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Majeure 97. Frontières/lisières

L’enfermement des personnes aux frontières françaises 
Un faux modèle pour la politique migratoire européenne

et

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Au niveau européen, les personnes étrangères font depuis longtemps l’objet de mesures de contrôle et de surveillance. Depuis le milieu des années 1980, dans le cadre de la construction de l’espace Schengen passant par un renforcement des contrôles aux frontières extérieures de cet espace, les États européens ont développé des mesures et des pratiques destinées à en restreindre davantage l’accès et à lutter contre l’immigration dite « irrégulière ». La libre circulation à l’intérieur de l’espace Schengen s’accompagne d’une surveillance accrue de ses frontières extérieures et de l’externalisation de celles-ci1 avec l’édification de murs et de barbelés, le contrôle militarisé des frontières, la mise en place de hotspots, les refus de délivrer des visas, le maintien des visas de transit aéroportuaire, la multiplication des fichiers, les retours forcés, l’enfermement… Ce dernier est devenu un instrument central et banalisé de gestion des populations en migration en Europe et, au-delà, là où l’Union européenne (UE) exporte et délègue son contrôle frontalier.

Avec toutes ces ambivalences, la zone d’attente française appartient à ce « monde2 », cet « archipel des camps » aux pratiques d’enfermement diverses. Outil jugé efficace d’une politique migratoire française discriminante depuis plus de 30 ans, la zone d’attente, facteur de criminalisation des personnes en migration, a été déclinée au niveau européen d’abord avec l’approche hotspots en 2015, puis avec l’avènement du Pacte sur la migration et l’asile en 2024. Principalement utilisée pour les personnes en provenance d’une frontière extérieure à l’UE, la zone d’attente a été utilisée pour celles provenant d’une frontière intérieure, depuis 2015 avec un rétablissement des contrôles aux frontières intérieures par nombre d’États européens, en violation du droit européen. Or, rétablir les contrôles aux frontières intérieures revient en pratique à ne plus se reposer uniquement sur le système de contrôle des frontières extérieures commun aux États membres de l’espace Schengen, fondé sur un dispositif complexe d’outils, d’armement et de fichiers permettant d’identifier les arrivants et de surveiller les frontières. Avec ce rétablissement des contrôles, l’État membre concerné ne se soustrait pas à ce système-là mais le complète avec une reprise de la gestion en interne des frontières nationales en recourant notamment à différentes formes d’enfermement des étrangers. Ainsi, on trouve dorénavant une multitude de forteresses au sein de la Forteresse Europe, chaque État se « protégeant » face à son voisin, jugé incapable de contrôler ses propres frontières extérieures. Cela met en péril l’espace Schengen qui se délite, vidé d’un de ses piliers.

Pour comprendre les enjeux de l’expansion du régime d’enfermement aux frontières « à la française » à l’UE, il convient d’abord d’évoquer le préalable à l’enfermement ainsi que les modalités d’enfermement (I) et d’analyser les conséquences de cet enfermement sur les personnes qui en sont victimes (II).

La zone d’attente ou l’enfermement aux frontières à la française

La France n’est aujourd’hui pas une exception au niveau européen. Elle a rétabli de manière continue les contrôles à ses frontières intérieures depuis novembre 20153. Ce rétablissement des contrôles aux frontières est renouvelé en contradiction avec le droit de l’UE4 et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE)5. Cette procédure entraîne des conséquences importantes aux frontières terrestres, portuaires et aériennes pour les personnes étrangères qui en font l’objet (contrôles, tri, enfermement parfois illégal, violence, blessures, décès)6. Elle s’inscrit dans la continuité de pratiques de contrôle et d’enfermement initiées dès la fin des années 1980 aux frontières extérieures.

Le régime juridique de la « zone dattente »

En 1992, la « loi Quilès » crée le régime juridique de la zone d’attente7, applicable aux personnes étrangères dans les ports et les aéroports (pour un délai de maintien maximum de 20 jours et une intervention du juge judiciaire – gardien des libertés individuelles – au terme de 4 jours). Deux ans plus tard, en 1994, une deuxième loi étend la zone d’attente aux gares ferroviaires desservant l’international8. Concrètement, la zone d’attente est un espace physique qui s’étend « des points d’embarquement et de débarquement à ceux où sont effectués les contrôles des personnes. Elle est délimitée par l’autorité administrative compétente. Elle peut inclure, sur l’emprise, ou à proximité, de la gare, du port ou de l’aéroport ou à proximité du lieu de débarquement, un ou plusieurs lieux d’hébergement assurant aux étrangers concernés des prestations de type hôtelier9 ». Elle peut inclure des lieux d’hébergement spécifiques, comme pour la zone de l’aéroport de Roissy. Dans d’autres zones d’attente, les personnes sont maintenues dans des salles au sein des postes de police ou dans un hôtel situé à proximité de la zone10.

En réalité, la zone d’attente est une fiction juridique en ce que les personnes qui y sont maintenues sont considérées comme n’étant pas entrées sur le territoire français, même si en pratique, elles le sont (étant enfermées dans un port, un aéroport ou une gare desservant l’international). La création de ce régime d’enfermement aux frontières découle d’une application d’un prétendu principe d’extraterritorialité de ces zones qui permet de contourner les règles du droit international, notamment en ce qui concerne le droit d’asile et l’interdiction de l’enfermement des enfants. En 2003, une loi ouvre la possibilité de créer une zone d’attente « à proximité du lieu de débarquement ». Elle permet d’étendre la zone d’attente aux lieux dans lesquels la personne étrangère doit se rendre pendant son maintien (tribunal, hôpital, etc.). Cette loi vient renforcer l’idée d’une fiction juridique, la zone d’attente se déplaçant avec la personne maintenue dans les espaces dans lesquels elle est amenée à aller dans le cadre de la procédure. En 2011, le législateur instaure même une zone d’attente extensible et transportable. Elle peut être créée dès que l’administration constate un « groupe dau moins 10 étrangers arrivant à la frontière en-dehors dun poste frontalier ». Cette zone s’étend alors du lieu de découverte du groupe au point de passage frontalier le plus proche. Ce sont les zones d’attente temporaires11. On constate ainsi une propagation de la zone d’attente, dans les textes et dans les faits.

Pour le premier semestre 2023, selon la direction nationale de la police aux frontières (PAF), 17 922 personnes se sont vues refuser l’entrée sur le territoire aux frontières aériennes, maritimes et ferroviaires et 4 084 ont été placées en zone d’attente. 13 838 personnes ont donc été réacheminées immédiatement12. En 2024, plus de 100 zones d’attente sont répertoriées en France métropolitaine et outre-mer, la plus grande étant celle de l’aéroport de Roissy. La zone d’attente n’est toutefois que l’un des derniers lieux où s’opère le contrôle, le tri et le fichage des étrangers depuis leur arrivée.

Objectif : contrôle, fichage et tri

Actuellement, en droit français, tous les voyageurs, qu’ils soient soumis ou non à l’obligation de visa, sont contrôlés par la police aux frontières à leur arrivée à une frontière extérieure de l’espace Schengen13. Trois lignes de contrôle sont mises en place dans les ports, les aéroports et les gares desservant l’international afin de vérifier les conditions d’entrée des personnes étrangères au territoire.

Le premier contrôle a lieu dès la descente de l’avion entre la porte de l’avion et l’aubette. Postés directement à la sortie de l’avion (au bout de la passerelle ou à l’entrée de l’aéroport lorsque les personnes arrivent directement sur le tarmac), des policiers procèdent à un contrôle des documents de tous les voyageurs. Ce contrôle est aléatoire, organisé dans le cadre de contrôles ciblés de vols considérés comme à « risque migratoire ». Ce type de contrôle est discriminatoire en ce qu’il cible des personnes en fonction de leur pays de provenance, de leur nationalité ou parfois de leur genre14. Contrôles réservés aux vols en provenance de pays tiers à l’espace Schengen, ils ont été étendus, depuis 2015 et le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures, à certains pays, dits de première entrée, à savoir la Grèce, l’Italie et l’Espagne.

Le deuxième est systématique pour quitter la zone dite internationale et accéder au territoire. Toutes les personnes doivent se rendre aux aubettes en vue du contrôle, dit « de première ligne », de leurs documents d’identité et de voyage, de la vérification de leurs garanties de séjour et de départ et d’une éventuelle inscription sur divers fichiers15. Lorsque des vérifications supplémentaires sont nécessaires (après un contrôle en porte d’avion ou un contrôle en aubette), les personnes peuvent faire l’objet d’un dernier contrôle, plus approfondi, dit « de seconde ligne », dans le poste de police du terminal de l’aéroport, du port ou de la gare16. La PAF y vérifie les conditions d’entrée et peut consulter des fichiers complémentaires.

À tous les niveaux, le fichage est devenu un outil essentiel du contrôle des frontières. En 2019, l’Anafé recensait 21 fichiers nationaux, européens et internationaux utilisés dans le contrôle des frontières par la police aux frontières ou la douane françaises17, à l’égard des personnes étrangères (en amont de leur voyage et à l’arrivée en Europe) mais également d’Européens. Depuis leur nombre a encore augmenté ainsi que les personnes y ayant accès, comme c’est le cas du système entrée/sortie dont la mise en place devrait être effective d’ici fin 2024. L’utilisation systématique des fichiers revient à mettre sur le même plan les autorités de contrôle des frontières et les autorités répressives. Le renforcement de l’interopérabilité des fichiers pénaux (de type fichier des personnes recherchées, Europol ou Interpol) participe dès lors d’une confusion, voire d’un amalgame, entre la lutte contre la criminalité et la lutte contre l’immigration dite irrégulière.

Le parcours d’une personne étrangère est dès lors « jalonné de fichiers18 ». Le fichage étant lié, dans l’inconscient collectif, à une forme de délinquance, les personnes sont catégorisées comme « étrangères » ce qui renforce la perméabilité entre la notion d’étranger et celle de personne représentant un risque pour l’ordre public, alimentant par là même les discours de suspicion, marginalisation et rejet envers les étrangers. En effet, la condition d’entrée sur le territoire semble implicitement être de ne pas représenter un « risque migratoire », ce qui ouvre la porte à toute marge d’interprétation des signes de stress ou de nervosité lors des contrôles et le ciblage de certains voyageurs19. Selon les témoignages recueillis par l’Anafé, le « risque migratoire » permet aux policiers de la PAF ou aux douaniers d’appliquer leurs propres critères, souvent discriminants et racistes, pour trier les personnes. Ainsi, des personnes venant rendre visite à leurs proches rapportent avoir été piégées voire menacées ou violentées pour les « faire avouer » qu’elles venaient pour travailler20.

Si l’une des conditions d’entrée n’est pas respectée, les personnes sont considérées comme non admises sur le territoire et une décision de refus d’entrée ainsi qu’un placement en zone d’attente leur sont notifiés. D’autre part, dès le stade du contrôle, la personne peut demander la protection internationale au titre de l’asile, enclenchant une procédure spécifique d’asile à la frontière – procédure largement reprise dans le Pacte européen sur la migration et l’asile21.

Conditions indignes denfermement

Les conditions de maintien en zone d’attente varient d’une zone à l’autre : pièces sans fenêtre, pièces en sous-sol sans lumière du jour ou au pied des pistes, chambres d’hôtel, partie d’un centre de rétention spécialement dédiée, bout d’un hall d’aéroport, etc. Il n’y a que rarement une séparation entre les hommes et les femmes ainsi qu’entre les majeurs et les mineurs. Dans certaines situations les personnes ont accès à une cour extérieure. Elles disposent parfois de salles de bain privatives ou pour deux, d’autres fois, il y a des sanitaires communs et mixtes dans les couloirs. La nourriture varie également : plateaux repas, sandwichs, barquettes, boisson chaude ou pas au petit déjeuner, etc. Les personnes ont en théorie accès à leurs bagages, mais ce n’est pas toujours le cas. Par conséquent, la mise en œuvre de la privation de liberté et le respect des besoins fondamentaux ou vitaux des personnes sont hétérogènes. Ces disparités résultent également des services qui interviennent dans les différentes zones d’attente : services compétents pour la gestion des locaux (police aux frontières, douanes), services de restauration, de ménage, services médicaux responsables, présences ou non de l’OFII, de l’OFPRA, d’associations, etc.

Les constats des associations, mais également des autorités administratives indépendantes, font état de conditions de maintien indignes qui sont loin des « prestations de type hôtelier » prévues dans le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Ces pratiques d’enfermement aux frontières se font au détriment de la prise en compte de la situation individuelle de la personne, notamment son état de santé, y compris psychologique ou psychiatrique, mais aussi les traumatismes liés aux raisons de l’exil ou au parcours, et la condition de minorité.

À titre d’exemple, en droit français, l’enfermement des enfants isolés ou accompagnés est possible dans les zones d’attente. Il est le résultat d’une conception de l’altérité contenue dans des discours racistes et stigmatisants qui se sont banalisés ces dix dernières années et qui refuse de respecter la convention internationale des droits de l’enfant pourtant ratifiée par la France en 1990. Mettre fin à l’enfermement des enfants aux frontières reviendrait, selon le ministère de l’Intérieur, à créer un « appel d’air » incitant, d’une part, les mineurs en migration à se présenter aux frontières françaises et, d’autre part, certains majeurs à se présenter en se déclarant mineurs. D’où les refus incessants depuis près de 30 ans de mettre fin à leur enfermement. C’est d’ailleurs sur le fondement de cette idée fausse d’un « appel d’air » que la loi no 2024-42 du 26 janvier 2024 pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration, qui a mis fin à l’enfermement des enfants en rétention ne l’a pas prévu pour la zone d’attente, et ce, en violation du droit international, des recommandations du Défenseur des droits, du Contrôleur général des lieux de privation de liberté, de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme et du Comité des droit de l’enfant des Nations unies.

Les conséquences de l’enfermement
en zone d’attente

Sous ce régime de la zone d’attente, l’enfermement dilue les responsabilités des violations des droits fondamentaux qui sont commises au sein de ces espaces. Plus les règles sont nombreuses, plus les occasions de les enfreindre se multiplient et plusieurs décennies de réformes n’ont pas permis de mettre fin aux nombreuses violations des droits fondamentaux. Au contraire, l’enfermement a des conséquences très importantes pour les personnes qui en font l’objet.

Des conséquences morales, physiques et psychologiques

En zone d’attente, les constats de l’Anafé, mais également d’autres associations et des autorités administratives indépendantes, sont sans appel. Les droits des personnes y sont quotidiennement violés. L’enfermement pratiqué aux frontières est constitutif, en lui-même, de violations des droits inhérentes aux lieux et aux conditions de privation de liberté avec parfois des conséquences dramatiques.

De manière générale, l’enfermement en zone d’attente est vécu comme une violence par les personnes qui en sont victimes22. Les personnes privées de liberté font régulièrement l’objet de contrôles discriminatoires et de procédures expéditives. Elles font face à de nombreux manquements : absence d’accès au juge, d’informations sur leur situation, la procédure et leurs droits, d’interprète, d’avocat, d’accès à un téléphone, à un médecin ou à des soins, mais aussi de nourriture suffisante. L’enfermement a lieu dans des conditions d’hygiène et sanitaires insuffisantes ou dégradées. L’effectivité du droit d’asile est en jeu face au refus d’enregistrer une demande d’asile, au refoulement sans examen de la demande d’asile. L’intérêt supérieur des enfants n’est pas respecté du fait de la privation de liberté de mineurs isolés ou accompagnés ou de l’absence d’un administrateur ad hoc pour les mineurs isolés dès le début de la procédure. Plus largement, les personnes enfermées font état de stigmatisations et de propos racistes ou sexistes, de pressions, d’intimidations ou de violences de la part des forces de l’ordre23. Ces actes de violence interviennent à différents stades du maintien des personnes étrangères en zone d’attente, généralement en aérogare, à leur arrivée, lors d’une tentative de renvoi ou au moment de leur refoulement, mais également parfois pendant leur maintien.

Malgré la possibilité (en réalité illusoire) de saisir le juge judiciaire, le procureur de la République, le Défenseur des droits, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté, le ministère de l’Intérieur, l’inspection générale de la police judiciaire ou de déposer une plainte par l’intéressé, la réponse des autorités est généralement l’absence d’enquête, le classement sans suite et l’absence de sanctions pour les faits de violence dénoncés. Les personnes maintenues et fragilisées par les actes subis hésitent à dénoncer les comportements dont elles sont victimes, par peur de représailles, notamment d’un refoulement immédiat. À cela s’ajoute que l’interlocuteur principal pour recueillir une plainte pour violences commises par les agents de la PAF n’est autre que la PAF elle-même.

L’opacité des pratiques existantes dans ces lieux de privation de liberté s’épaissit donc. L’enfermement en zone d’attente demeure marqué par l’impunité et s’effectue à l’abri des regards. L’Anafé insiste régulièrement sur l’enjeu de l’accès des associations, des élus et des journalistes à ces lieux pour documenter les pratiques en cours.

Créer des « expulsables » et des « éloignables »

Alors que les personnes définies « vulnérables » sont présentées comme devant bénéficier d’une attention particulière selon les réglementations françaises et européennes, leur privation de liberté perdure dans les faits. Tout l’enjeu de la zone d’attente est bien d’examiner comment la notion de « vulnérabilité » est construite dans les textes et les pratiques pour légitimer ce mécanisme de tri des étrangers, teinté d’assistance humanitaire, propre au modèle contemporain du camp.

On peut, en effet, inverser le raisonnement et repenser l’enfermement des personnes en migration comme un facteur de vulnérabilité en tant que tel. À cet égard, la privation de liberté a des conséquences sur toute personne, quelle qu’elle soit. Pour illustrer cette réflexion, prenons l’exemple d’une personne adulte, en bonne santé, qui voyage pour le travail et se retrouve en zone d’attente. La situation de privation de liberté dans laquelle elle se trouve peut réveiller en elle du stress, de la honte et de la colère. Elle perd l’appétit et ne dort plus, son état de santé se dégrade très vite et elle est totalement affaiblie, à la fois sur le plan psychologique et physique. Dans cette situation, une personne qui n’était a priori pas « vulnérable », du moins dans le sens communément admis de ce terme, le devient du fait de l’enfermement. D’ailleurs, les observations de l’Anafé démontrent l’impact dévastateur de l’enfermement sur la santé mentale et physique des personnes dans les zones d’attente.

Mais dans le même temps, aux frontières, l’enfermement se double d’une dimension de « tri à l’entrée », qui connote l’idée de « prévention », de mise à l’écart, avant même que la personne n’atteigne le territoire. Celle-ci est considérée comme présentant un danger potentiel, un « risque migratoire ». Apparaît alors un cercle vicieux, auto-entretenu, qui légitime in fine dans les discours politiques l’enfermement des personnes étrangères, associées à l’image de « délinquants » placés derrière des barreaux.

Ce qui se joue dans l’enfermement est clairement énoncé par Nicolas de Genova : les États – et pour ce qui concerne la zone d’attente l’État français – imposent aux personnes étrangères une condition juridique précaire, qui se décline sous deux formes – « l’éloignabilité » (deportability) et « l’enfermabilité » (detainability). La personne étrangère se caractérise ainsi par le fait qu’elle peut toujours, dans une certaine mesure, être enfermée, et ce, de manière facilitée par rapport à d’autres formes de privation de liberté. Même lorsqu’il s’agit d’enfants non accompagnés demandeurs d’asile – « vulnérables » s’il en est, dont l’enfermement est censé être prohibé, des exceptions demeurent concernant ceux qui ont « présenté de faux documents d’identité ou de voyage, fourni de fausses indications ou des documents concernant [leur] identité, [leur] nationalité ou les modalités de [leur] entrée en France » et ceux dont « la présence en France […] constitue une menace grave pour lordre public, la sécurité publique ou la sûreté de lÉtat 24». Ceci démontre que même les enfants, dont la protection fait en principe consensus, n’échappent pas à la condition « d’étranger », aux stigmas qui l’accompagne (suspicion de fraude, menace sécuritaire) et aux pratiques coercitives de l’administration.

Telle est la logique dominante du régime juridique de la zone d’attente : en stigmatisant les personnes étrangères comme des indésirables, les atteintes aux droits de ces personnes peuvent ainsi paraître justifiées. Mais en réalité, ce sont le racisme et la xénophobie qui sont alimentés, et l’Europe déploie un véritable arsenal contre un ennemi qu’elle s’est inventé au détriment d’un des fondements de l’UE et de ses États membres : le respect des droits humains.

Vers la généralisation européenne de l’enfermement à la française

Loin de protéger les personnes étrangères, le Pacte européen sur la migration et l’asile, publié au Journal Officiel de l’Union européenne le 22 mai 202425, renforce les pratiques déjà à l’œuvre depuis près de 30 ans aux frontières françaises et européennes. La logique dominante du Pacte obéit au triptyque que l’Anafé observe déjà aux frontières françaises : trier, enfermer, refouler. L’augmentation des pratiques de « screening » via le renforcement du recours aux fichiers numériques, la banalisation de la détention aux frontières extérieures (par la multiplication des zones d’attente ou des hotspots), la possibilité d’enfermer les enfants aux frontières et la généralisation de la procédure express d’asile à la frontière vont accroître les violations des droits des personnes qui en feront l’objet. Le Pacte, dont l’entrée en vigueur est prévue le 12 juin 2026, risque de généraliser les atteintes aux droits des personnes qui se présentent aux frontières et les violences physiques, morales et institutionnelles déjà constatées par l’Anafé aux frontières françaises à l’ensemble des frontières extérieures européennes.

L’approche sécuritaire des questions migratoires qu’ont développée l’UE et ses États membres depuis plusieurs décennies a pour conséquence toujours plus de violence, de morts et de contournement des règles. Des milliards d’euros sont investis chaque année dans un arsenal quasi-militaire et dans ces formes de camps pour détecter, trier, ficher, enfermer et renvoyer des personnes exilées. Cet argent pourrait être investi d’une autre manière, par exemple afin de permettre l’intégration des personnes qui arrivent sur le territoire français ou européen. Il s’agit donc d’une volonté politique et d’une posture démagogique de l’UE et de ses États membres qui s’obstinent à refuser de valoriser les migrations, inhérentes aux rapports humains et à notre monde contemporain. Or, cela se fait au détriment des droits et de la vie des personnes étrangères. À défaut de mettre en place une politique de protection et d’accueil, l’UE aurait pu opter pour un renforcement des garanties et de la protection juridique et sanitaire des personnes étrangères se présentant aux frontières de l’Europe – finalement très peu évoquées dans le Pacte européen sur la migration et l’asile.

1Migreurop, Atlas des migrations dans le monde : libertés de circulation, frontières, inégalités, Armand Colin, 4e édition, 2022.

2Michel Agier (dir.), Un monde de camps, La Découverte, 2014. Open Access Now, « La face cachée des camps d’étranger·es en Europe », juillet 2014.

3Voir : Anafé, Rétablissement des contrôles aux frontières internes et état durgence – Conséquences en zone dattente, Note d’analyse, mai 2017.

4Articles 26 et 27 du Règlement (UE) 2016/399 du Parlement européen et du Conseil du 9 mars 2016 concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (code frontières Schengen).

5CJUE, Grde Ch., 26 avril 2022, NW, aff. jointes C-368/20 et C-369/20.

6Anafé, Persona non grata, Conséquences des politiques sécuritaires et migratoires à la frontière franco-italienne, Rapport d’observations 2017-2018, février 2019. Anafé, À labri des regards : lenfermement illégal à la frontière franco-italienne, septembre 2022.

7Loi no 92-625 du 6 juillet 1992 sur la zone d’attente des ports et des aéroports (dite « loi Quilès »).

8Loi no 94-1136 du 27 décembre 1994 portant modification de l’ordonnance no 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France.

9Article L. 341-6 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.

10Anafé, Refuser lenfermement – Critique des logiques et pratiques dans les zones dattente, Rapport d’observations 2018-2019, septembre 2020.

11Loi no 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité.

12Ces données sont transmises par le ministère de l’intérieur et la direction nationale de la police aux frontières lors de la réunion annuelle sur le fonctionnement de la zone d’attente qui a lieu chaque année.

13Depuis le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures en 2015, des contrôles similaires sont pratiqués aux frontières intérieures.

14Anafé, Refuser lenfermement – Critique des logiques et pratiques dans les zones dattente, Rapport d’observations 2018-2019, septembre 2020, p. 43.

15Anafé, Conditions dentrée en France et dans lespace Schengen, mai 2019.

16Anafé, Refuser lenfermement – Critique des logiques et pratiques dans les zones dattente, Rapport d’observations 2018-2019, septembre 2020, p. 47.

17Anafé, La boîte à fichiers, Outil pratique, avril 2019.

18M. Merzouki, « Le fichier des étrangers », Mouvements, no 62, 2010.

19Anafé, Refuser lenfermement – Critique des logiques et pratiques dans les zones dattente, Rapport d’observations 2018-2019, septembre 2020, p. 42-55.

20Anafé, Refuser lenfermement – Critique des logiques et pratiques dans les zones dattente, Rapport d’observations 2018-2019, septembre 2020, p. 84-86.

21Une autre catégorie de personnes peut être maintenue en zone d’attente : les personnes en transit interrompu.

22C’est ce qui transparait dans le documentaire « Enfermé·es nulle part », Grand Prix du festival Longueur d’Ondes, réalisé par Nausicaa Preiss et Antoine Bougeard : www.rts.ch/audio-podcast/2023/audio/enferme-es-nulle-part-26128647.html

23Anafé, Des zones datteinte aux droits, Rapport d’observations dans les zones d’attente et Rapport d’activité, novembre 2015. Anafé, Voyage au centre des zones dattente, Rapport d’observations dans les zones d’attente et rapport d’activité et financier 2015, décembre 2016. Anafé, Aux frontières des vulnérabilités, Rapport d’observations dans les zones d’attente 2016-2017, mars 2018. Anafé, Refuser lenfermement – Critique des logiques et pratiques dans les zones dattente, Rapport d’observations 2018-2019, septembre 2020.

24Nicholas de Genova, « Detention, Deportation, and Waiting: Towards a Theory of Migrant Detainability », Global Detention Project Working Paper no 18, novembre 2016. Nicholas de Genova, « Migrant Illegality and Deportability in Everyday Life », Annual Review of Anthropology, vol. 31, 2002, p. 419-447.