Si les réflexions sur l’Anthropocène renvoient à de nouveaux découpages « spatiaux », d’autres courants, centrés sur les notions d’effondrement ou sur le risque d’extinction, renvoient quant à eux à des logiques temporelles. Entre l’attracteur Terrestre dû à Bruno Latour1 et le retissage contemporain de notions telles que « le temps de la fin2 » ou l’idée qu’il serait « trop tard » pour agir, il semble que les coordonnées en fonction desquelles l’avenir est pensé, selon l’une ou l’autre perspective, soient bel et bien orthogonales. Pourtant, un autre attracteur a également fait son apparition au cours des dernières années, venant compliquer ce tableau. Des auteurs aussi différents que Dipesh Chakrabarty, Benjamin Bratton ou encore Lukas Likavčan insistent aujourd’hui sur la dimension spécifiquement « planétaire » des problèmes rencontrés.
Nous souhaitons, dans ce court texte, interroger ce concept au prisme de la réflexion qui est la nôtre sur les communs négatifs. En effet, l’un des défis de la planétarité, de l’aveu même de Chakrabarty, qui a très tôt exploré cette dimension, est l’immense difficulté à politiser les enjeux aux échelles spatiales et temporelles auxquelles ce concept nous confronte. Or, il nous semble qu’avec les communs négatifs, une réflexion s’ouvre pour faire émerger de nouveaux leviers d’action politique précisément à l’interstice du Globe (émanation des figures classiques de l’empire, du Capital, etc., sur lesquelles la critique exerce habituellement ses prises) et de la Planète.
Globe, Terre(stre), Planétaire
Les questions posées par ces catégories, et les horizons auxquels elles renvoient, diffèrent considérablement. Commençons par le Globe, traduction plus ou moins spatiale de la notion de Modernité. Celle-ci renvoie davantage à une époque, soit à une structure temporelle censément caractérisée par de nouvelles sciences et, plus largement, à un rapport au monde, à une manière inédite de l’habiter et de le conceptualiser. Le Globe, chez Latour, polarise l’ensemble de ses réflexions récentes. À ce titre, il fonctionne davantage à la manière d’un répartiteur que d’un simple attracteur. Sa position centrale permet de disposer sur un même schéma l’advenue de la modernité (le front de modernisation), de même que sa destination, sans oublier les résistances qui lui sont opposées (crispation identitaire), la volonté de maintenir cet horizon coûte que coûte (le Hors-Sol), et même les alternatives politiques nouvelles en train d’émerger (le Terrestre).
Réinterprétant ce schéma3, nous avons proposé de penser ensemble le Globe et le Hors-Sol pour bien marquer que les cadres de la Modernité ne sont pas uniquement conceptuels, mais matériels. La Technosphère4, avec ses infrastructures et ses modèles, est avant tout une réalité dont il convient d’hériter. En elle convergent les schémas explicatifs les plus divers censés rendre compte de l’histoire qui lui a donné naissance : empire (Amitav Ghosh5), capitalisme (Andreas Malm6, Jason Moore7, Armel Campagne8), production (Latour9) ou productivisme, civilisation (chez les auteurs « anti-civ », pour anti-civilisation, ou chez certain·es primitivistes), technique/technologie (pensons aux courants technocritiques), etc.
Le Terrestre, quant à lui, pose la question de l’habitabilité en la restreignant plutôt aux zones critiques, cette mince couche sur laquelle insiste Latour, où s’est développée la vie sur Terre. Il en ressort une vision du vivant enté sur un espace infime. D’autres lectures des sciences du système-Terre existent cependant, comme le rappelle Chakrabarty, qui intègrent, à l’inverse, la position de la Terre dans l’univers, mais aussi les systèmes situés à l’intérieur de la masse terrestre qui formeraient un seul système avec les zones critiques. Au fonctionnement propre à ces dernières s’oppose un savoir planétaire instancié sur notre planète mais pensé à l’aune d’un cadre plus générique. La division rappelle l’antique séparation qu’opérait Aristote entre le monde sublunaire et le monde supra lunaire, que Latour reprend d’ailleurs à son compte. En posant la question de l’habitabilité, le Terrestre interroge aussi bien la place de la production que le rapport aux non-humains, dont l’agentivité, mise en péril, est créatrice d’un monde commun. Sans ce socle partagé, il ne saurait être question de subsister. C’est pourquoi l’appel à devenir-terrestre a parfois été réinterprété comme un appel à adopter d’autres modes de vie, ceux par exemple de certaines populations autochtones10, plus en « symbiose » avec leur environnement (Latour ne parle évidemment pas de symbiose mais sa réflexion sur les systèmes d’engendrement ne peut manquer d’évoquer ce type de modèle par ailleurs très éloigné de son cadre général d’analyse).
La Planétarité s’ajoute aux deux précédentes figures et permet de mieux en délimiter le périmètre. À l’inverse du Terrestre, essentiellement restreint à notre zone critique, la planétarité témoigne d’une pleine immersion dans le grand bain de l’univers et d’une soumission à ses échelles, avec lesquelles elle est en prise directe. La zone critique est largement pensée à partir des vivants qui construisent avec elle leurs milieux de vie. Inversement, la planétarité précède la vie et l’encadre. En elle, temps et espace convergent de manière insondable : les échelles considérées échappent à la compréhension humaine. Comme l’indique à nouveau Chakrabarty : « Une façon de penser à la crise actuelle du changement climatique anthropique est de l’envisager comme un problème de temporalités inadaptées. Les institutions et les pratiques humaines sont adaptées à un sens humain du temps et de l’histoire. Mais nous devons maintenant employer ces institutions pour aborder des processus qui se déroulent sur des échelles de temps beaucoup plus grandes11 ».
La planétarité s’appréhende indirectement, par le truchement de médiations techniques, souvent numériques. Pas de planétarité sans dispositifs de captation des données idoines, permettant la reconstitution d’échelles échappant (au moins en prise directe) à notre perception ainsi qu’à notre entendement. Aussi Bratton insiste-t-il sur l’élément technique en soulignant l’importance de la computation opérée à l’échelle planétaire pour penser l’échelle planétaire. Ce qui l’amène à interroger les conséquences de ce déploiement : « La computation à l’échelle planétaire s’avérera-t-elle, sous une forme ou une autre, la métaplateforme d’une contre-industrialisation alternative, pleine d’interfaces effervescentes d’échanges métaboliques, ou sera-t-elle plutôt la machine finale, nous entraînant dans son auto-immolation12 ? ». Likavčan lui emboîte ainsi le pas et détaille cet enjeu :
« L’architecture du Stack est intérieurement ambiguë, et elle nous invite en fait à nous engager activement dans sa flexion et sa modulation vers un avenir différent. De plus, l’existence même de cet appareil computationnel – étant donné son omniprésence actuelle – est irréversible, et elle peut se terminer soit par une reconfiguration interne, soit par sa propre catastrophe ultime. Mais même un scénario catastrophique nous présente un avenir où nous devrons nous occuper du cadavre de cet appareil, et donc, plutôt que d’ignorer complètement son existence, nous pourrions spéculer sur les ressources d’interventions créatives dans l’après-vie du Stack que possède cette infrastructure. Ainsi, avant de sauter à une conclusion techno-pessimiste, il vaut la peine de s’arrêter et de considérer que, dans la mesure où nous sommes maintenant ancrés dans cet appareil, il pourrait être approprié pour une version différente de la gouvernance écologique, une version qui ne repose pas sur un régime nécropolitique de colonialisme, d’extractivisme et de violence raciale13… ».
Quelques positions contemporaines
au carrefour de ces trois attracteurs
Complétons ce tableau partiel par un schéma :
Celui-ci ajoute deux positions supplémentaires :
– Les longtermistes, pour qui un risque existentiel14 pèse sur un avenir marqué par une mutation de l’espèce humaine, avenir qui promet à des milliards d’individu de vivre une vie dépourvue des contraintes et limites actuelles. Leur calcul les amène à faire peu de cas des risques associés aux limites planétaires, le sort des milliards d’humains actuels étant peu de chose comparé au sort des milliards de vies à venir.
– Les anti-civ et les primitivistes, catégorie trop vaste car abritant sous son aile des postures fort disparates, mais qui associe schématiquement un certain attachement radical aux « lois » de la nature à une défiance vis-à-vis de la civilisation dans son ensemble, et qui constitue à ce titre une position complétant les trois autres.
Cette répartition tient à la présence ou à l’absence d’un ou plusieurs attracteurs parmi les trois que nous avons détaillés. Il est intéressant de noter que le répartiteur n’est plus tant le Globe que la technologie (ou, par métonymie, la civilisation du point de vue des primitivistes).
a) Le devenir-Terrestre conceptualisé par Latour et repris par Danowski et Viveiros de Castro est aussi, nous l’avons dit, un devenir-autochtone où la production cède le pas à l’engendrement. Marqué par l’horizon de la co-subsistance entre humains et non-humains, il lui manque sans doute la dimension de l’héritage. Le Globe ne se limite pas à n’être qu’une cosmologie. Sa matérialisation atteint des couches géologiques toujours plus profondes (pour y puiser des ressources métallifère et énergétiques). Il n’y a pas de retour en arrière possible et la subsistance ne concerne pas seulement les non-humains vivants et les humains. La surface de la Terre, désormais, est en grande partie tramée par de l’inorganique. Le Globe s’est crashé sur Terre et nous vivons dans ses ruines. Là se situe l’impensé du Terrestre15.
b) La planétarité esquissée par Bratton et Likavčan marque une prise en compte des enjeux techniques et même, plus spécifiquement, numériques. Et ce, d’une manière ambigüe qui n’est pas sans rappeler le pharmakon de Bernard Stiegler, à la fois poison et remède, menace mais aussi échappatoire16.
c) Les longtermistes affirment quant à eux une forme d’Anthropocentrisme forcené, indexé sur le Globe et ses possibilités techniques qu’il s’agit de maintenir coûte que coûte, le but étant de s’émanciper de l’attachement aux zones critiques, et plus encore à la Terre, pour embrasser un destin cosmique. Cependant, ce sont bien la logique et les possibilités natives du Globe qui sont ainsi distendues sur des échelles astronomiques.
d) Les anti-civ et les primitivistes, enfin, partent globalement d’un constat simple : la civilisation est source de tous les maux et entraîne avec elle le vivant vers la catastrophe. Le vivant en question doit d’ailleurs s’appréhender de manière éco- ou bio-centrée, et non anthropocentrée. Parmi eux, certains prônent un devenir-indigène mais celui-ci semble rabattre le terrestre sur le planétaire et ses lois immuables. L’accusation portée de généraliser un mode de vie pour permettre aux Occidentaux de devenir plus résilients ne peut lui être opposée (à l’inverse d’autres objections relatives à l’interprétation donnée des savoirs, des pratiques et des cosmologies autochtones17).
Dans tous les cas, un immense impensé demeure et il nous semble que seul Chakrabarty s’est élevé à une hauteur suffisante pour l’expliciter : que deviennent en effet, à la lumière de ces nomenclatures, les peuples décolonisés qui ne sont ni autochtones ni occidentaux, et dont le nombre dépasse pourtant celui, cumulé, des Occidentaux et des peuples autochtones ? Or ce sont ces populations qui sont à la fois de plus en plus dépendantes des infrastructures de la Technosphère et en même temps les plus exposées aux conséquences du franchissement des limites planétaires.
Les communs négatifs, entre Globe et Planète
Nous nous sommes arrêtés sur la question des techniques, appréciées de manière très diverses selon les pôles identifiés plus haut. L’idée que le « stack » pourrait bien constituer un cadavre fait écho au concept de communs négatifs que nous avons réélaboré à partir de 2017. Pour y introduire très brièvement, repartons de l’usage originel de cette notion par Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen en 200118. Toutes deux entendaient repenser ensemble communs et communautés en mettant l’accent sur les liens de solidarité que le capitalisme s’évertue à détruire. Parmi les résidus que les communautés génèrent, les déchets sont les premiers « communs négatifs » qu’il leur appartient, de concert avec les communautés biotiques, de prendre en charge. Ceci témoigne du fait que les communs, pas davantage que les communs négatifs, ne renvoient nullement, selon les deux chercheuses, à une nature sauvage à soustraire et à protéger, extérieure aux humains et dont la gestion devrait être assurée contre les communautés. À l’inverse, avec la disparition des espaces et des liens communautaires, le déchet acquiert son acception récente de ce qui ne peut plus être absorbé et nécessite une externalisation, à l’instar des usines de traitement des déchets qui constituent une double prolétarisation, en soustrayant un élément dont les communautés authentiques ont la charge (mouvement de centralisation) et en l’intégrant dans un circuit capitaliste inféodé aux objectifs de rentabilité pour mieux le déplacer ailleurs, in fine (mouvement de marchandisation et d’externalisation).
D’autre chercheur·euses et/ou militant·es se sont emparé·es de cette question, tel Sabu Kohso19 qui assimile les déchets radioactifs aux communs négatifs ultimes. Entre les deux, le sens du concept, tel est du moins ma proposition, a muté20. En effet, le déchet radioactif marque l’impossibilité de son absorption dans des cycles naturels. L’image qui prévaut avec l’exemple de Mies et Bennholdt-Thomsen évoque le Terrestre et la cohabitation relativement harmonieuse entre humains et non-humains au service d’une commune subsistance. L’image qui prévaut avec Kohso est nettement différente. Elle évoque la primauté du Globe et de ses productions à des échelles planétaires (du moins en ce qui concerne les déchets dotés d’une vie longue, nécessitant un entreposage pour des millions d’années).
Ce contraste entre des cycles biogéochimiques du vivant et des processus non-organiques s’étendant sur des durées proprement géologiques, durées en fonction desquelles, rappelle Chakrabarty, le pétrole lui-même devient une ressource renouvelable, renvoie à la distinction proposée par le physicien José Halloy entre technologies vivantes et technologies zombies21, chacune s’inscrivant respectivement dans les cycles mentionnés plus haut. La position de Likavčan s’entend dans ce contexte, l’assimilation du stack à un « cadavre » s’avérant particulièrement appropriée, le numérique ayant toutes les caractéristiques des technologies zombies – quelles que soient ses qualités par ailleurs : ces dernières ne compensent pas cette propriété, elles complexifient les dilemmes auxquels nos attachements vis-à-vis de lui nous confrontent.
Les communs négatifs tels que je les envisage renvoient à des réalités matérielles et immatérielles évaluées négativement, et dotées d’un caractère plus ou moins évident, tels les déchets radioactifs, les sols pollués ou encore certains héritages culturels, y compris certains modèles économiques et managériaux, les supply chains, le numérique, etc. Il s’agit donc d’un élargissement de la conception développée par Elinor Ostrom d’une gestion collective de ressources positives ou désirables. Certaines de ces ruines sont actives (la ruine est alors ruineuse, ruina ruinans) et contribuent à la destruction d’un monde commun, alors que d’autres ne le sont plus, à l’images d’installations « décommissionnées » (la ruine est alors ruinée, ruina ruinata)22. Évidemment, la distinction n’est pas parfaitement étanche. Le pétrole, par exemple, demeure à la fois ruineux et ruiné. Ruiné car il naît de l’amoncellement de cadavres. Ruineux car sa combustion qui libère le CO2 dans l’atmosphère en fait une des substances les plus ruineuses (avec le charbon) sur lesquelles une civilisation pouvait assurer son développement…
D’où l’enjeu politique des communs négatifs et du traitement à leur apporter23, aujourd’hui décisif. Cet enjeu déterminant ne doit pas être confondu avec un appel à la résilience des populations exposées à des réalités qui minent leur conditions de vie : c’est tout l’inverse s’il s’agit de se réapproprier la capacité de remettre en cause non tant des « externalités » (des effets malheureux) que l’existence même de certains infrastructures (leurs causes). Car tenir ce pari suppose des échelles extrêmement contrastées, celles qui relient mon smartphone au crypto-esclavage des travailleurs et travailleuses des usines qui le produisent, de même qu’au crypto-esclavage des enfants descendant dans les mines en Afrique pour aller chercher les métaux nécessaires à sa production dans les usines.
Nous parlons ordinairement de « déchets » radioactifs. Cette proposition les assimile plutôt à des ruines du fait, précisément, de leur mode de production, de leurs échelles de temps, de notre impossibilité à échapper à leur voisinage et à les réabsorber. Ma vision des communs négatifs, allant jusqu’au bout de cette proximité et en contraste de celle de Mies et Bennholdt-Thomsen, propose de distinguer, par-delà le contraste entre déchets et ruines, deux types de ruines. C’est ainsi que je tente de construire un passage entre ce Terrestre si difficilement atteignable et ce Global auquel il s’agirait d’échapper, tous deux traversés par les incursions, difficilement saisissables mais de plus en plus prégnantes, de la Planétarité.
Prenons deux exemples pour illustrer ce point. Le premier concerne la ruine ruineuse par excellence, à savoir les déchets nucléaires, et les contraintes qu’ils font peser. Les sites d’enfouissement de ces déchets, tel Onkalo en Finlande, objet du film Into Eternity du réalisateur danois Mickaël Madsen24, le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP) au Nouveau Mexique ou encore Cigéo à Bure. Ces sites nous font toucher du doigt le décrochage entre le Globe (la Technosphère, les infrastructures humaines, etc.) et la Planétarité. Cette ruine ruineuse constitue un véritable lit de Procuste auquel tentent de se conformer institutions et infrastructures en élargissant la durée de vie de ces sites au-delà du concevable et de toute expérience antérieure ; une gageure au plan technique, car il n’existe pas d’installations ayant survécu plusieurs dizaines de milliers d’années, mais aussi sémiotique et par conséquent civilisationnel. L’un des défis majeurs posés par ces installations est effet d’en éviter l’accès. Cela se fait soit par une signalétique adaptée, qui rencontre elle-même des problèmes de durabilité matérielle, aucun système langagier ou sémiotique n’ayant traversé de telles durées25 (c’est le choix réalisé au Nouveau-Mexique et en France) ; soit en masquant les accès à de tels sites, comme en Finlande, et en tablant sur un oubli volontaire, le temps effaçant progressivement le souvenir de ces installations.
Le second exemple est nettement moins évident. Il concerne le numérique lui-même. Habituellement valué positivement, tantôt réservoir de croissance et d’innovations, voire d’utopies politiques, il peut être néanmoins considéré sous un jour nettement plus négatif. Il suffit de se référer aux qualificatifs employés par Likavčan et Bratton : tour à tour « cadavre » ou machine « auto-immolante », il semble bien dérisoire de chercher au numérique un autre destin pharmacologique. Surtout si son caractère zombie lui est intrinsèque et non accidentel. Le smartphone, par exemple, nous met aux prises, quotidiennement, avec des échelles planétaires : les roches contenant les métaux à partir desquels il est façonné résultent d’une histoire et de processus dont le référent est l’univers lui-même. Dans la zone critique, ces métaux dans et hors des smartphones se maintiennent à des échelles qui les voient s’accumuler dans les couches géologiques sans jamais disparaître (aux échelles humaines). En somme, ce sont des cadavres impuissants à se décomposer. D’un autre côté, la dépendance à ces technologies s’accroît à mesure que la numérisation « progresse ». Et ce, alors même que ce mouvement, et les choix technologiques de façon générale, échappent à la délibération politique26.
En somme, s’emparer des communs négatifs numériques relève d’une double gageure : politiser les questions techniques et les échelles planétaires. Mission en apparence impossible. Et pourtant, cette conjonction des urgences et des impossibilités pourrait bien forcer les destins et accélérer, à toutes les échelles, les revendications de collectifs hétéromorphes conduits, par l’urgence, à se mêler de ce qui ne les regardait pas.
Communs négatifs et démantèlement des techniques
L’intérêt de la notion de communs négatifs dans ce contexte est de donner prise à des formes de politisation qui excèdent sans l’exclure la référence au Global et à ses problématiques, centrées sur les motifs de lutte traditionnels contre le capitalisme, l’impérialisme, etc., pour ouvrir sur d’autres échelles de temps. Les luttes qui en témoignent, comme à Bure, précèdent d’ailleurs cette réflexion qui doit être étendue à bien d’autres réalités – qu’il s’agisse des couches géologiques que produit un smartphone au rebut ou du pétrole brûlé pour faire fonctionner des machines agricoles qui détruisent les sols. La planétarité échappe sans doute aux prises politiques. Mais alors, c’est à l’interface entre la planétarité et le Global, lieu traditionnel des luttes, que celles-ci doivent désormais se déployer. Et ce, sans pour autant rabattre les échelles inaccessibles sur celles qui le sont, comme semblent le faire les partisans du Capitalocène.
À la lumière des communs négatifs, la planétarité n’apparaît ni comme « un monde commun à recomposer » (Bruno Latour), ni comme une « terraformation » à réorienter (Benjamin Bratton). Elle implique une tâche incontournable, difficile et périlleuse de démantèlement de certaines techniques – au sens large : de certains appareillages mécaniques et numériques d’automation en passant par les infrastructures jusqu’aux appareils organisationnels de gestion et de management27. Pour que (re)composition et terraformation permettent d’éviter les effondrements dont les menaces se multiplient à notre horizon, certaines des logiques et des logistiques qui nous gouvernent et nous nourrissent actuellement devront être démantelées, pièce par pièce.
La terraformation planétaire dont nous héritons est bâtie sur des techniques fondamentalement toxiques auxquelles nous sommes cependant attachés28. Ce n’est sans doute pas un hasard si la technique, et autant que le capital, figure aujourd’hui au centre des conflits idéologiques et politiques dont nous avons donné une première esquisse. La technique dominante depuis plusieurs siècles marque en effet la prégnance de la part inorganique (ou morte) du vivant, l’inhumain sis au cœur de l’humain – cette planétarité qui nous traverse tout en nous demeurant fondamentalement étrangère29.
1 Bruno Latour, Où atterrir ? (Paris : La Découverte, 2017).
2 Bruno Latour, Face à Gaïa : huit conférences sur le nouveau régime climatique (La découverte, 2015), Pierre-Henri Castel, Le mal qui vient (Paris : Les éditions du Cerf, 2018).
3 Emmanuel Bonnet, Diego Landivar, et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture : Une écologie du démantèlement (Paris : Éditions Divergences, 2021).
4 Colin N. Waters et al., éd., « The Technosphere and Its Physical Stratigraphic Record », in The Anthropocene as a Geological Time Unit: A Guide to the Scientific Evidence and Current Debate (Cambridge : Cambridge University Press, 2019), 137 55.
5 Amitav Ghosh, Le grand dérangement. D’autres récits à l’ère de la crise climatique (2016) (Marseille : Wildproject, 2021).
6 Andreas Malm, Fossil capital: the rise of steam-power and the roots of global warming (London ; New York : Verso, 2016).
7 Jason W. Moore, Anthropocene or capitalocene?: nature, history, and the crisis of capitalism (Oakland, CA : PM Press, 2016).
8 Armel Campagne, Le Capitalocène (Paris : Éditions Divergences, 2017).
9 Outre Où Atterrir, on pourra se référer au récent Où suis-je ? (Empécheurs de penser rond, 2021).
10 Voir en particulier Déborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, « L’arrêt de monde », in De l’univers clos au monde infini, éd. par Emilie Hache (Dehors, 2014), 221 339, repris dans Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro, The Ends of the World, trad. par Rodrigo Guimaraes Nunes (Malden, MA: Polity Press, 2016). Pour une analyse critique, qui n’est pas elle-même sans soulever d’intéressantes question à son tour, voir David Chandler et Julian Reid, Becoming Indigenous: Governing Imaginaries in the Anthropocene (Lanham : Rowman & Littlefield Publishers, 2019).
11 Dipesh Chakrabarty, The Climate of History in a Planetary Age, First edition (Chicago ; London : University of Chicago Press, 2021). p. 49).
12 Benjamin H. Bratton, The Stack: on Software and Sovereignty (Cambridge, Massachusetts : MIT Press, 2015), p. 96. Traduction françaisepartielle : Le Stack. Plateformes, logiciels et souveraineté, Grenoble, UGA Éditions, 2019.
13 Lukáš Likavčan, Introduction to Comparative Planetology (Strelka Press, 2019), p. 52. Ce découplage au conditionnel, entre régime de gouvernance et dispositif technique, indexe son optimisme allégué sur des thèses qui rappellent la neutralité de la technique, ou tout du moins son assimilation à un simple outil, ce qui n’est évidemment pas sans soulever des interrogations légitimes.
14 Pour une histoire du risque existentiel, voir le livre de Thomas Moynihan, X-Risk: How Humanity Discovered Its Own Extinction (Falmouth, UK: Urbanomic, 2020). Concernant le longtermism, voir l’article en forme d’alerte de Phil Torres, « The Dangerous Ideas of “Longtermism” and “Existential Risk” », Current Affairs, 28 juillet 2021, www.currentaffairs.org/2021/07/the-dangerous-ideas-of-longtermism-and-existential-risk.
15 Bien entendu, l’œuvre de Latour donne de nombreuses prises pour se saisir des enjeux techniques. Les rapports entre humains, non-humains et leurs milieux, sont d’ailleurs pensés à cette aune et ainsi dénaturalisés, ce qui constitue une avancée considérable (visible en particulier dans Où suis-je ?). Reste que le Terrestre lui-même, comme catégorie plus massive, demeure relativement éloigné de ces considérations. Les ressources pour activer une autre lecture sont cependant bel et bien présentes.
16 Pour une critique de la notion de pharmakon, voir Bonnet, Landivar, et Monnin, Héritage et fermeture, p. 46-52.
17 Chandler et Reid, Becoming Indigenous.
18 Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, « Defending, Reclaiming and Reinventing the Commons », Canadian Journal of Development Studies / Revue canadienne d’études du développement 22, no4 (1 janvier 2001): 997 1023.
19 Collectif, Fukushima et ses invisibles (Les éditions des mondes à faire, 2018); Sabu Kohso, Radiations et révolution : Capitalisme apocalyptique et luttes pour la vie au Japon (Éditions Divergences, 2021).
20 Ce point est développé dans Alexandre Monnin, « Les « communs négatifs » », Études Septembre, no 9 (1er septembre 2021), pp. 59-68.
21 Alexandre Monnin, José Halloy, et Nicolas Nova, « Au-delà du low tech : technologies zombies, soutenabilité et inventions », in Low tech : face au tout-numérique, se réapproprier les technologies, éd. par Isabelle Attard et al., Passerelle 21 (Paris : ritimo, 2020), 120-128 ; Mathieu Arnoux et al., « Trois questions à… Mathieu Arnoux, Christophe Goupil, José Halloy et Eric Herbert sur le Laboratoire Interdisciplinaire des Énergies de Demain (LIED) », Lettre de l’INSHS, novembre 2020, www.inshs.cnrs.fr/sites/institut_inshs/files/download-file/lettre_infoINSHS_68_0.pdf. Voir également le premier chapitre d’Héritage et Fermeture.
22 Cf. Héritage et Fermeture, op. cit., chapitre 1.
23 Je renvoie également sur ce point à la typologie esquissée dans Héritage et Fermeture, op. cit., pp. 41-45.
24 Voir également Vincent Ialenti et Marcia Bjornerud, Deep Time Reckoning: How Future Thinking Can Help Earth Now (Cambridge, Massachusetts : The MIT Press, 2020).
25 Comme l’indique la linguiste Emmanuelle Bordon dans un article intitulé « Communiquer avec nos descendants : une entreprise impossible », écrit pour le site de l’association Adrastia mais jamais publié depuis : « Au nouveau Mexique, pour le WIPP, il a été décidé de signaler le site par plusieurs modalités : des constructions monumentales en pierre, des inscriptions en plusieurs langues et des pictogrammes. Cette option fait l’hypothèse que parmi nos descendants, il s’en trouvera qui parviendront à les déchiffrer, comme Champollion est parvenu à déchiffrer les hiéroglyphes. La multiplication des modalités a pour objectif de multiplier leurs chances, un peu à l’instar de la pierre de Rosette. […] Si on peut s’autoriser cette comparaison, les égyptologues sont entrés dans les pyramides bien avant d’avoir su déchiffrer les hiéroglyphes. ».
26 Yaël Benayoun et Irénée Régnauld, Technologies partout, démocratie nulle part : Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous (Limoges : FYP éditions, 2020).
27 C’est la thèse centrale développée dans Héritage et Fermeture.
28 Voir le constat dressé par Ivan Illich sur son évolution intellectuelle : « Dans les années 1980 j’ai évolué vers un autre point de vue, comprenant que les gens étaient bien plus absorbés ou intégrés dans des systèmes que ne l’avais d’abord vu. C’était tout sauf une simple nuance ! », cité dans Silvia Grünig Iribarren, Ivan Illich (1926-2002) : The Convivial City (thèse de doctorat, Université Paris-Est, 2013).
29 Cette part n’est d’ailleurs pas absente de la caractérisation que donne Marx du capital (et non du capitalisme), au titre d’une « substance automatique ».
Sur le même sujet
Articles les plus consultés
- Pour Gaza, contre l’antisémitisme, autrement Fragiles propositions vers une gauche d’émancipation internationaliste
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Le partage du sensible
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le mouvement Standing Together en Israel Palestine