92. Multitudes 92. Automne 2023
A chaud 92.

Les corps de la brutalité policière

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J’étais présente en « militante écoterroriste » au soulèvement de Saint-Colomban, le petit dernier avant la dissolution. Pour une fois, la police se tenait à distance. Pendant la procession, avec un petit groupe écoféministe, nous avons tout de même lu et crié un poème-antidote à la brutalité, la « Litanie pour la survie » d’Audre Lorde, qu’elle conclut en disant :

« mais quand nous sommes silencieuses
nous craignons encore.
Alors il vaut mieux parler
en se rappelant
que nous n’étions pas censées survivre. »

Au moment où le pays s’embrase à la suite du meurtre de Nahel M., le poème de Lorde résonne avec une épaisseur renouvelée1. Dans cet article, et à partir des travaux du psychologue et militant abolitionniste africain-américain Resmaa Menakem, je propose de nous demander : par quel mécanisme un enfant racisé devient-il tuable par un homme blanc armé par l’État ? Comment cet homme, ancien militaire, entraîné au combat, en vient-il à se sentir suffisamment menacé pour tirer à bout portant sur un jeune désarmé ? Et quels antidotes développer pour empêcher la possibilité de ce meurtre ?

Abolitionnisme somatique

Dans Les mains de ma grand-mère. Le trauma racialisé et la réparation des corps et des cœurs, paru en 2017 2, Resmaa Menakem enquête sur l’incarnation du racisme systémique et de la brutalité d’État dans le corps policier. Menakem essaye de prendre au sérieux les déclarations des policiers qui disent qu’« ils n’ont pas compris ce qui les a pris », que « ce n’est pas leur cerveau conscient qui a tiré », pas pour les en excuser (d’aucune manière), mais pour dresser le portrait archétypique de ce qu’il appelle les « corps bleus » et montrer les formes d’irritabilités, de peurs et d’automatismes qui y sont engrainées.

Menakem se présente comme un abolitionniste somatique, pour qui « l’après-vie de l’esclavage », la survivance du racisme colonial, exigent de travailler à une abolition des manières réflexes d’être en relation les unes aux autres. À ce titre, il a élaboré et mis en œuvre des formations adressées aux forces de police aux États-Unis, suivant les pas d’Audre Lorde qui fut l’une des premières à enseigner l’histoire du racisme systémique à des policiers en activité. Bien que frôlant de manière problématique avec le réformisme, on peut dire que son travail relève d’un pragmatisme somatique. Menakem se propose de lutter un corps après lautre pour tenter de rompre le cycle traumatique des violences.

Les archives de la brutalité se répètent, de génération en génération, par des automatismes qui sont rarement perçus comme tels et qu’il s’agit de dénicher en chacun·e de nous – en particulier les « corps blancs3 ».

La fausse fragilité du corps blanc

La sociologue Robin DiAngelo a nommé « fragilité blanche4 » la perception faussée des personnes blanches qui se croient vulnérables à la présence des personnes non-blanches. Il suffit que la race « apparaisse » (sous la forme de l’autre racisé·e, ou sous la forme du débat racial) pour que les corps blancs (c’est-à-dire : celleux qui se prennent pour tels) se sentent « attaqués », « menacés ».

Si ce dont parle Robin DiAngelo est d’abord une manifestation discursive (DiAngelo s’intéressant primordialement aux relations qu’elle, une femme blanche, entretient avec ses collègues quand elle incarne le rôle de la rabat-joie anti-raciste), la fragilité blanche a aussi une manifestation somatique. Resmaa Menakem la détaille avec rigueur à partir d’une réflexion sur le fantasme selon lequel les personnes Noires résisteraient mieux à la douleur, à la chaleur, à l’effort – idée qui, aux États-Unis, a de fortes racines dans l’histoire de l’esclavage, et dont l’archive coloniale de la police française est tout aussi remplie5. Menakem écrit ainsi :

« L’idée d’invulnérabilité Noire, le caractère terrifiant qui s’attache à la Noirceur, requiert une image miroir : le fantasme de la fragilité blanche. Pendant des siècles, les États-unien·nes blanc·hes ont vécu sous un étrange paradoxe contradictoire, qu’on peut restituer ainsi : les corps Noirs sont incroyablement forts et terrifiants et indifférents à la douleur, ils peuvent tout supporter, mise à part la destruction ; inversement, les corps blancs sont extrêmement faibles et vulnérables, en particulier aux corps Noirs ; et donc, c’est le rôle des corps Noirs de prendre soin des corps blancs, de les apaiser et de les protéger – en particulier des autres corps Noirs. […]

Ce mythe a été renforcé par un deuxième fantasme : parce que les corps blancs sont vulnérables aux corps Noirs, quand un corps Noir n’obéit pas à un corps blanc, il doit être brutalisé ou détruit. Il ne peut y avoir la moindre indulgence, arrière-pensée ou demi-mesure. Parce que les corps Noirs sont presque invulnérables, la brutalité et la destruction doivent être rapides et sans pitié6. »

Dans Le conflit nest pas une agression, Sara Schulman pointait déjà que les personnes avec plus de pouvoir dans une situation asymétrique ont tôt fait de représenter comme « agression », tout rapport conflictuel, toute opposition, toute indocilité 7. Et c’est ainsi que, dans le cas de Nahel M., le caractère hors-la-loi de ses actes (il conduit sans permis, il refuse d’obtempérer), sont reconvertis en agressions justifiant la réponse meurtrière.

L’hyperkinéticité raciale et ses masques blancs

Dans ses travaux sur les Identités françaises, Mame-Fatou Niang a montré comment, au cours des révoltes des banlieues de 1994 et de 2005, les lexiques mobilisés pour décrire les « jeunes des banlieues » recourent systématiquement au « bestiaire » de l’animalité, de la maladie, de l’éruption voire de la contagion8.

Parmi les slogans qu’on trouvait dans la marche pour Nahel, on pouvait lire : « C’est toujours les mêmes pour qui être en FAUTE coûte la VIE. » On connaît bien à présent les chiffres du Défenseur des droits qui montrent qu’en France, un « jeune homme, perçu comme noir ou arabe » a vingt fois plus de chance d’être contrôlé par la police que n’importe quelle autre catégorie de personne9. Ou pour le dire autrement : les sujets perçus comme ingouvernables sont souvent lus comme hyperkinétiques. Ils bougent trop, ils tremblent trop, leurs mouvements sont trop violents.

C’est ce que læ linguiste Mel Y. Chen a montré dans un remarquable essai dédié à la notion d’« Agitation10 », ou comment la notion de turbulence, d’émeute ou de trouble est systématiquement employée pour décrire les agitations jugées comme répréhensibles et pour en justifier le contrôle.

Le corps traumatique bleu

On connaît de mieux en mieux la manière dont le « stress post-traumatique » induit des comportements automatiques de survie, qui peuvent aller de la fuite, au figement et à des formes d’agressivité démesurées (désignés en anglais par les « trois F » : fight, flight, or freeze). Développée à l’ère de l’industrialisme pour rendre compte des troubles survenus à la suite d’accidents de masse (notamment les accidents ferroviaires), l’hypothèse des troubles du stress post-traumatique s’est progressivement étendue aux troubles affectant les personnes survivantes aux conflits armés ou aux violences intrafamiliales. Elle est aussi de plus en plus mobilisée pour penser les héritages de l’esclavage et ses après-vies, tant chez les descendant·es de personnes esclavisées que chez les autres.

Une idée structurante du livre de Resmaa Menakem est de penser la condition blanche à partir de l’idée de trauma colonial, en décrivant les comportements réflexes associés à la blanchité comme des redites de comportements archaïques. Or sous cette condition blanche et la soutenant, la condition « bleue », celle du corps policier occupe une position spécifique :

« La grande majorité des policiers […] vivent dans un champ qui leur demande régulièrement d’être les témoins des traumas et des tragédies que vivent les autres – le résultat est qu’ils ont à traverser des traumas par procuration qu’on appelle encore traumas vicariants.

[…] Certains officiers de police s’efforcent de gérer cette énergie – ou d’apaiser leurs corps – avec l’alcool, les drogues, la dissociation, les abus sexuels, l’isolement, ou un cocktail de ces différentes stratégies. […] Ajoutez à cela que la culture policière, dans certains endroits, est construite autour d’une pensée de type nous contre eux. Et alors quand le trauma intergénérationnel transpire dans nos corps et dans les leurs, comment la rencontre pourrait-elle mener à autre chose qu’à la tragédie 11 ? »

Menakem ne parle pas seulement des meurtres d’enfants Noirs par des policiers blancs. Il considère aussi des cas de violence « blancs sur blancs » : un policier blanc prend en chasse une voiture ; après une longue course poursuite, la voiture s’arrête, le conducteur blanc pose ses mains sur le volant ; le policier lui tire dessus. Après l’incident, le policier déclare : « je crois que la mémoire musculaire de mon entraînement aux armes à feu a contribué à la décharge involontaire alors que la situation était stressante. »

Menakem tire de cette description la question :

« Que ce serait-il passé si [ce policier] avait aussi été entraîné à calmer son corps, à prendre soin de lui-même, et non seulement à utiliser son arme à feu ? Et qu’arrive-t-il quand le corps d’un officier de police interprète la simple présence d’un corps Noir – ou la présence d’un corps Noir et un objet qui pourrait possiblement être une arme – comme une situation hautement stressante12 ? »

Pratiques de corps et de respiration

Répétons-le : il ne s’agit pas ici de donner des stratégies pour prendre soin des flics, mais bien d’abolir la police. Cependant, la question demeure : devons-nous ne rien faire de nos agresseurs policiers alors qu’on continue de leur mettre des armes létales entre les mains ? Et qu’arrivera-t-il des flics une fois la police abolie ? Tel est l’argument de Menakem : lutter pour la démilitarisation de la police/son abolition, c’est, indissociablement, lutter pour la démilitarisation des corps bleus.

C’est donc en abolitionniste que Menakem propose des « pratiques de corps et de respiration », des sortes d’exercices somatiques où il s’agit de percevoir les choses autrement à partir de gestes concrets et répétés qui rompent avec les habitudes engrammées. Voici un encadré qu’on trouve à la fin du chapitre « la suprématie du corps blanc et le corps policier ».

« Trouvez un lieu calme et confortable où vous pouvez observer vos propres pensées pendant une dizaine ou une quinzaine de minutes. Apportez un papier et un stylo – ou un ordinateur – avec vous.

Pensez à la dernière fois où vous avez personnellement été témoin de l’appréhension ou de l’arrestation d’un corps Noir. Cet incident ne doit pas provenir de la télévision, d’un film, de YouTube ou d’Internet ; il doit être réellement arrivé à votre corps, en votre présence.

Autant que vous le pouvez, souvenez-vous et revivez cet incident, aussi complètement que vous le pouvez, du début à la fin. Portez attention – moment par moment – à la manière dont vous vous sentiez dans votre corps et quelles pensées et quelles émotions vous traversaient.

Écrivez chacune de ces réponses physiques, émotionnelles et mentales avec autant de détails que possible, y compris là où vous l’avez ressenti dans votre corps, que cela ait été plaisant ou déplaisant, que cela se soit accompagné d’un resserrement ou d’une ouverture.

Videz votre esprit et prenez dix inspirations lentes et profondes.

Revenez ici et maintenant. Réorientez-vous en regardant autour de vous, y compris derrière vous.

À présent, autant que vous le pouvez, souvenez-vous et revivez la dernière fois où vous avez été témoin, en personne, de l’appréhension ou de l’arrestation d’un corps blanc. Comme tout à l’heure, faites bien attention à la manière dont votre corps se sentait à chaque instant, et à quelles pensées et à quelles émotions vous traversaient.

À nouveau, écrivez avec autant de détails que possible.

Videz votre esprit avec dix inspirations lentes et profondes.

À présent, comparez les deux compte-rendu écrits. Sont-ils similaires, ou diffèrent-ils ? S’ils diffèrent, décrivez les différences. Comment rendriez-vous compte de ces différences ? »

Et Menakem d’ajouter :

« En travaillant à l’écriture de ce livre, j’ai mené une série de sessions d’entraînement avec le département de police de Minneapolis. Ma tâche était d’aider ses membres à apprendre à prendre mieux soin de leurs corps ; à réduire et à éviter les tensions non nécessaires, au travail et à la maison ; et à apaiser délibérément leurs corps dans un grand nombre de circonstances. Quand nous avons commencé à travailler ensemble, je n’ai pas été surpris de découvrir que, pour de nombreux·ses officiers, j’étais le premier professionnel à les guider de cette manière13. »

Politiser l’enfance non-blanche

Dans un article dédié à la mort de Nahel, Paul B. Preciado a bien montré comment la minorisation combinée des enfants avec celle des personnes racisées génère l’exposition des enfants non-blancs à la mort prématurée : non seulement placés sous la tutelle d’autrui et interdits de prendre part aux décisions politiques, les enfants non-blancs sont simultanément suradultisés et rejetés hors de la vie adulte potentielle14. Iels sont interpellables (x20) à tout moment, car pour l’État et sa police, iels n’ont rien à faire dans l’espace public. Iels sont tuables, voire à tuer, parce qu’iels menacent l’ordre des ségrégations sociales et la fausse fragilité du corps blanc.

Quand j’étais petite, à une réunion de famille, mes oncles (blancs, censément « comme moi ») se sont mis à plaisanter à propos de mon petit frère, un nourrisson, qui criait un peu fort : « ah oui, ça, les Arabes pour les faire taire, c’est à coups de maillet dans le crâne. » Nous sommes immédiatement parties, ma mère, moi, et mon frère. Je n’arrive pas à me sortir ces mots de la tête depuis que j’ai vu les images de la mort de Nahel, et que comme tant d’autres, je n’arrête pas de penser que « ça aurait pu être mon petit frère ». Et je pense à la brutalité de l’anesthésie, qu’elle soit portée par l’alcool, le racisme ou l’épaisseur de la carapace policière. Et je pense à tous les efforts qu’il reste à faire pour sortir du régime pétrosexoracial qui ne rêve que de faire taire, « à coups de maillet dans le crâne », les voix inaudibles des « petits » qui veulent d’autres mondes.

On a prétendu dépolitiser les gestes des soulevé·es des banlieues, en les traitant de casseur·euses, en faisant comme si leurs motivations n’étaient pas évidentes, en traitant leurs révoltes de barbares. Il est urgent de refuser, en nombre, cette dépolitisation15. Les corps des enfants non-blancs ne devraient pas être tuables. Leurs voix ne devraient pas être inaudibles. Et nous avons besoin de nous afficher en masse et de nous outiller – nous toustes, et en particulier celleux d’entre nous, « corps blancs », qui refusons décidément le monde qui rend ces morts possibles.


Une version plus longue de cet article est parue sur
www.pourunatlasdesfigures.net/element/les-corps-
de-la-brutalite-policiere-pour-un-abolitionnisme-somatique

1Audre Lorde, « Litanie pour la survie », dans La licorne noire, (1978), trad. fr. G. Dambury, Paris, LArche, 2021. – Merci à Anne Querrien, Léna Dormeau et Yves Citton pour leurs relectures précieuses de cet article.

2Resmaa Menakem, My Grandmothers Hands: Racialized Trauma and the Pathway to Mending Our Hearts and Bodies, Las Vegas, NV: Central Recovery Press, 2017.

Saidiya Hartman, À perte de mère, (2006), trad. fr. M. Soumahoro, Paris, brook, 2023 (à paraître).

3Il est important dinsister sur le caractère archétypal auquel renvoient ces mots, « corps bleus », « corps blancs » et « corps Noirs » dans le texte de Menakem. Personne na, à proprement parler, de tels corps. En revanche, des rôles sociaux sont attendus de celleux qui sont perçus ou qui se perçoivent comme ayant de tels corps : ces normes, intenables et idéales (ce sont des normes), ont cependant des effets bien concrets sur les comportements et sur les automatismes, que Menakem sefforce de décrire.

4Robin DiAngelo, Fragilité blanche. Ce racisme que les blancs ne voient pas, (2018), trad. fr. B. Viennot, Paris, Arènes, 2020.

5Cf. Mathieu Rigouste, La domination policière, (2012), Paris, La Fabrique, rééd. 2021.

6Resmaa Menakem, op. cit.

7Sara Schulman, Le conflit nest pas une agression, (2016), trad. fr. J. Burtin Zortea et J. Gross, Paris, B42, 2021.

8Mame-Fatou Niang, Identités françaises : banlieues, féminités et universalisme, Leiden, Brill, 2020, chapitre 1.

10Mel Y. Chen, « Agitation », SAQ, vol. 117.3, 2018.

11Resmaa Menakem, op. cit.

12Ibid.

13Ibid.

14Paul B. Preciado, « Le pouvoir des petits », Libération, 8 juillet 2023.

15Sur le caractère prétendument non-politique des émeutes, on peut notamment écouter les interventions de Joao Gabriel et Sihame Assbague dans « Justice pour Nahel – 4/5 – Quelle réponse politique ? », une émission de la chaîne Histoires crépues. Il y est, entre autres, question de linterdiction de la marche pour Adama par le préfet de police de Paris (comme quoi, quand les « émeutes » prennent des formes politiques plus classiques, elles sont aussi interdites), interdiction édictée notamment au motif quil pourrait sy tisser des alliances avec les Soulèvements de la Terre dissous, donc devenus « illégaux » – ou comment la répression politique de lécologie radicale est instrumentalisée pour faire taire les mouvements contre les violences policières, et réciproquement.