Le flamboyant et désinvolte Gaucher s’était approché des étoiles les plus distantes de la Voie Lactée, plus près qu’aucun autre musicien de son époque. Les archives ne tarissant pas de superlatifs à son endroit, il n’en restait alors pas beaucoup de disponibles, ni dans les dictionnaires ni dans les tiroirs des chroniqueurs, pour garnir l’éloge de tel ou tel homologue talentueux pourtant. Ceux qui jamais prirent ombrage de cette aura turent leur frustration et la confièrent peut-être à la Lune en phase pleine, certaines nuits liliales où ils filèrent du mauvais coton. Si le dandy électrique du crépuscule des sixties avait subjugué la scène pop en quatre brèves années et marqué aussi profondément le XXe siècle régi par le cogito cartésien, gouverné lui par la raison quantique, le XXIIIe en était pour sa part à canoniser ce prophète des disruptions du XXIe siècle. La notoriété du kid de Seattle ayant aussi bien traversé intacte les années que fermement tenu la dragée haute aux modes s’évaporant avec le temps qui passe, le périple imposé pour boucler la formation des aspirants à la prestigieuse Guilde des Veilleurs s’intitule tout simplement « Are you experienced ? ». Ce en hommage à la comète Jimi Hendrix qui traversa, pied au plancher écrasant une pédale wah-wah, le ciel plombé par la guerre froide du monde faustien post WW2, quand deux grandes nations, USA et URSS, la veille encore alliées contre le formidable ennemi nazi, mettaient la Terre à feu et à sang.

Voodoo child, 1983 a merman I should turn to be, Hear my train comin’, ou Red House : autant de voyages extraordinaires et toujours aussi contemporains, même pour nous les Altriciels de 2225. Comme mes nombreux devanciers sur ce sentier psychédélique, je savoure All along the watchtower en boucle depuis belle lurette et ne me lasse pas de cette gemme. Son auteur et héraut de la génération férue de Kerouac & Co, Bob Dylan avait dû tomber sur le cul en découvrant un jour ce que sa mollassonne ballade d’inspiration country était devenue, recuite à 220 volts par ce parfait inconnu. There must be some kind of way out of here…

La feuille de route de ce trip terminal, façon cerise sur le gâteau, est la même pour toutes les cuvées d’impétrants depuis le lancement de la Restauration qui consacrait le début de cette nouvelle étape de l’odyssée altricielle à bord d’un astre tiède remorqué par le Soleil dans la Voie Lactée. Il s’agit ni plus ni moins d’une excursion en solo et sans filet parmi les vestiges accessibles du monde faustien et les peuplades monochromes y subsistant encore de nos jours. Négatifs ou positifs, les auspices sous lesquels l’exercice commence n’augurent en rien de la teneur des péripéties ultérieures dans ces zones où le détriment et la brutalité restent la norme ambiante. « Tu en reviendras édifiée pour de bon ! » m’avait garanti le Scruteur, non sans adorner son pronostic d’un sourire sibyllin. Je ne pus m’empêcher sur l’instant de songer à tous ceux et à toutes celles qui, pour une kyrielle de raisons, bonnes ou mauvaises, ne regagnent jamais la case départ. Que se passe-t-il dans leur caboche ? « Ce ne sont pas les mirages captivants qui manquent là-bas, en effet… » compléta-t-il alors en prenant place dans sa nacelle personnelle affectant la forme de la totémique tortue, privilège exclusif des Radieux.

Fondée sur une convergence de vues et d’intérêts, l’hégémonie technologique sino-japonaise a relié entre elles et tramé les enclaves habitables de la planète avec un vaste réseau ferroviaire. Sur celui-ci circulent 24 heures sur 24 des trains à sustentation magnétique pilotés chacun par une intelligence artificielle dédiée et autonome, munie de toutes les fonctions essentielles pour garder le contrôle de la situation, nonobstant la sophistication de l’incident. Évitant autant que possible les zones de subsidence active répertoriées par la géologie dans l’écorce terrestre, l’infrastructure titanesque supportant ce prodigieux tracé brownien peut néanmoins encaisser et absorber sans défaillir une puissante convulsion sismique affichant 9,5 sur l’échelle de Richter.

Les performances dynamiques des nouveaux matériaux et la fabrication additive constituent le socle de ces aptitudes phénoménales. Métal de synthèse miraculeux jusqu’au soir du XXIe siècle, le graphène et ses propriétés uniques alors relèvent de la préhistoire désormais dans cette saga industrielle. Les équipes insomniaques des fab labs sont en permanence sur le pont de la recherche et c’est à qui damera le pion à l’autre avec une innovation changeant la donne du jour. L’esprit de l’émulation reste vivace en 2225, même si la paranoïa de la concurrence effrénée recule de plus en plus. Et pour cause, c’est cette forme hallucinée de la rivalité mimétique qui a conduit la civilisation euclidienne vers une crue d’entropie et quelques saisons avant le crash, des talking heads s’étaient mises à disserter sans pudeur aucune sur la perspective de l’effondrement. Comme on spécule les doigts dans le nez sur l’orage qui va se déchaîner sous peu sans doute, à en juger par ces nuages courroucés et sur l’horizon entassés. Une corporation savante et cosmopolite a surgi dans le paysage : les collapsologues. Juchée sur un piédestal en ivoire, cette gent mixte allait et venait, entrevoyant le pire, de livres en colloques et séminaires de haut vol. Dépositaire de la séculaire logique analytique et usufruitière zélée, elle se plaisait à couper les cheveux en quatre sur ce thème grave, s’il s’en fut.

Au bar de ce Maglev qui fuse à 400km/h vers Lipulu, ma destination, les snacks imprimés en 3D sont servis avec de la sève de palmier recueillie le matin et conservée au frais, so exquise. L’humble et rustique breuvage aura gagné du galon avec l’accélération de la révolution culturelle bio. Le génie génétique s’est alors empressé de mettre au point, réactif et poussé par des investisseurs proactifs subodorant une amorce de marché neuf, une variété de palmier où domine le complexe de gènes codant l’expression de ce suc issu des noces du sol, de l’eau et du rayonnement solaire. Le barman ressemble au James Dean du mythe, trait pour trait. Les progrès de la biomimétique permettent aujourd’hui d’intégrer dans des scènes banales de la vie réelle des copies de personnalités défuntes. Absorbée par une agréable réminiscence, ma dernière promenade en l’occurrence et l’hologramme d’une girafe qui y déambulait majestueusement, il y a soixante-douze heures, au Parc des Hespérides où plantes et arbres lumineux servent d’éclairage principal la nuit advenue, je prends conscience avec un léger décalage qu’à moi est adressé le « On ne se serait pas croisés déjà quelque part ? ». Il vient de ce chauve voisin entré depuis peu dans la voiture, la seule où nul n’arbore un casque de réalité virtuelle, et installé devant une demi-bouteille de single malt qu’il boit sec, en petites rasades aussi sages que méthodiques. Avec une certaine détermination même dans cette libation solitaire dont sourd une indicible tristesse.

– Tout à fait possible, concédé-je en étant d’emblée sur mes gardes, mais je ne vois pas où exactement, sauf si vous me rafraîchissiez la mémoire, monsieur l’inconnu ! Entre la vraie vie comme ça là, et les univers virtuels, parfois on s’y perd, vous savez…

– N’est-ce pas, rebondit-il allègre, à qui le dites-vous donc ! Je partage entièrement votre opinion, belle inconnue ! La pression de l’ennui nous pousse tous plus qu’à notre tour vers ces échappatoires digitales ! Lorsque nous nous sommes croisés donc, vous trôniez imposante dans la peau satinée de la grande reine Nzinga du Kongo et moi suant de partout dans celle d’un des Portugais reçus par elle en audience, au XVIe siècle, je n’avais d’yeux que pour ses opulences anatomiques…

– On connait la suite dans l’Histoire de ce premier contact…

L’explication du troublant malaise ressenti lors de cette immersion ancienne dans le passé glorieux du royaume kongo me vient par ce détour improbable, alors que s’achève mon trip « Are you experienced ? ». Cocasse, non ? Il y a zéro intérêt à prolonger la conversation…

Demain je roupillerai à poings fermés dans ma bucolique piaule perchée tout en haut d’un iroko colossal et me réveillerai membre de la Guilde des Veilleurs, adoubée. Sa devise est une élégante maxime animiste stipulant que le monde est une chute de chimpanzé, il se perturbe et il se restaure.