Une théorie dit : la musique des aliens ou surtout des a-liens est une libération de l’imaginaire pour vivre tous ensemble en paix. Mais, dans la musique ainsi posée comme liant universel, on croit plutôt entendre des efforts de maximisation de l’intelligence pour produire plus. Il faut toujours mieux nous connecter à qui, absent, ne brise jamais le lien. On se lie, on doit se relier, on retrouve le contact, on se lie au carré, on doit renforcer un à un ses liens, puis se lier encore à la puissance trois, et serrer fort ce qui nous lie et nous relie un peu trop bien à chacun d’entre nous. On multiplie les circulations, on accroit les connexions et les sons passent d’un reflet à l’autre. Mais vers qui ? De tous les types d’a-liens, on n’appréhende jamais au fond que ce qu’on peut imaginer et ce qu’on veut bien leur faire porter. On les imagine tellement et depuis si longtemps que les a-liens ont probablement fini par renoncer au contrepoint. Ils se contentent de quelques notes, d’un drone, d’une voix suraiguë,
d’une ambiance volatile sur une fragmentation mystérieuse pour satisfaire notre envie de voir représenter du même un peu déformé.

On est abreuvé de science-fiction. On croit à l’ambient pour communiquer avec ceux qui habitent les mondes lointains. On y croit aussi pour maximiser notre intelligence. On espère même accéder aux plus hautes sphères. Et, tout désireux que nous sommes d’un renouveau, nous croyons que cela peut passer par une maximisation de nos facultés actuelles qui, à cinq notes près, n’est pas vraiment acquise tant que nous parions que les a-liens peuvent nous y aider.

Code musical de Rencontres du troisième type

Avec le bout du doigt d’E. T. et la formule « E. T. téléphone maison » (où les liens grammaticalement implicites soulignent d’autant plus la nécessité de joindre ceux qui sont restés sur place), avec les efforts de traduction échologique de Premier contact ou les cinq notes de la mélodie de Rencontres du troisième type, on s’écoute dans la réverbération plus ou moins déformante jusqu’à s’auto-émouvoir d’avoir fini par se comprendre. Comme si les a-liens n’étaient jamais aussi artistes que quand on veut se faire croire qu’ils veulent qu’on discute. Et si les dessins d’Alf ou les pistolets enfantins de Mars Attack ou les cinq notes ou les efforts syntaxiques d’E. T. nous ont un peu déçus (on a tendance à attendre beaucoup plus des a-liens, sans nous en demander tant que ça à nous-mêmes), on peut supposer que c’est pour ménager notre moindre intelligence qu’ils ont autant simplifié leur musique, leur signe et leur langage.

Dans Rencontres du troisième type (1977) de Steven Spielberg, la caméra zoome sur Truffaut qui dit « écoutez » et étrangement tend le combiné dans le vide en répétant : « je reçois des informations maintenant, écoutez », puis se précipite sur un énorme enregistreur, appuie sur deux boutons, s’assoit devant son synthé, pianote les cinq notes tout en les sifflotant. Le son évoque une flûte de Pan en plastique. Cut. Les notes sont jouées au xylophone très lentement par un enfant qui rajoute quelques fausses notes. Ah, je serre ma conscience contre toi, ô troisième type ! Et, ce faisant, je me vois si belle âme2 en ton « altérité radicale » que je me reflète jusqu’à toi. J’admire sa grande humilité d’ainsi se dépouiller d’elle-même, comme beaucoup plus belle qu’elle n’est et que ne sont toutes les autres, même les plus lointaines. Et je veux dire aussi par là que j’ai un problème car je projette mon intelligence le plus loin possible et, au fur et à mesure qu’elle s’étire et se ramollit, il n’en reste peut-être plus assez ici pour rejoindre toute celle que j’ai envoyée là-bas. Je veux dire qu’avec le peu d’intelligence que j’ai laissée sur place, il n’est pas certain que je puisse percevoir le bout d’intelligence projetée au loin.

Mais si j’étire la musique vers le bruit diffus cosmique, alors peut-être le bruit diffus cosmique finira bien par ressembler à de la musique. Et avec tout ça, j’ai peur d’être obligé de m’attacher à la reverb parce qu’entretemps, elle sera devenue la métaphore de l’amplification de l’horizon lui-même. Au sens où on maximisera l’horizon pour faire résonner tout ce qu’on projette sur lui afin d’entendre quelques échos qui reviennent jusqu’à moi. C’est pourquoi la musique a-lien sonne si souvent comme une musique pleine d’espoir de refléter en creux le décor sonore d’ici en miroir d’une profondeur lointaine, mystérieuse, dont seules les ondes les plus tenaces nous parviendraient et contiendraient en puissance le souvenir d’une richesse sonore disparue pendant le trajet.

Échologie de soi à mieux soi

Souvent, quand les terriens projettent leur musique vers les a-liens, ils l’inscrivent, à des degrés divers, dans un paradigme techno-esthétique futuriste dont les caractéristiques sont similaires à toute une branche des musiques de développement personnel type « accélère ton bien-être en ralentissant ton cerveau » et « accélère ton cerveau en ralentissant ton cœur ». Dans les deux cas, le son est nappé de reverbs, de drones et de flous planants qui évoquent la représentation commune des effets sonores du cosmos (alors même d’ailleurs que l’espace est réputé anéchoïque).

Conclusion : les terriens ont besoin de projeter les effets d’une musique de science-fiction pour mobiliser leur concentration et développer tout le reste. Et une même nappe sonore peut faire penser aux a-liens, augmenter l’intuition, optimiser la puissance mentale, attirer l’abondance, aider la concentration, établir la connexion spirituelle, nettoyer le cerveau, capter les bonnes vibrations, travailler au bureau, faire des maths, entreprendre des analyses de marché, multiplier l’efficacité par 10, diminuer l’inefficacité d’autant voire plus, soustraire le manque de confiance, éloigner les ondes toxiques, exciter les ondes cosmiques, etc.

Expérience : on pourra écouter simultanément, sur Youtube, la musique de maximation « Super Intelligence : musique de mémoire, amélioration de la mémoire et de la concentration » et la musique a-lien « Space Ambient Music • [ DEEP INTO THE SPACE ] • » afin de constater qu’elles sont presque identiques : 
www.youtube.com/watch?v=mg7netw1JuM&t=94s&ab_channel=GreenredProductions-RelaxingMusic
www.youtube.com/watch?v=AhrAN4u3fX8&ab_channel=RelaxationAmbientMusic

Premier âge : les visionnaires. Ils misent sur les puissances hallucinogènes pour lier leurs musiques aux hautes sphères et mieux s’imaginer à la hauteur de ce dont ils savent que cela les dépasse. C’est Sun Ra qui dit par exemple « Je parle de l’espace depuis toujours. » Il faut l’entendre comme une affirmation sur l’ensemble de l’art trans-galactique qui doit toujours préciser qu’il a déjà commencé avant de le savoir. Et quand Sun Ra projette qu’un jour, une cassette audio pourra remplacer le carburant des voitures, qu’importe si c’est vrai puisque, métaphoriquement, c’est forcément vrai à un certain niveau. Il suffit de trouver l’idée de la bonne cassette et la représentation du bon futur dans toutes les galaxies parallèles qui coexistent et auxquelles une conscience un peu modifiée peut donner accès. Ici, tout est possible, mais au conditionnel. Et le premier âge va globalement vers la transe plus ou moins déguisée pour se consoler de quelque chose de la nostalgie de l’immédiateté et continuer à faire la fête. Parce que peut-être qu’en plus de ne pas aimer les musiques humaines, les a-liens n’aiment pas la musique du tout. C’est probablement une coïncidence, mais il faut noter que Raël arrête la musique en 1970 juste avant sa rencontre avec les extra-terrestres, le 13 décembre 1973. Soit les extra-terrestres aiment trop la musique pour la partager avec les terrestres pas assez mélomanes ; soit les extra-terrestres qui n’aiment pas la musique ne sont qu’une partie des extra-terrestres, la seule à laquelle Raël ait eu accès.

Comme de manière générale, on évalue le goût musical des a-liens sur la base d’un fantasme de hiérarchie des musiques réarbitrées à une échelle intergalactique, on peut même dire qu’on sait bien que les a-liens ne sont pas là, mais qu’on forme la fiction de leur présence pour poser de belles utopies sociales, avec des niveaux de concorde universelle renforcée. Il faudrait alors vérifier si l’on pense que les a-liens sont indifférents parce qu’ils sont des dieux ou des dieux parce qu’ils sont indifférents.

Ou bien alors : le postulat que des musiques de maximisation de l’intelligence (que ce soit les music trading comme les musiques de méditation) empruntent à l’univers musical SF, est un postulat solidaire de l’idée que l’intelligence augmentée est forcément côté a-lien. Alors même que, pour Spinoza, « s’il y a un Dieu ou quelque être omniscient, il ne peut former absolument aucune fiction3. » Donc, c’est un peu pour nous sauver qu’on rabat l’altérité de l’a-lien sur un fantasme de supériorité.

Deuxième âge : les ambianceurs. C’est le monde des reflets, des mirages, des fausses pistes, un univers chimérique où les aliens font semblant de ne pas aimer Beethoven4, par exemple. Soit parce qu’ils ne font pas de hiérarchie entre Sun Ra, Brian Eno et Beethoven pour nous donner une bonne leçon d’humilité. Soit parce qu’ils font une hiérarchie entre Sun Ra, Brian Eno et Beethoven, pour nous donner quand même une bonne leçon d’humilité. Ceci dit, en tant qu’allocutaire, l’a-lien auquel on prétend s’adresser est déjà humanisé par la violence de la représentation, même la plus ouverte, dans laquelle on l’enferme. Toute la structuration de son jugement de goût est une manière, plus ou moins alambiquée, de mettre en ballotage l’imagination et la réalité. C’est ce que David Toop a bien compris en associant ces « représentations de futurs archaïques » à une sorte de surcharge sensitive qui distrait de la musique alors qu’elle lui donne une inefficacité jusque-là insoupçonnée. On dit souvent en effet que l’image nous regarde tant qu’on la regarde. Ce qui est une manière à peine détournée de paraphraser Debussy qui avait cette idée : « je réussirai à produire moi-même de la musique […] constituée d’un seul motif continu que rien n’interromprait et qui ne reviendrait jamais sur lui-même5. » Bref, se mirant, la musique se fait le reflet sans retour qui, se projetant dans l’espace infini, cherche une abolition des liens.

Dans ce devenir a-lien du fantasme debussyste, au-delà de se refléter, on se saisit comme reflétant. Et c’est en ça que Debussy est un précurseur de ce second âge de l’exo-fiction de la créativité musicale a-lien dont la visée n’est ni plus ni moins de faire de la reverb l’horizon de toute musique à venir dans la musique présente. Une manière donc de réverbérer le bleu du ciel sur le bleu de l’océan. Il suffit de réécouter La Mer de Debussy, puis Musique pour les aéroports de Brian Eno et Les petites boucles qui désintègrent de William Basinski.

L’écologie sonore appelle souvent l’a-lien. Elle lui parle. Elle le suppose possiblement attentif. Elle lui chantonne des comptines. Elle le prend pour terrain d’expérimentation de ses soins. Elle espère qu’il l’écoute et rêverait de l’entendre. Et à force de tout faire pour, on finit parfois par l’entendre. On cherche à faire tourner comme du plein ce qu’on veut faire tourner sur soi-même. On parie sur une minimisation des moyens musicaux pour déployer, par appel d’air, une maximisation des ambitions cosmiques6.

Viennent ensuite les intelligents dansants qui savent que ces histoires d’imaginaires spatiaux restent au final souvent une compétition de QI et qui, d’ailleurs, préfèrent danser que la ramener puisque le futur reste à capter et que tout le temps qu’on passe à attendre que ça se passe est du temps très actif. C’est non plus le déploiement de la transe et de ses effets plus ou moins surjoués, non plus le monde des chimères et de ses illusions planantes, mais l’univers des stratèges dans lequel il faut être toujours plus malin, plus complexe, plus imbriqué, plus codé, ce qui suppose des sous-mondes et des univers codifiés, c’est-à-dire des algorithmes secrets, des programmations exclusives et donc du génie. Si bien que la mise en scène du sous-jacent est très importante au point de poser la question de la sincérité : que se passe-t-il si on commence à porter nos soupçons sur les humains qui affirment ne pas aimer Beethoven dans l’espoir de pactiser avec les aliens7 ?

Heureusement que les malins récréatifs font comme si les a-liens étaient à peu près comme nous. Vu comme ça, ils pourraient ne pas aimer Beethoven pour ne pas se faire repérer en tant qu’a-liens. À moins qu’on ne continue de jouer du Beethoven pour prouver que les aliens ne sont pas parmi nous, puisqu’on ne cherche pas spécialement à leur déplaire. Si ce n’est que toutes ces hypothèses sont à la fois équivalentes et contradictoires avec leurs envers en vertu du fait que, dans un sens comme dans l’autre, elles restent indifférentes et inconséquentes à expliquer pourquoi les a-liens n’aiment pas Beethoven. On peut faire l’hypothèse que « E. T. retourne maison » est un remake du Ludwig van de Kagel, dans lequel on comprend aux chaussures que c’est bien Beethoven qui, en caméra subjective, arrive à Bonn pour le bicentenaire de sa naissance. Empilement typique « du passé du futur dans le futur du passé » (During), le film met en scène le compositeur allant voir des auditeurs écouter sa musique dans des combinés téléphoniques. L’ustensile de télécommunication aligne voyage dans le temps et communication interplanétaire : le parti pris de Beethoven en a-lien de sa propre ville par simple voyage dans le temps dit bien que tout dialogue avec un extraterrestre n’est jamais qu’un jeu de transposition, médié par des produits de consommation courante et, d’ailleurs, à obsolescence programmée pour renforcer la rétro-nostalgie. C’est pour ça qu’un message qui nous parvient avec autant de distance demande à être archi-simplifié pour être produit en série et arroser la Terre entière et au-delà. D’où le low tech des fictions alienophiles comme de beaucoup de musiques rétrofuturistes.

Si bien que le futur retrouvé dans un passé technologiquement restreint est un âge qui boucle sur lui-même.

D’où cette contre-hypothèse : les a-liens veulent faire comme les dieux qui sont restés indifférents à tous les Alléluia, les Gloria, les Messes en tonalités alignées aux planètes. Mais on sait bien que toutes les hypothèses en tant qu’hypothèses supposent que quelque chose est imaginable, quelque chose dont on n’a pas toujours la patience d’attendre que ce soit réel. L’altérité plus ou moins radicale comme impatience de l’altérité plus ou moins relative : on investit constamment l’imaginaire a-lien et c’est une bonne manière de laisser à Musk et Bezos le réel. C’est presqu’un pacte : on prend l’imaginaire reflet de nos efforts d’optimisation et on vous laisse le reste, les réels effets de nos devoirs de surproduction. Sorte de résolution formelle esthétique en reflet déformé de la marche du monde qu’on laisse courir quand même.

1David Christoffel et Maël Guesdon.

2Bernard Lortat-Jacob, « Ah ! je ris de me voir si savant ! », Cahiers dethnomusicologie, 26 | 2013, 19-35. https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1991

3Traité de la réforme de lentendement, §54.

4Deux titres de Beethoven (la Cinquième symphonie en Ut mineur, opus 67, et le Quatuor à cordes no 13, pour 2 violons, 1 alto et 1 violoncelle, opus 130) ont été envoyés dans lespace, via les deux sondes Voyager en 1977.

5David Toop, Ocean of sound. Ambiant music, mondes imaginaires et voix de léther, Kargo et léclat, 2004, p. 26.

6Peut-être que les a-liens ne peuvent pas aimer Beethoven, parce que Beethoven est une sorte de summum de lhumanité et que les a-liens sont forcément une sorte de post-summum de lhumanité. Mais dans ce cas, ils pourraient aussi aimer la Ve au second degré, pour le plaisir découter une musique désactivée dans toutes connotations sauf lironie.

7Lavance diplomatique qui les rend imprévisibles (parce que incalculables) est donc une posture dhumains qui veulent se faire plus malins que toutes les autres espèces, en organisant la confusion entre domination fabriquée et supériorité ontologique.