formes multiples et imbriquées : les dominations fondées sur le genre, la race, les pratiques sexuelles, la langue, la spiritualité, etc. La décolonisation du monde appelle une politique nouvelle, qui, au-delà des affirmations identitaires (cultural studies) et des relations de travail (marxisme), donne toute leur place aux savoirs situés, ouvre une géopolitique de la connaissance. Il s’agit moins alors de prendre le pouvoir que d’inventer des institutions collectives, locales et globales.
Despite formal decolonization, a global coloniality continues to exist : multiple and interrelated forms of domination based on gender, race, sexual practices, language, spirituality, etc. The decolonization of the world requires a new politics, beyond the assertions of identity in cultural studies and labor relations in Marxism. This new politics must give full scope to situated knowhow, and open up a geopolitics of knowledge. It is less a matter of taking power than of inventing collective institutions, both local and global.
Est-il possible de produire une politique radicale anti-systémique qui aille au-delà des « politiques de l’identité » ? Est-il possible d’articuler un cosmopolitisme critique qui aille au-delà des discours nationalistes et colonialistes ? Pouvons-nous dépasser la dichotomie classique entre les paradigmes de l’économie politique et ceux des cultural studies ? Comment dépasser la modernité eurocentrée sans abandonner les éléments émancipateurs de cette modernité, comme le font les fondamentalistes eurocentriques « premier-mondistes » et les fondamentalistes eurocentriques « tiers-mondistes ». Ce travail entend suggérer qu’une perspective épistémique fondée sur une géopolitique de la connaissance « autre », à partir de la différence coloniale, devrait pouvoir contribuer à ce débat. Elle permet d’aller au-delà des dichotomies et oppositions binaires précitées et de redéfinir/décoloniser la manière dont nous concevons généralement le capitalisme dans le système-monde. Elle met en outre en discussion les alternatives politiques et épistémiques que constituent la transmodernité (Dussel 2001), la pensée-frontalière (Mignolo 2000) et la socialisation du pouvoir (Quijano 2000) comme de possibles sorties de l’impasse et du cauchemar auxquels nous ont menés les utopies eurocentriques de droite et de gauche.
épistémologie critique
Les altérités ethno-raciales et féministes ouvrent une épistémologie des perspectives partielles. L’hégémonie des paradigmes eurocentriques a façonné la philosophie occidentale et les sciences dans le système-monde européen moderne/colonial capitaliste/patriarcal des cinq cents dernières années. L’épistémologie eurocentrique hégémonique s’en tient à un point de vue universaliste, neutre et objectif. Les féministes noires et chicanas aux États-Unis (Moraga et Anzaldua 1983) et des penseurs du tiers-monde, à l’intérieur et en-dehors des centres métropolitains (Mignolo 2000), nous rappellent constamment que nous parlons/énonçons toujours depuis une localisation particulière dans les relations de pouvoir. Personne n’échappe à ces hiérarchies de classe, de race, de sexe, de genre, linguistiques, géographiques et spirituelles du système-monde capitaliste/patriarcal/moderne/colonial. La féministe nord-américaine Donna Haraway (1988) avance que nos connaissances sont toujours situées : ce que les féministes noires ont appelé épistémologie depuis un point de vue afro-centré (Collins 1990), le philosophe de la libération latino-américain Enrique Dussel (1977) l’a appelé la « géopolitique de la connaissance » et, pour reprendre Franz Fanon (1967) et Gloria Anzaldua (1987), il faudrait parler de la « corpo-politique de la connaissance ». L’épistémologie a bien une couleur et une sexualité.
Nous nous intéressons moins ici aux valeurs sociales qui interviennent dans la production de connaissances, qu’au fait que nos connaissances sont toujours partielles. Le point central des perspectives systémiques frontalières est le lieu épistémique d’énonciation, la localisation géopolitique et corpo-politique du sujet qui parle/énonce dans les coordonnées du pouvoir global. Dans la philosophie et dans les sciences occidentales, le sujet qui parle reste toujours caché, recouvert, effacé de l’analyse. La localisation ethnique, sexuelle, raciale, de classe ou de genre du sujet qui énonce est toujours déconnectée de l’épistémologie et de la production des connaissances. Par l’effacement de la localisation du sujet dans les relations de pouvoir et dans son rapport à l’épistémologie, la philosophie occidentale et ses sciences réussissent à produire un mythe universaliste qui recouvre, ou plutôt qui cache, les localisations épistémiques dans les relations de pouvoir à partir desquelles le sujet parle. C’est ce que le philosophe colombien Santiago Castro-Gomez (2003) a nommé l’épistémologie du « point zéro » qui caractérise les philosophies eurocentriques. Le « point zéro » est le point de vue qui cache le point de vue particulier comme s’il se situait dans un au-delà de tout point de vue, un point de vue qui se présente comme n’ayant aucun point de vue. Cette perspective se présente comme celle du regard de Dieu et recouvre son épistémologie particulière sous un discours universaliste. Historiquement, cela a permis à l’homme blanc et occidental (le genre importe ici) de se représenter son savoir comme le seul à même d’atteindre l’universalité et ainsi d’écarter les connaissances non-occidentales comme particularistes et, donc, incapables d’accéder à l’universalité. L’ « ego-politique de la connaissance » inaugurée avec René Descartes au 17ème siècle, fonde le mythe du sujet qui pense depuis le regard de Dieu. Cette « ego-politique de la connaissance » place l’homme européen à la place de Dieu. Mais, comme l’a signalé Enrique Dussel (1977), l’ego cogito cartésien du « je pense donc je suis » est précédé par 150 années d’ego conquistus européen du « je conquiers donc je suis ». C’est-à-dire que des conditions historiques, politiques et économiques ouvrent la possibilité qu’un sujet se pense hors du temps et de l’espace, qu’il s’arroge une vision universaliste en sécularisant le regard de Dieu : c’est l’Être impérial, en position de pouvoir global, de domination et d’exploitation, sur le reste du monde.
Cette stratégie épistémique a été cruciale pour les desseins impériaux/globaux occidentaux de l’homme européen. Il est important de préciser qu’avec l’expansion coloniale européenne, la notion d’« européen » ne renvoie plus à une région particulière du monde appelée « Europe ». La notion d’ « européen » nomme un lieu de pouvoir dans la hiérarchie ethno-raciale globale. « Européen » se réfère donc non seulement aux populations d’« Europe », mais aussi aux populations d’origine européenne dans toutes les parties du monde qui bénéficient des privilèges de la suprématie blanche par rapport aux populations d’origine non-européenne. Je fais référence ici aux européens d’Amérique du Nord, aux euro-latino-américains, aux euro-australiens, etc.
En dissimulant la localisation particulière du sujet d’énonciation, l’expansion et la domination coloniale européennes ont pu établir à travers le monde une hiérarchie entre connaissances supérieures et inférieures et, donc, entre êtres supérieurs et inférieurs. Nous sommes passés des peuples sans écriture (pictographie) au 16ème siècle, aux peuples sans civilisation du 19ème siècle, puis aux peuples sous-développés au milieu du 20ème siècle et maintenant, au début du 21ème siècle, nous avons les peuples sans démocratie. Nous sommes passés des droits des peuples (voir le débat Sepulveda/de las Casas) au 16ème siècle, aux droits de l’homme pendant le 18ème siècle, puis aux droits humains à la fin du 20ème siècle. Ces discours font partie des conceptions globales impériales articulées à la production et à la reproduction simultanée de la division internationale du travail entre centres et périphéries. Ils se superposent de manière complexe et entremêlée à la hiérarchie ethno-raciale globale entre Européens et non-Européens. Quelles sont les implications de cette critique épistémique, formulée depuis cette « géopolitique de la connaissance », pour la décolonisation de la production de connaissances et pour la décolonisation du concept de capitalisme dans les sciences sociales ?
la colonialité du pouvoir et le modèle du pouvoir moderne/colonial
Les études sur la mondialisation et les paradigmes de l’économie politique n’ont pas tenu compte, à quelques exceptions près, des implications épistémologiques et théoriques de la critique épistémique issue de localisations « autres » dans la différence coloniale exprimées dans les études ethniques et les études féministes. L’ego-politique de la connaissance, plutôt que la géopolitique de la connaissance et que la corpo-politique de la connaissance, est l’épistémologie qui prédomine dans les paradigmes de l’économie politique. Aujourd’hui encore, les études sur la mondialisation et les paradigmes de l’économie politique continuent à produire des connaissances depuis la perspective du « point zéro ». Comme nous verrons plus loin, ceci entraîne de sérieuses difficultés dans la conceptualisation capitalisme global.
Si nous analysons l’expansion coloniale européenne depuis un point de vue eurocentré, nous obtenons un récit où les origines du système-monde capitaliste sont attribuées à la concurrence économique inter-impériale entre Européens à la fin du 15ème siècle. Le motif principal de l’expansion coloniale européenne aurait été la nécessité de trouver des routes plus courtes pour le commerce avec l’Orient (vu d’Europe, puisque comme nous le rappelle Enrique Dussel, pour nous, les Amériques, il serait notre occident). Ceci provoqua l’« accident », ou « la découverte » depuis une perspective eurocentrique, qui a engendré la colonisation espagnole/portugaise des Amériques. Depuis ce point de vue eurocentré, le système-monde capitaliste serait principalement un système économique, c’est-à-dire une relation de travail qui explique la conduite des acteurs sociaux dominants par la logique strictement du profit, par extraction de plus-value et accumulation incessante de capital à l’échelle mondiale. Plus encore, cette conception du capitalisme privilégie les relations économiques, les relations de travail par rapport à l’ensemble des relations de pouvoir. Par conséquent, les relations de production que l’expansion capitaliste/coloniale européenne produit dans le monde ainsi que les nouvelles structures de classe spécifiques au capitalisme et contraires aux systèmes sociaux et aux relations de pouvoir existantes avant l’arrivée des européens sont privilégiées. Dans ce récit, l’analyse de classe et les structures économiques prennent le pas sur les autres formes de relations de pouvoir.
Sans invalider complètement les contributions des paradigmes eurocentriques de l’économie politique à la compréhension des origines du capitalisme, à l’importance de l’accumulation incessante de capital à l’échelle mondiale et à l’émergence d’une structure de classe particulière, associée au nouveau système capitaliste global, je pose les questions épistémiques suivantes, qui renvoient à la géopolitique de la connaissance de la philosophie de la libération d’Enrique Dussel et à la corpo-politique de la connaissance de Frantz Fanon et de Gloria Anzaldua : comment le système-monde capitaliste serait-il reconceptualisé si nous remplacions le lieu d’énonciation d’un homme blanc européen par celui d’une femme indigène des Amériques (que ce soit la cacique Anacaona du 16ème siècle, Rigoberta Menchu du Guatemala ou Domitila de Bolivie), ou par celui d’un Noir esclave des Amériques comme Frederick Douglas aux États-Unis ? La première implication du changement dans la géopolitique de la connaissance est que ce qui s’est produit aux Amériques à la fin du 15ème siècle n’était pas seulement un système économique, marqué par la division capital/travail et la production marchande destinée au Marché mondial. Ce qui a débarqué aux Amériques, c’était un paquet emmêlé et multiple de relations de pouvoir, beaucoup plus dense que ce qu’en retient une perspective économique réductionniste et eurocentrée. Si nous adoptions une perspective localisée (épistémiquement parlant, puisqu’il nous est impossible de nous localiser réellement, et encore moins de le représenter), la perspective épistémique d’une femme indigène, ce qui a débarqué aux Amériques apparaît alors comme un système beaucoup plus complexe que ce que nous en offre la représentation traditionnelle de l’économie politique. Un homme/européen/capitaliste/militaire/patricarcal/blanc/hétérosexuel/masculin arrive aux Amériques et établit simultanément dans le temps et l’espace plusieurs hiérarchies/dispositifs de pouvoir globaux entremêlés. Ce qui suit est une liste de quelques-unes des hiérarchies les plus importantes, que je présente séparément par clarté d’exposition, mais qui sont en réalité indissociables et entrelacées :
1) une hiérarchie de classe où le capital domine et exploite une multiplicité de formes de travail (esclaves, demi-serfs, réciprocité, petite production marchande simple, travail salarié, servitude, métayage, etc.) du 16ème siècle jusqu’à nos jours (aujourd’hui, des millions d’esclaves dans le monde, en Inde et au Brésil en particulier, travaillent dans des maquiladoras([[Une maquiladora, ou son abréviation maquila, est l’équivalent latino-américain des zones de traitement pour l’exportation (export processing zone, EPZ, en anglais). Ce terme désigne une usine qui bénéficie d’une exonération des droits de douane pour pouvoir produire à un moindre coût des marchandises assemblées, transformées, réparées ou élaborées à partir de composants importés; la majeure partie de ces marchandises est ensuite exportée. Source: wikipédia.org [NdT.) et dans l’agriculture) ;
2) une division internationale du travail entre centres et périphéries où le capital organise sous des formes autoritaires et coercitives les multiples formes de travail dans la périphérie et dans les positions périphériques à l’intérieur des centres, alors que les formes de travail les mieux rémunérées et les plus « libres » les centres sont concentrées dans les centres (Wallerstein 1974) ;
3) un système inter-étatique global d’organisations et d’institutions politico-militaires contrôlé par les hommes européens et institutionnalisé par les administrations coloniales (Wallerstein 1979) ;
4) une hiérarchie ethno-raciale globale qui privilégie les hommes européens par rapport aux peuples non-européens (Quijano 1993, 2000) ;
5) une hiérarchie de genre qui privilégie les hommes par rapport aux femmes et le patriarcat européen par rapport aux autres formes de relations de genre (Spivak 1988, Enloe 1990) ;
6) une hiérarchie sexuelle qui privilégie les hétérosexuels aux homosexuels et aux lesbiennes (il est fondamental de rappeler que dans beaucoup de peuples indigènes des Amériques, les relations sexuelles entre hommes ou entre femmes n’étaient pas considérées comme « pathologiques » avant la colonisation européenne et que leurs cosmologies ne comportaient aucun concept ou idéologie homophobe) ;
7) une hiérarchie spirituelle qui privilégie les chrétiens par rapport aux spiritualités non chrétiennes/non occidentales et l’institutionnalisation de l’église chrétienne (catholique et, plus tard, protestante) à travers la mondialisation.
8) une hiérarchie épistémique où les connaissances occidentales sont privilégiées sur les cosmologies et sur les connaissances non-occidentales et institutionnalisées à travers le système global des universités ; alors que les « autres » produisent des religions, du folklore, des mythes, jamais des théories ou des connaissances.
9) une hiérarchie linguistique entre langues européennes et langues non européennes, où les premières se confondent avec la production de connaissances et la communication et les secondes, subalternes, sont représentées comme de simples créatrices de folklore ou de cultures.
Ce n’est pas un accident si cette conceptualisation du système-monde questionne les conceptualisations traditionnelles produites par les penseurs eurocentrés du Nord et du Sud. En suivant les propositions du sociologue péruvien Anibal Quijano (1991 ; 1998 ; 2000), nous pourrions conceptualiser ce système-monde comme une hétérogénéité-historique structurelle avec un modèle spécifique de pouvoir qu’il nomme la « colonialité du pouvoir » ou le « modèle du pouvoir colonial ». Ce modèle de pouvoir affecte toutes les dimensions de l’existence sociale comme la sexualité, l’autorité, la subjectivité et le travail (Quijano 2000). Le 16ème siècle initie un nouveau modèle de pouvoir qui finit par s’étendre à toute la planète à partir du 19ème. Dans ma lecture de Quijano, et en appliquant la notion de géopolitique de la connaissance et de corpo-politique de la connaissance, la « colonialité du pouvoir » apparaît comme un système tissé de formes multiples et hétérogènes de hiérarchies/dispositifs sexuels, politiques, épistémiques, économiques spirituels, linguistiques et raciaux de domination et d’exploitation à l’échelle mondiale. L’une des innovations de la perspective de la colonialité du pouvoir se situe dans l’idée que la race et le racisme constituent le principe organisateur qui structure les multiples hiérarchies du système-monde (Quijano 1993 ; 2000). Les différentes formes de travail articulées autour de l’accumulation incessante du capital à l’échelle mondiale sont par exemple assignées selon la hiérarchie raciale. Le travail coercitif et la main d’œuvre bon marché sont attribués aux populations non européennes de la périphérie, et ce qu’on appelle le « travail libre », mieux rémunéré et aux conditions de travail plus « libres », est destiné aux populations européennes. L’idée de race organise la population mondiale en une hiérarchie de supérieurs et d’inférieurs. Un autre exemple en est la réarticulation du patriarcat dans ce nouveau modèle de pouvoir colonial. Le patriarcat européen s’est exporté dans le reste du monde avec l’expansion coloniale. Antérieur au système-monde, le patriarcat intériorisé par les hommes faisait des femmes, de toutes les femmes, des sujets dominés. Avec le nouveau modèle de pouvoir colonial et l’idée raciste selon laquelle les populations blanches d’origine européenne sont considérées comme supérieures aux populations non-européennes, le patriarcat se réarticule et produit jusqu’à aujourd’hui des relations de genre où quelques femmes (des femmes blanches) obtiennent un statut, un pouvoir et un accès aux ressources plus élevé que certains hommes (hommes d’origine non-européenne). Contrairement à ce que propose la perspective eurocentrique, les relations raciales, sexuelles, spirituelles, épistémiques et de genre ne sont pas des éléments qui s’ajoutent aux structures économiques et politiques du système-monde capitaliste, mais elles sont une partie intégrante et constitutive du paquet de relations de pouvoir entremêlées que j’appellerai le système-monde Européen/euro-nord-américain moderne/colonial capitaliste/patricarcal (Grosfoguel 2002). Je préfère prendre le risque de nommer le système de pouvoir global actuel par un assemblage de termes, plutôt que de continuer à utiliser la notion de « système capitaliste ». Le terme « capitaliste » renvoie à une vision économiciste qui dissimule les relations de pouvoir multiples qu’il implique. Le patriarcat européen et les notions européennes et chrétiennes de sexualité, d’épistémologie et de spiritualité ont été exportées dans le reste du monde à travers l’expansion coloniale et elles ont servi de critère pour « racialiser », classifier et « pathologiser » les populations non européennes du monde en une hiérarchie de races supérieures et de races inférieures. Cette conceptualisation a des implications énormes pour les sciences sociales. En voici brièvement quelques-unes :
1) La vieille idée eurocentrique selon laquelle les sociétés se développent dans le cadre d’un État-nation à travers un processus linéaire d’évolution des modes de production du pré-capitalisme au capitalisme est dépassée. Nous faisons tous partie d’un système-monde qui articule différentes formes de travail en fonction d’une classification raciale de la population mondiale.
2) Le vieux paradigme marxiste de l’infrastructure et de la superstructure est remplacé par une perspective hétérogène historico-structurelle (Quijano 2000), ou une hétérarchie (Kontopoulos 1993), c’est-à-dire, une articulation de multiples hiérarchies de pouvoir, dans lesquelles la subjectivité et l’imaginaire social ne sont pas des épiphénomènes dérivés de la structure du système-monde (Grosfoguel 2002). Dans cette conceptualisation, les idées de race et de racisme ne sont ni superstructurelles ni au service de l’accumulation de capital à l’échelle mondiale, mais bien constitutives de celui-ci, inhérentes à celui-ci. Le « modèle de pouvoir colonial » est un principe organisateur qui recouvre l’exploitation et la domination exercées dans de multiples dimensions de l’existence sociale, des économies jusqu’aux formes d’organisation politique, aux institutions étatiques, aux relations de genre, aux structures de connaissance et à la famille nucléaire (Quijano 2000).
3) La vieille division entre culture et économie politique exprimée dans la dichotomie entre les paradigmes de l’économie politique et des cultural/postcolonial studies est dépassée (Grosfoguel 2002). Pour les cultural/postcolonial studies, le système-monde capitaliste est constitué principalement par la culture, alors que l’économie politique le conçoit principalement à travers les relations économiques. Dans la perspective de la « colonialité du pouvoir », peu importe de savoir si la culture ou l’économie est déterminante en dernière instance. Le vieux débat entre les wébériens, pour qui la réalité sociale capitaliste se divise en sphères autonomes, et les marxistes, pour qui la réalité sociale capitaliste se réduit à une logique déterminante en dernière instance, perd tout son sens devant une articulation entremêlée, hétérogène et complexe de relations/hiérarchies de pouvoir.
4) La colonialité n’est pas équivalente au colonialisme, nous y reviendrons. Elle ne précède pas la modernité et elle n’en est pas une dérivation. La colonialité et la modernité constituent les deux faces d’une même pièce. De la même manière que la révolution industrielle européenne a réussi grâce aux formes coercitives de travail exercées sur les non-européens dans la périphérie, les nouvelles identités, les nouveaux droits, les nouvelles lois et les nouvelles institutions de la modernité, comme l’État-nation, la citoyenneté, et la démocratie se sont formés dans un processus d’interaction coloniale et de domination/exploitation des peuples non-européens. Ainsi, la modernité, avec ses institutions « libres » et « démocratiques » dans le premier monde Européen/euro-nord-américain, se greffe sur la colonialité et ses institutions coercitives et autoritaires dans la périphérie non européenne. De 1492 jusqu’en 1945, pendant 453 années de ce que nous pourrions appeler le colonialisme global, les relations nord/sud se sont articulées principalement à travers des administrations coloniales autoritaires directes dans la périphérie. Certaines régions du monde ont été colonisées et décolonisées auparavant, d’autres ultérieurement. Mais sur les 513 années d’existence de ce système-monde, seules les 60 dernières (la période d’hégémonie nord-américaine) se sont caractérisées par des relations nord/sud articulées principalement et exclusivement entre des États formellement indépendants de la périphérie et des États du centre, ce qu’on a appelé le néocolonialisme, c’est-à-dire sur un contrôle indirect des centres sur les États-nations de la périphérie. Cela a des implications importantes si l’on veut comprendre le monde contemporain. « Essentialiser » au moyen d’une conception culturaliste, après 453 années de colonialisme global et 60 de néo-colonialité globale, les régimes autoritaires existant dans la périphérie avec la complicité des agences de renseignement et des appareils militaires occidentaux, et affirmer qu’ils relèvent d’une culture politique clivée entre monde non-européen et monde européen/euro-nord-américain ou que cela a un rapport avec leurs stratégies de politique publique différenciées, est une des grandes mystifications racistes utilisées aujourd’hui pour avancer l’idée, qu’après tout, les démocraties libérales occidentales représentent ce que nous avons de mieux face à ce qu’on appelle la « barbarie tiers-mondiste ». Et je ne cautionne pas pour autant les dictatures du tiers-monde, je ne m’oppose pas à des formes démocratiques de la politique, je propose simplement de replacer dans un contexte global et historique de longue durée les inégalités, non seulement économiques Nord/Sud, mais aussi les privilèges dont jouit le Nord sur le Sud en termes de niveaux de vie, dans tous les domaines de la vie politique et sociale, comme le fait par exemple de disposer d’une certaine institutionnalisation de la démocratie.
5) Enfin, la décolonisation et la libération ne peuvent être réduites à une dimension unique de la vie sociale. Elles requièrent une profonde transformation des hiérarchies sexuelles, spirituelles, épistémologiques, économiques, politiques, raciales et de genre dans le monde moderne/colonial. La perspective de la « colonialité du pouvoir » nous met face au défi de penser des alternatives de changement et une transformation sociale non réductionniste.
du colonialisme global à la colonialité globale
Nous ne pouvons pas penser la décolonisation du monde dans lequel nous vivons dans les seuls termes de la conquête du pouvoir juridico-politique de l’État-nation, ou du contrôle de l’État. La vieille stratégie des mouvements socialistes et de libération nationale consistant à prendre le pouvoir de l’État-nation est insuffisante parce que la colonialité globale n’est pas réductible à la présence, ou l’absence, d’administrations coloniales (Grosfoguel 2002). Un des mythes les plus puissants du 20ème siècle a été l’idée que l’élimination des administrations coloniales équivalait à la décolonisation du monde, mythe qui en a créé un autre, celui d’un monde « postcolonial ». Les structures multiples et hétérogènes du pouvoir global créées au cours de ces 453 années de colonialisme global (1492-1945) ne se sont pas évaporées avec la décolonisation juridico-politique de la périphérie pendant les soixante dernières années. Nous continuons de vivre sous le même « modèle de pouvoir colonial » depuis 513 ans. Avec la décolonisation juridico-politique, nous sommes passés d’une période de colonialisme global à une période de colonialité globale. Bien que les administrations coloniales aient été presque totalement éradiquées et qu’une grande partie de la périphérie soit organisée en États formellement indépendants, les peuples non-européens connaissent toujours une exploitation/domination plus crue que les européens/nord-américains. Les vieilles hiérarchies coloniales globales entre européens/euro-nord-américains et non-européens sont toujours de vigueur et sont articulées à la division internationale du travail et à l’incessante accumulation de capital à l’échelle mondiale (Quijano 2000, Grosfoguel 2002).
C’est ici que réside toute l’importance de la distinction entre « colonialisme » et « colonialité ». La colonialité se réfère à la continuité des formes de domination et d’exploitation après la disparition des administrations coloniales produites par les structures et les cultures hégémoniques du système-monde capitaliste/patriarcal moderne/colonial. La colonialité du pouvoir désigne le processus crucial de structuration dans le système-monde moderne/colonial capitaliste/patriarcal qui entremêle les localisations périphériques de la division internationale du travail et les hiérarchies ethno-raciales globales et qui articule les migrants du tiers-monde inscrits dans la hiérarchie ethno-raciales des villes globales métropolitaines avec l’accumulation de capital à l’échelle mondiale. Les États-nations périphériques et les peuples non européens vivent aujourd’hui sous un régime de colonialité globale imposé par les États-Unis avec l’aide du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, du Pentagone et de l’OTAN. Les zones périphériques sont maintenues dans une situation coloniale même lorsqu’elles ne sont plus sous le contrôle des administrations coloniales.
« Colonial » ne fait pas seulement référence au colonialisme classique ou au colonialisme interne, il ne peut pas se réduire à la présence d’une administration coloniale. Dans ce travail nous utilisons le terme « colonialisme » pour désigner des situations coloniales constituées par la présence d’administrations coloniales comme le colonialisme classique et, en suivant Quijano (1991, 1993, 1998), nous utilisons le terme colonialité pour désigner des situations coloniales de la période actuelle où les administrations coloniales ont été éradiquées du système-monde. Par « situations coloniales » ou « colonialité du pouvoir » nous désignons l’oppression/exploitation politique, économique, culturelle, épistémique, spirituelle, sexuelle et linguistique des groupes ethno-raciaux subordonnés par des groupes ethno-raciaux dominants avec ou sans administrations coloniales. Les 453 années de domination et d’expansion coloniale européenne ont produit une division internationale du travail entre européens/euro-nord-américains et non-européens qui continue à se reproduire dans la phase actuelle, dite « post-coloniale », du système-monde (Wallerstein 1979, 1995). Aujourd’hui, les zones métropolitaines du système-monde se superposent aux sociétés à prédominance blanche/européenne/euro-nord-américaines comme l’Europe Occidentale, le Canada, l’Australie et les États-Unis, alors que les zones périphériques se superposent aux peuples non-européens antérieurement colonisés. Le Japon est l’exception qui confirme la règle. Le Japon n’a jamais été colonisé ni « périphérisé » par les européens et, tout comme les européens, il a eu un rôle actif dans la construction de son propre empire colonial au sein de ce système-monde. La Chine, bien qu’elle n’ait pas été totalement colonisée, a été « périphérisée » par l’installation de comptoirs coloniaux comme Hong Kong et Macao et par l’intervention militaire directe comme dans les guerres de l’opium au 19ème siècle.
La mythologie de la « décolonisation du monde » obscurcit les continuités entre le passé colonial et les hiérarchies coloniales/raciales contemporaines et contribuent à masquer la « colonialité du pouvoir » qui perdure dans le système-monde capitaliste/patriarcal moderne/colonial. Pendant les 60 dernières années, les États périphériques formellement indépendants ont construit, en suivant les discours eurocentriques liberal dominants, une idéologie de l’« identité nationale », du « développement national » et de la « souveraineté nationale » qui a produit une illusion d’« indépendance », de « développement » et de « progrès » (Wallerstein 1991a, 1995). Pourtant, leurs situations économiques et politiques se sont constituées à partir de leur position subalterne dans la division internationale du travail du système-monde (Wallerstein 1979, 1984, 1995). Les processus multiples et hétérogènes du système-monde et la prédominance de la culture et de l’épistémologie eurocentriques (Said 1979, Wallerstein 1991b, 1995, Lander 1998, Quijano 1998, Mignolo 2000) ont constitué une colonialité globale des européens/euro-nord-américains sur les non-européens. Pour ce faire, la colonialité s’est articulée, sans jamais s’y réduire, à la division internationale du travail du système-monde capitaliste/patriarcal/moderne/colonial (Wallerstein 1983, Quijano 1993, Mignolo 1995). Pendant la période dite de « post-indépendance » et « post-coloniale », l’axe colonial entre européens/euro-nord-américains et non-européens s’inscrit non seulement dans les relations d’exploitation entre capital et travail dans les relations de domination entre États métropolitains et États périphériques, mais aussi dans la production de connaissances et de subjectivité. Les indépendances d’États de la périphérie sont des « indépendances coloniales » ou « indépendances sans décolonisation » non seulement parce que la subordination globale aux centres européens/euro-nord-américains continue, mais parce qu’au niveau de l’État nation, les descendants des Blancs ont pris le pouvoir d’État et ont maintenu les non-européens dans des situations de subordination. En Afrique et en Asie, ce processus de colonialité s’est effectué avec la prise de pouvoir de l’État-nation par des ethnies qui avaient été privilégiées pendant la colonisation européenne. En résumé, l’idée que nous vivons dans une époque et dans un monde « postcolonial » et que le monde et les centres métropolitains n’ont pas besoin d’une décolonisation fait partie du mythe eurocentrique. Dans cette définition conventionnelle, la colonialité se réduit à la présence d’administrations coloniales. Pourtant, comme l’a démontré le sociologue péruvien Anibal Quijano (1993, 1998, 2000) en parlant de « colonialité du pouvoir », nous continuons de vivre dans un monde colonial et nous avons besoin d’une rupture anti-systémique décolonisante, capable de rompre les conceptions étroites des relations coloniales, pour achever le rêve du 20ème siècle : la décolonisation radicale du monde.
pensée frontalière
Tout au long de l’histoire du système-monde et jusqu’à aujourd’hui, la culture, la connaissance et l’épistémologie produites en Occident ont été constamment privilégiées (Spivak 1988 ; Mignolo 2000). Aucune culture n’a pu se maintenir dans un extérieur absolu par rapport à la modernité eurocentrée. Et s’il n’y a pas d’extérieur absolu, il n’y pas non plus d’intérieur absolu. Les conceptions globales monolinguistes et monotopiques occidentales construisent leurs relations avec les autres cultures et les autres peuples à partir de positions de supériorité et restent totalement sourdes aux cosmologies et aux épistémologies du monde non-occidental.
L’imposition de la chrétienté pour convertir les soi-disant sauvages et barbares du 16ème siècle a été directement suivie par le « fardeau de l’homme blanc » et par l’imposition de sa « mission civilisatrice » pour sauver les primitifs au cours des 18ème et 19ème siècles, puis par l’imposition du projet développementaliste pendant le 20ème siècle et, plus récemment, par l’imposition du projet impérial basé sur des interventions militaires et une rhétorique de la « démocratie » et des « droits de l’homme » en ce début de 21ème siècle. Tous ces projets occidentalistes sont imposés par la violence avec l’argument qu’il faut « protéger les sauvages de leur propre barbarie ». Deux réponses se sont dressées contre ces impositions : l’eurocentrisme nationaliste « premier-mondiste » et l’eurocentrisme tiers-mondiste fondamentaliste. Le nationalisme représente une solution eurocentrique à un problème eurocentrique global. Celui-ci reproduit une colonialité interne du pouvoir à l’intérieur de chaque État-nation et réifie celui-ci en tant qu’espace privilégié du changement social (Grosfoguel 1996). Les luttes qui se situent en-dessous et au-dessus de l’État-nation ne sont pas prises en considération par les stratégies politiques nationalistes. Mais, plus important encore, les réponses nationalistes au capitalisme global renforcent l’État-nation comme institution politique par excellence du système-monde moderne/colonial. L’État nation est une fiction eurocentrique qui n’existe nulle part dans le monde. Même en France, le modèle d’État-nation par excellence, il n’existe pas de correspondance entre l’identité de l’État et l’identité de ses populations. Cette fiction n’a pas seulement fonctionné dans le premier monde, elle a surtout été un désastre lorsqu’elle s’est exportée comme modèle d’organisation politique et étatique dans la périphérie non européenne. Les guerres civiles africaines et la colonialité du pouvoir latino-américain illustrent quelques-uns des problèmes causés par le modèle eurocentrique quand il est exporté dans le reste du monde. En ce sens, le nationalisme est complice des pensées et des structures politiques eurocentriques du système-monde. C’est pourquoi il ne s’agit pas d’être anti-mondialiste mais bien d’être altermondialiste, parce que cela implique une stratégie de transformation/décolonisation qualitativement distincte. D’autre part, les fondamentalistes tiers-mondistes de tout type répondent à l’eurocentrisme et à l’impérialisme de l’occident par un dehors pur ou une extériorité absolue de la modernité eurocentrée. Ils constituent des forces « modernes anti-modernes » qui reproduisent les termes dualistes et binaires des épistémologies eurocentriques. Face à l’imposition de la modernité eurocentrée, ils répondent par un anti-modernisme moderne tout aussi hiérarchique, autoritaire, patriarcal et antidémocratique que les premiers. Ils reprennent les termes binaires de la pensée raciste eurocentrique qui conçoit la liberté et la démocratie comme appartenant essentiellement et naturellement au monde européen et euro-nord-américain alors que l’autoritarisme appartient essentiellement et naturellement à la périphérie non européenne. Ils acceptent cette prémisse eurocentrique et refusent par principe la démocratie, qu’ils voient comme une imposition occidentaliste. Alors que la pensée eurocentrique présente la « démocratie » comme un attribut naturel de l’occident, le fondamentalisme tiers-mondiste accepte cette prémisse eurocentrique et affirme que la démocratie n’a rien à voir avec le monde non occidental et qu’elle est imposée par l’occident. Ces deux positions nient le fait que de nombreux éléments constitutifs de la modernité, telle la démocratie, se sont construits dans une relation d’interaction globale entre européens et non-européens. La pensée utopique européenne s’est nourrie en grande partie des systèmes sociaux non-européens rencontrés pendant l’expansion coloniale qu’elle s’est approprié pour en faire un attribut naturel de la modernité eurocentrée. Le fondamentalisme tiers-mondiste répond à l’imposition de la modernité eurocentrée comme conception globale/impériale par une anti-modernité moderne tout autant eurocentrée, hiérarchique, autoritaire et anti-démocratique que la première. Parmi les solutions possibles à l’actuel dilemme fondamentaliste entre eurocentrismes premier-mondistes et eurocentrismes tiers-mondistes, on trouve ce que Walter Mignolo, à la suite des penseurs chicanos comme Gloria Anzaldua (1987) et Jose David Salvidar (1997), appelle la « pensée frontalière ». Cette pensée est la réponse des altérités épistémiques au projet de la modernité eurocentrée. Au lieu de rejeter la modernité pour se retirer dans un fondamentalisme absolutiste, les épistémologies de la frontière reprennent/redéfinissent la rhétorique émancipatrice de la modernité à partir de cosmologies et d’épistémologies des subalternes, ceux du camp des opprimés et exploités de la différence coloniale, pour en faire une lutte libératrice décolonisante et construire un monde au-delà de la modernité eurocentrée. La pensée frontalière produit une reprise/redéfinition des notions de citoyenneté, de démocratie, de droits de l’homme, d’économie, de politique, au-delà des définitions étroites imposées par la modernité eurocentrée. La pensée frontalière n’est pas un fondamentalisme anti-moderne. Elle est une réponse décolonisatrice transmoderne (Dussel 2001), au sens dusselien du terme d’un au-delà de la modernité, des sujets subalternes dans leurs luttes contre la modernité eurocentrée. Un bon exemple en est la lutte des Zapatistes au Mexique. Les Zapatistes ne sont pas des fondamentalistes anti-modernes. Ils ne rejettent pas la démocratie pour se retirer dans une forme de fondamentalisme indigène. Au contraire, les Zapatistes acceptent la notion de démocratie mais ils la redéfinissent et la conceptualisent à partir des pratiques indigènes locales et de leurs cosmologies : « commander en obéissant », ou « nous sommes égaux parce que nous sommes différents ». Ces formules pourraient sembler paradoxales, mais elles sont une redéfinition critique décolonisante des notions de démocratie et de citoyenneté à partir des épistémologies des subalternes. Ceci nous amène à la question du dépassement du monologue instauré par la modernité eurocentrée.
la transmodernité comme projet utopique décolonisateur
Un dialogue interculturel nord-sud paraît impossible sans la décolonisation des dispositifs de pouvoir du système-monde. Un dialogue horizontal libérateur en opposition au monologue vertical de l’Occident requiert une transformation/décolonisation des relations globales de pouvoir. Nous ne pouvons nous contenter ni du consensus habermassien ni de relations horizontales d’égalité entre des cultures et des peuples divisés à un niveau global par les deux pôles de la différence coloniale. Nous pouvons pourtant commencer à imaginer des mondes alternatifs au-delà de la proposition disjonctive « eurocentrisme versus fondamentalisme ». La transmodernité est le projet utopique qu’Enrique Dussel propose, depuis l’Amérique latine, pour dépasser la version eurocentrique de la modernité (Dussel 2001). En opposition au projet d’Habermas, qui vise à achever le projet de la modernité, la transmodernité de Dussel vise à achever la décolonisation. Au lieu d’une modernité unique, centrée sur l’Europe/Euro-Amérique et imposée au reste du monde, Dussel défend une multiplicité de propositions critiques décolonisantes à partir des localisations épistémiques des peuples colonisés. Les épistémologies subalternes pourraient fournir ce que propose Édouard Glissant, une « diversalité » de réponses aux problèmes de la modernité. La philosophie de la libération passe par des penseurs critiques de chaque culture en dialogue avec d’autres cultures. La libération de la femme, la démocratie, les droits civiques passent par la créativité de projets éthico-épistémiques locaux. Les femmes occidentales ne peuvent pas, par exemple, imposer leur notion de la libération aux femmes du monde islamique. De la même manière, l’homme occidental ne peut imposer sa notion de la démocratie aux peuples non-européens. Et ceci n’est pas un appel à la recherche de solutions fondamentalistes ou nationalistes à la colonialité du pouvoir global. C’est un appel à la recherche, dans la pensée frontalière et dans la transmodernité, d’une stratégie ou d’un mécanisme épistémique qui puisse mener à un monde décolonisé transmoderne, en dépassant les fondamentalismes de type eurocentré « premier-mondiste » ou du type eurocentriste tiers-mondiste. Pendant ces 513 années du système-monde européo/euro-américain moderne/colonial capitaliste/patriarcal, nous sommes passés du « christianise-toi ou crève » du 16ème siècle au « civilise-toi ou crève » du 18ème et 19ème siècle, au « développe-toi ou crève » du 20ème siècle, et plus récemment au « démocratise-toi ou crève » de début du 21ème siècle. Une absence totale de respect et de reconnaissance des formes de démocratie indigènes, islamiques ou africaines. Des formes d’altérité démocratiques sont rejetées a priori. La forme liberal occidentale de démocratie est la seule légitimée et acceptée, dans la mesure bien sûr où elle ne porte pas atteinte aux intérêts hégémoniques occidentaux. Si les populations non-européennes n’acceptent pas les termes de la démocratie libérale, alors elle leur est imposée par la force et au nom du progrès et de la civilisation. La démocratie a besoin d’une reconceptualisation sous une forme transmoderne pour pouvoir se décoloniser de sa forme libérale occidentale, c’est-à-dire de sa forme raciste, patriarcale et capitaliste.
En radicalisant la notion d’extériorité de Levinas, Dussel insiste sur le potentiel épistémique de ces espaces épistémiques non-européens relativement extérieurs qui n’ont pas été entièrement colonisés par la modernité européenne. Ces espaces extérieurs ne sont ni purs ni absolus. Ils ont été produits et affectés par le système-monde européen moderne/colonial capitaliste/patriarcal. C’est depuis la géopolitique de la connaissance et la corpo-politique de la connaissance, depuis cette extériorité, ou marginalité relative, qu’émerge la pensée critique de frontière comme critique de la modernité et menant à un monde décolonisé transmoderne « pluriversel » habité par une multiplicité de projets éthico-politiques, où est possible une réelle communication et un dialogue horizontal entre les peuples du monde. Pour parvenir à ce projet utopique transmoderne, il est toutefois fondamental de transformer le système de domination et d’exploitation du modèle de pouvoir colonial du système-monde européen/euro-nord-américain moderne colonial capitaliste/patriarcal.
les luttes anticapitalistes aujourd’hui
L’influence pernicieuse de la colonialité et des connaissances eurocentriques aux différents niveaux du système (global, national, local) a marqué les mouvements anti-systémiques et la pensée utopique au niveau mondial. C’est pourquoi la première tâche d’un projet de gauche rénové consiste à affronter les colonialités eurocentriques, de droite mais aussi de gauche, au niveau de leurs pratiques et de leur production de connaissances. Beaucoup de projets de gauche ont sous-estimé l’importance des hiérarchies ethno-raciales et ont reproduit la suprématie blanche/européenne/occidentale (pas seulement à un niveau épistémique) à l’intérieur de leurs organisations ou lorsqu’elles sont arrivées au pouvoir. La gauche internationale n’a jamais problématisé de manière radicale les hiérarchies ethno-raciales construites pendant des siècles d’expansion coloniale européenne et encore présentes dans la colonialité du pouvoir global. Aucun projet radical ne peut réussir à long terme sans démanteler ces hiérarchies coloniales/raciales au niveau social et épistémique. La sous-estimation du problème de la colonialité a énormément contribué à la désillusion des peuples vis-à-vis de la gauche. La démocratie (libérale ou radicale) ne peut être pleinement atteinte si la dynamique coloniale/raciste maintient une partie, et souvent une majorité, de la population comme des citoyens de seconde classe.
La perspective que nous formulons ici n’est pas une défense de ce que l’on appelle communément les « politiques de l’identité ». Les identités subalternes servent de point de départ épistémique à une critique radicale des paradigmes et des formes de pensée eurocentriques. Mais les « politiques de l’identité » ne peuvent être assimilées à une altérité épistémique. La portée des « politiques de l’identité » est limitée et ne peut mener à une transformation radicale du système et de son modèle de pouvoir colonial. Toutes les identités modernes, ou presque, sont une construction de la colonialité du pouvoir dans le monde moderne/colonial et leur défense n’est pas aussi subversive qu’elle paraît l’être à première vue.
« Noir », « Indien », « Africain », ou d’autres identités nationales comme « Colombien », « Kenyan », « Sénégalais » ou « Français » sont des constructions de la colonialité du pouvoir. Ces identités peuvent néanmoins jouer un rôle, suivant le contexte où elles s’inscrivent. Dans les luttes contre les invasions impérialistes, par exemple, ou dans les luttes antiracistes contre la suprématie blanche, ces identités peuvent contribuer à unifier les peuples contre l’ennemi commun. Mais les « politiques de l’identité » n’abordent les objectifs que d’un seul groupe opprimé et demandent l’égalité ou la justice au lieu de développer une lutte anti-systémique radicale contre le système-monde. Le système d’exploitation est un espace crucial d’intervention qui requiert des alliances larges non seulement sur des lignes raciales ou de genre mais aussi de classe ; il exige une alliance avec une diversité de groupes opprimés, autour d’une radicalisation de la notion d’égalité sociale. Au lieu d’une notion d’égalité abstraite, limitée et formelle propre à la modernité eurocentrique, il s’agirait d’étendre la notion d’égalité à toutes les relations d’oppression de l’existence sociale (race, genre, sexe, de classe, spirituelle, épistémique, etc.). Le nouvel univers de signifiants ou le nouvel imaginaire de libération requiert un langage commun en dépit de la diversité des cultures, épistémologies et formes d’oppression. Ce langage commun pourrait produire la radicalisation des notions émancipatrices qui émergent de l’actuel « modèle de pouvoir colonial », comme par exemple celle de liberté (de presse, de religion ou d’expression), celle de libertés individuelles ou d’égalité et les véhiculer à la démocratisation radicale des hiérarchies de pouvoir politiques, raciales, épistémiques, spirituelles, sexuelles et économiques à l’échelle mondiale.
La proposition de Quijano (2000) de « socialisation du pouvoir » en opposition à la « nationalisation étatique de la production » occupe une place cruciale dans cette discussion. Au lieu de projets « socialistes d’État » ou « capitalistes d’État » centrés sur l’administration bureaucratique d’État et sur les structures de pouvoir hiérarchiques, la stratégie de la « socialisation du pouvoir » dans toutes les sphères de l’existence sociale privilégie les luttes globales et locales pour créer des formes collectives d’autorité publique non étatiques. Communautés, entreprises, écoles, hôpitaux : toutes les institutions qui régulent la vie sociale seraient autogérées, dans la perspective d’étendre l’égalité sociale et la démocratie à tous les espaces de l’existence sociale. La socialisation du pouvoir au niveau local et global impliquerait la formation d’institutions traversant les frontières nationales et étatiques, visant la justice et l’égalité dans la production, la reproduction et la distribution de la richesse et des ressources du monde.
En se basant sur l’expérience des communautés indigènes des Andes et des communautés marginales urbaines où la « réciprocité » et la « solidarité » sont les formes principales d’interaction sociale, Quijano souligne le potentiel d’un « social privé », distinct de la propriété privée et du public non étatique, qui irait au-delà des notions capitalistes/socialistes de privé et de public. Ce public non étatique (qui rompt avec l’équivalence entre public et État dans le libéralisme et le socialisme) n’est pas, suivant Quijano, en contradiction avec le « social privé » (en opposition à la propriété privée capitaliste). Le « social privé » et ses institutions publiques non étatiques ne contredisent pas les libertés individuelles/personnelles et le développement de la collectivité.
Les projets développementalistes qui abordent les changements de politique au niveau de l’État-nation sont obsolètes dans le système-monde et mènent à des illusions développementalistes. Un système de domination et d’exploitation qui opère à l’échelle globale comme le système-monde actuel ne peut avoir de solutions nationales. Un problème global requiert des solutions décolonisantes au niveau global. Pour cela, la décolonisation de l’économie politique du système-monde moderne/colonial capitaliste/patriarcal requiert l’institutionnalisation de la redistribution et du transfert global de la richesse du nord vers le sud. Depuis des siècles d’« accumulation par dépossession » (Harvey 2003), le nord a concentré ses ressources et ses richesses au point de les rendre totalement inaccessibles au sud. Un mécanisme de redistribution globale de la richesse du nord vers le sud pourrait se mettre en place par une intervention directe des organisations internationales et/ou par un impôt sur les flux mondiaux de capitaux. Cela ne pourra se faire pourtant sans une lutte de décolonisation locale et globale, destinée à changer l’actuel « modèle de pouvoir colonial » et, éventuellement, à transformer le système-monde moderne/colonial capitaliste/patriarcal. Le Nord n’est pas prêt à partager la concentration et l’accumulation de richesses produites par le travail du sud après des siècles d’exploitation et de domination du Nord sur le Sud. Aujourd’hui encore, les politiques néolibérales s’inscrivent dans une continuité par rapport à l’ « accumulation par dépossession » (Harvey 2003) qui a commencé avec l’expansion coloniale européenne lors de la conquête des Amériques au 16ème siècle. Une grande partie des régions périphériques se sont vu déposséder de leurs richesses et de leurs ressources pendant les vingt dernières années de néolibéralisme à l’échelle mondiale, sous l’impulsion et l’intervention directe du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Ces politiques ont mené à la banqueroute un grand nombre de pays de la périphérie et au transfert de richesses du sud vers les corporations transnationales et les institutions financières du Nord. La marge de manœuvre des régions périphériques dans l’actuel système-monde est extrêmement limitée en raison des privations de souveraineté imposées aux États-nations périphériques. La résorption des inégalités globales exige d’imaginer des alternatives utopiques décolonisatrices globales au-delà du colonialisme et du nationalisme, et de dépasser les formes de pensée binaires des fondamentalismes eurocentriques « premier-mondistes » et tiers-mondistes.
vers un universel diversel décolonisateur anti-systémique
La nécessité d’un langage critique commun décolonisateur exige une forme d’universalité distincte des conceptions globales/universelles impériales monologiques et monotopiques de droite comme de gauche imposées, au nom de la civilisation, par la persuasion ou par la force au reste du monde. Cette nouvelle forme d’universalité, comme projet de libération, je l’appellerai un « universel radical décolonial anti-systémique diversel ». En opposition aux universaux abstraits des épistémologies eurocentriques qui absorbent le particulier dans l’identique, un « universel diversel décolonisateur anti-systémique » est un universel concret qui construit un universel décolonisateur à partir des luttes ethico-épistémiques particulières contre le patriarcat, le capitalisme, l’impérialisme et la modernité eurocentrée, à partir d’une « diversalité » de projets ethico-épistémiques. Cette proposition imbrique la « transmodernité » de Dussel et la « socialisation du pouvoir » de Quijano. La transmodernité de Dussel propose la « diversalité » comme projet universel de décolonisation de la modernité eurocentrée, alors que la socialisation du pouvoir de Quijano est une invitation à la formation d’un nouvel imaginaire universel radical anti-systémique qui décolonise les perspectives marxistes/socialistes, les sort de leurs limites eurocentriques. Le langage commun universel est anticapitaliste, anti-patriarcal, anti-impérialiste, il porte un monde où le pouvoir est socialisé mais ouvert à la « diversalité » des formes institutionnelles dans lesquels il se matérialise/s’institutionnalise dans chaque région, en correspondance avec les différentes réponses ethico-épistémiques apportées par les différents groupes subalternes du système-monde. Les formes de luttes anticapitalistes, anti-patriarcales et anti-impérialistes et porteuses d’une socialisation du pouvoir qui émergent dans le monde islamique sont très différentes des formes qui émergent dans les peuples indigènes des Amériques ou dans les peuples bantous en Afrique Occidentale. Tous partagent le projet anticapitaliste, anti-patriarcal, anti-impérialiste pour la socialisation du pouvoir mais ils lui attribuent des conceptions différentes et des formes institutionnelles particulières, qui tiennent compte de la diversité et de la multiplicité des épistémologies et des histoires locales. Reproduire la conception globale socialiste eurocentrique du 20ème siècle, née d’un centre épistémique pour s’imposer unilatéralement au reste du monde, consisterait à répéter les erreurs mêmes qui ont mené la gauche au désastre. Ceci est donc un appel à créer un universel qui soit pluriversel, un universel concret qui inclue toutes les particularités épistémiques dans une lutte décolonisatrice pour une socialisation du pouvoir transmoderne. Comme le disent les Zapatistes, « lutter pour un monde où tous les mondes soient possibles ».
Traduit de l’espagnol par Anouk Devillé et Anne Vereecken
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- L’éthique du hardcore