Où est le quatrième petit singe ?
Dans les Entretiens de Confucius (551-479 av. J.-C.), il est écrit : « De ce qui est contraire à la bienséance, ne pas regarder, ne pas écouter, ne pas le dire, ne pas le faire ». La transcription bouddhiste de cette maxime a produit la fameuse statuette-talisman des trois petits singes de la sagesse, l’aveugle, le sourd et le muet : tu seras protégé du mal si tu ne vois pas, si tu n’entends pas, si tu ne parles pas. Mais qu’est devenue la quatrième prescription confucéenne, « ne pas le faire » ? Où est passé le quatrième petit singe ? Cette représentation de la « sagesse » et plus explicite encore, la disparition du quatrième petit singe, symbolise bien le paradoxe de l’inceste.
Tous les jours, dans tous les pays du monde, dans beaucoup de familles, quels que soient les régimes politiques, quels que soient les milieux sociaux, un père viole sa fille, un grand-père impose une fellation à sa petite fille, un grand frère ou une grande sœur abuse de sa petite sœur, un beau-père ou un oncle profitent du côtoiement familial pour contraindre des enfants. Ces crimes sont commis à 98 % par des hommes.
Le fossé est abyssal entre les théories abstraites de l’interdit universel de l’inceste et les pratiques quotidiennes. Toute la société, depuis sa cellule élémentaire qu’est la famille jusque, par emboîtement osmotique, ses institutions et ses écoles de pensée, sont prises dans la spirale de la domination patriarcale qui produit la violence de l’inceste, la violence du silence, la violence de l’inertie. Tout autant que son interdiction, la pratique de l’inceste est structurante de l’ordre social1.
Théories stylisées de l’interdit de l’inceste
Pendant près d’un siècle, les psychanalystes ont nié les ravages de l’inceste. Pourtant, Freud avait formulé en 1896, à partir de sa clinique et des récits de ses patientes, sa « théorie de la séduction », la neurotica. Les jeunes femmes de son cabinet avaient été victimes de séduction – comprendre d’abus sexuels précoces – de la part d’un adulte, le traumatisme avait été converti en symptôme hystérique et refoulé. Ses lettres à Fliess décrivant les horreurs des abus sexuels sont explicites2. Puis, sous la pression de ses pairs et de la société viennoise, il prend théoriquement la tangente. Il affirme désormais que ces abus n’ont pas eu lieu, qu’ils ne sont que le fruit de l’imagination, de « pulsions » et de fantasmes d’abus qui prendraient leur source dans un désir inconscient. La parole de l’enfant n’est plus crue, il raconte des histoires. Pire, le père ne doit plus être vu comme le séducteur pervers qui « pointe » dans le discours complaisant des hystériques, c’est la figure de la mère, première initiatrice de la sexualité infantile, qui devient source de névrose3.
Un incontestable rapprochement entre théories et réalités est opéré à la même époque par les recherches médicales, en particulier celles de la médecine légale, puis de la psychiatrie. Elles raisonnent à partir d’observations cliniques et non de schémas théoriques. Elles énumèrent les symptômes de l’« après-coup traumatique ». Même si l’agression sexuelle a eu lieu sur un corps d’enfant encore immature, c’est à l’âge adolescent et adulte que se révèlent les séquelles les plus graves pour les petites filles « incestées4 ». Elles sont aujourd’hui largement documentées5 : mésestime de soi, tendances suicidaires, dépressions, grossesses précoces et infections sexuelles conséquentes d’une instabilité affective, abus d’alcool et de substances psychotropes, troubles du comportement alimentaire, scarifications.
L’écart entre théorie et pratique se creuse à nouveau au mitan du XXe siècle. L’explication socioculturelle de l’interdit de l’inceste opérée par l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss en façonne une représentation commune qui va devenir dominante6. L’interdit de l’inceste qui enjoint à l’homme de céder ses filles et ses sœurs à autrui établirait des liens d’échange entre familles et au-delà, entre groupes sociaux. Il devient la clause première du contrat social exogame qui brise les limites de l’espace dangereusement clos du groupe familial7. Il fonde le passage de la nature à la culture.
Pourtant, depuis trente ans, les témoignages douloureux sur les « faits divers » d’inceste affluent, à travers articles, livres, émissions de radio et de télévision, films de fiction inspirés d’expériences réelles. Dorothée Dussy dans son ouvrage fondamental, Le berceau des dominations8, considère que cette théorie structurale est un « avatar de l’ordre social ». Cette théorie admet l’inceste, mais interdit qu’on le voie, qu’on l’entende, qu’on en parle. Quant à la nature, aucun animal n’a de relations sexuelles avec ses petits9, c’est une spécialité de l’homme. Quant à l’échange des femmes comme signe de culture, les militantes féministes Monique Witting ou Gayle Rubin clouent le présupposé au pilori : il ramène les femmes au statut de marchandise. Pour comprendre le système de domination qui produit l’inceste, il faut quitter les théories stylisées et s’attacher à la dimension cachée du réel, nous rappelle opportunément Dorothée Dussy.
Les faits sont têtus
L’intime est politique disent les féministes. Pour politiser l’inceste, il faut dépasser le fait divers qui individualise et minimise les paroles. De tous les opprimés, les enfants sont les plus muets, dit Christine Rochefort. Il faut déconfiner le silence de l’enfant incesté. Quel est donc le réel de l’inceste ?
Depuis de longues années, les histoires d’inceste jaillissent dans les médias, sont racontés dans des livres, dans des films. Et pourtant, rien ne change. En 1986, le témoignage à visage découvert d’Eva Thomas10 aux Dossiers de l’écran a créé une première césure. Puis, anesthésie générale. La liste des récits d’inceste est pourtant longue, la verbalisation a été subjectivée dans des œuvres, des témoignages directs, par des artistes et écrivains connus, mais aussi des anonymes : Violette Nozière, Barbara, Christine Angot, Louise Bourgeois, Niki de Saint Phalle, Claude Ponti, Gabriel Tallent, Louise Amstrong, Alex Marzano-Lesnevich, Isabelle Aubry, Agnès B, Toni Morrisson, Corinne Masiero, Audrey Pulvar, Lydia Guardo, Mélissa Plaza, Monia Ben Jémia ; les films Viridiana, Festen, Les chatouilles. Mais aussi objectivée par des enquêtes et des recherches, De l’inceste, La loi des pères, La fabrique des pervers, Le berceau des dominations. C’est une vague immense qui monte, enfle, se brise sur les rochers sans faire de bruit, sans une éclaboussure, mais dépose sur le sable des vies brisées.
Comme cinquante ans auparavant le Manifeste des 343 signé, entre autres, par des stars de la culture affirmant avoir avorté, le livre de Camille Kouchner, « fille de », La Familia grande, a ébranlé le socle social patriarcal. Le crime est homosexuel, il a lieu dans une famille recomposée, il est perpétré par un homme de pouvoir abrité dans le temple de la scissiparité des élites administratives, Sciences Po. Là, le nerf est touché à vif, il ouvre grand les vannes des réseaux sociaux et provoque le tsunami ≠MeTooInceste – alors que le sujet de l’inceste n’avait étonnamment pas surgi avec ≠MeToo. Comment qualifier ce déferlement de paroles anonymes, la description clinique des actes ? Glauque, voyeur, pornographique, victimaire ? Rien de tout cela. Une prise de conscience du droit de parler. Des faits, rien que des faits. Et la libération de la parole extirpe celles qui la portent comme étendard de leur statut de victime pour en faire les autrices de leur propre vie. Écrire, parler, c’est reprendre du pouvoir.
On peut objecter que tout cela n’est pas objectif, que ce sont des expériences individuelles, qu’il faut des chiffres. L’un d’eux a frappé l’opinion. Il y aurait, sur une classe de CM2, 2 à 3 enfants victimes d’inceste, avec les symptômes afférents que l’institution scolaire est dans l’incapacité de détecter : fatigue extrême pour cause de nuits perturbées par l’agresseur, baisse des résultats scolaires, anomie, isolement des camarades. Ce chiffre est une extrapolation imagée de la dernière enquête IPSOS11 où 10 % des Français déclarent avoir été victimes d’inceste, dont 80 % de femmes et 20 % d’hommes. Mais il est difficile d’isoler les pratiques distinctes d’inceste dans les nombreuses enquêtes statistiques qui se sont multipliées ces dernières années.
L’enquête VIRAGE12 de l’INED qui porte sur les violences sexuelles en général indique qu’un peu plus de 4 % des femmes et un peu moins de 1 % des hommes disent avoir subi, dans l’enfance, des viols ou tentatives de viol par des membres de leur famille ou des proches ; pour 59 % des femmes et 50 % des hommes c’est avant 10 ans, 21 % et 36 % entre 11 et 14 ans, 13 % et 14 % entre 15 et 17 ans. L’enquête CSF13 sur les contextes de la sexualité permet d’extraire la part des violences intrafamiliales : parmi les femmes de 20 à 59 ans ayant subi des « rapports forcés », 13 % ont été agressées par un homme de la famille. La pratique de l’inceste dès la petite enfance est massive. C’est la domination dès le berceau. Le déclaratif, plus aisé à l’âge adulte, cache le silence imposé aux enfants. C’est le silence des agneaux. Car les incestés ne verbalisent les traumatismes subis qu’en moyenne seize ans après les faits, et dans le 25 % des cas, 22 ans après.
Des maux pour le taire
Violences sexuelles, violences sexuelles intrafamiliales. Les définitions sont techniques, elles n’osent avancer jusqu’au fin fond du tunnel et prononcer abruptement le mot « inceste ». Qu’a-t-il donc de différent, cet inceste, des violences faites aux enfants, de la pédophilie ? Quels mots pour dire ses multiples facettes, sa forme singulière de silence ?
AUBAINE
D’abord, le côtoiement familial qui implique l’intimité des rapports quotidiens, physiques comme affectifs. Ceci explique que les incestes (attouchements sexuels, viols) puissent être perpétrés sur les enfants dès leur plus jeune âge. La promiscuité permet qu’ils se prolongent tout au long de l’enfance, un harcèlement au long cours. Elle permet aussi que l’inceste soit multiple et touche tous les enfants de la famille, filles comme garçons. Puis, les petits-enfants. Mais attention. Le père « incesteur14 » n’est pas un pédophile, il n’a pas de pathologie ni de pulsion sexuelle particulière. C’est souvent un homme bien sous tous rapports, charmeur, sociable à l’extérieur, il a une femme, des maîtresses, un homme « normal » ! Mais il est le maître chez lui, il a un pouvoir absolu sur toutes les vies – y compris les animaux domestiques. Il prend ce qu’il a sous la main, le corps de l’enfant, son psychisme. Il pratique le viol d’aubaine, quand l’occasion se présente. Et elle se présente souvent. C’est une histoire d’emprise quotidienne.
AMOUR
L’incesteur enrobe l’enfant de son autorité, profite de sa faiblesse, de son amour. Il le colonise psychiquement. Souvent violent le jour avec ses « sujets » familiaux, il se métamorphose la nuit, pratique des gestes adoucis. Pédagogue, il « éduque » tous les aspects de la vie de son enfant et veut aussi l’initier à l’éveil sexuel. L’enfant ne peut pas dire « non », il en est incapable, il est anesthésié. Il sent confusément que ce qu’il subit n’est pas normal (« Papa m’aime trop »). Mais il veut faire plaisir à son père, il cède. Céder n’est pas consentir15. La violence psychique est omniprésente, elle engendre la peur. L’enfant est sous emprise du désir de l’adulte. L’enfant peut mal avoir mal physiquement, son père l’écrase, il saigne, il est violé, sodomisé. Les rares fois où il dit « non », la violence se réveille (« Tu ne vaux rien ») ou alors le chantage affectif doucereux (« Je suis déçu, tu ne m’aimes plus »). L’enfant pense parfois qu’il est l’élu, le préféré, cela le valorise, l’amène à céder. Puis il découvre que non, que son père viole ses autres enfants, ou des enfants de proches, d’amis, lorsqu’il en a l’occasion. Alors, il s’écroule, il comprend qu’il n’est qu’un bout de chair, un objet sexuel, il se sent sali. Il n’y a pas d’amour incestueux, il y a tout un spectre, de la chosification à la haine. C’est un crime de liens.
SILENCE
L’incesteur enferme l’enfant dans une complicité perverse, il le verrouille dans le secret. (« Chut, ne dis rien à ta mère »). L’enfant apprend à être socialisé dans le silence, à se taire. Il ne peut pas dénoncer ceux qu’il aime. C’est ce qui fait de l’inceste une arme de domination si puissante. Les liens filiaux, c’est aussi le respect, l’admiration, le sentiment d’être redevable et dépendant. Alors, le risque de parler, la révolte, semblent impossibles. Il a peur que ses mots brisent les liens de famille, il a peur de se retrouver seul, abandonné. Et il a peur pour sa mère. Le patriarche est souvent le garant financier du ménage. Si l’enfant parle à sa mère et qu’elle décide de le protéger, de porter plainte, c’est la déflagration, elle devra quitter le foyer. C’est l’inversion des rôles. L’enfant protège le parent. Alors, il intériorise la nécessité de se taire, il s’habitue au silence.
HONTE
Comment parler de ce qu’il a subi lorsque l’enfant a honte de lui-même, honte de ne pas avoir dit « non », honte pour celui qui est censé le protéger et qui lui fait du mal, honte envers sa mère qui détourne la tête, honte d’avoir quelquefois éprouvé du plaisir sous les caresses de l’adulte ? La culpabilité d’avoir su et de ne rien dire cloue aussi la bouche des frères et sœurs, des proches, des amis. C’est souvent des années plus tard, lorsque le prédateur incestueux risque de s’attaquer aux enfants de ses enfants que la parole des témoins se libère, toute honte bue. Ou c’est à la mort de leurs parents que les incestés parlent, ou quand ils s’assurent que la prescription de leurs crimes préservera l’adulte du procès.
MÈRES
Les incestés en veulent terriblement à leur mère qui n’a rien voulu voir, rien voulu entendre, rien voulu dire, alors que les viols se produisaient dans la maison, dans la chambre où les enfants dormaient, dans la salle de bains fermée à clef, au moment des siestes à l’étage, au soupçon et au su de tous. Elle doute, elle dénie. Elle trahit sa fonction essentielle de protection, elle préfère son mari, elle atténue les faits (« Ton frère n’a jamais été forcé, mon mari n’a rien fait »). Le silence de la mère, courant, est ressenti comme complicité passive. L’inceste ne se résume à l’acte de l’agresseur, il s’inscrit dans une psychopathologie familiale, conjugale16. Mais les mères, qui pratiquent rarement l’inceste17, ont aussi été incestées petites par leur frère aîné, leur père, leur oncle, leur grand-père. L’inceste se reproduit de génération en génération, le silence se perpétue.
DISSOCIATION TRAUMATIQUE
La psychiatre Muriel Salmona18 a bien décrit les mécanismes d’auto-protection de l’enfant incesté. Il voit l’adulte commettre l’acte, mais ne se sent pas concerné, il assiste à la scène, il disjoncte ses émotions, son corps de son psychisme, il s’exproprie de lui-même (« Je suis en vie mais il y a quelque chose de mort en moi »). C’est l’anesthésie émotionnelle, la dissociation traumatique. Les souvenirs sont enfouis dans la mémoire, ils se rallument comme une bombe à retardement à des moments intempestifs, une situation, une odeur, un contact, une relation sexuelle lorsque l’enfant devient adulte. Alors l’incesté arrive à porter plainte, à mettre son prédateur en procès. Les resurgissements sont néanmoins brumeux, ce qui dessert l’incesté devant le tribunal, c’est tellement vieux ! La justice ne donne pas crédit à sa parole. Il parle avec sa temporalité à lui qui n’est pas celle des institutions (« Pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ? »).
CERCLES
L’inceste a lieu dans la plus petite unité de socialisation, la famille. Celle-ci normalise la violence, codifie le silence. Le silence se propage dans l’ensemble de la société, par cercles successifs19. L’école, premier refuge des enfants meurtris est aveugle, aucune formation préventive n’est dispensée à ses personnels. Les médecins qui signalent des abus sont abandonnés par l’Ordre pour avoir rompu le secret médical. En 1989, Claudine qui avait accusé son père de sévices sexuels au cours de l’émission de télévision Médiations se voit condamnée en justice pour diffamation ainsi que le journaliste et la chaîne. La société toute entière est contaminée par la loi du silence qui sévit dans la famille, comme dans les institutions reproductrices de l’ordre établi. C’est singulièrement et particulièrement révoltant dans le cas de l’appareil judiciaire. La négation collective de l’inceste en fait un problème de santé publique majeur.
Justice, mortelle randonnée
Avant 2016, le mot « inceste » n’était pas écrit dans le Code pénal mais dilué dans les infractions sexuelles de droit commun. Puni par la loi lorsqu’il est exercé sur mineur, il ne constitue qu’une circonstance aggravante. La prescription pour les atteintes sexuelles sur mineur a été repoussée à 10, puis 20, puis 30 ans après la majorité de la victime20. La loi votée le 15 avril 2021 définit automatiquement l’absence de « consentement » avant l’âge de 15 ans pour les agressions sexuelles et de 18 ans dans le cas d’inceste. Malgré ces avancées, le législateur refuse toujours de s’attaquer à la confusion destructrice de l’inceste qui fait sauter un maillon de la chaîne de filiation21, le juge est libre de l’évaluer à l’aune de l’ordre social. La clause « Roméo et Juliette » assouplit l’automaticité du non-consentement pour des relations sexuelles entre un mineur et un majeur de moins de cinq ans son aîné. La condition d’âge banalise l’inceste entre majeurs, par exemple, lorsque le père fait des enfants à sa fille. De fait, l’inceste ne se résume pas à une question d’âge mais de pouvoir.
La définition des liens familiaux caractérisant l’inceste est large – « un ascendant, légitime, naturel ou adoptif, ou par toute autre personne ayant autorité sur la victime » –, mais ses circonstances, restrictives – « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature que ce soit, commis sur la personne d’autrui par violence, contrainte, menace ou surprise ». Or, des années après, les atteintes et caresses sexuelles ne laissent pas de traces physiques, les conditions du viol et des attouchements sont difficiles à reconstituer, les preuves de la violence ou de la « surprise » impossibles à fournir face au déni de l’incesteur. Ne reste que le traumatisme psychique traîné depuis l’enfance, la parole difficilement mémorisée de l’enfant devenu adulte. Celle-ci est systématiquement mise en doute, niée (« Vous avez mal interprété des gestes tendres »). La victime est dépossédée de sa parole, manipulée. On lui propose une correctionnalisation de faits qui relèvent de la Cour d’assises. Les incestés, qui portent déjà difficilement plainte, se sentent fusillés par l’injustice (« C’était pour moi un deuxième séisme »).
Alors qu’elle a depuis vingt ans une parfaite connaissance des faits (données statistiques, rapports médicaux sur les séquelles psychotraumatiques), la machine judiciaire ne s’enraye pas, elle n’échappe pas à la pression patriarcale, pire, elle fonctionne à l’envers. En 2005, on observe une nette baisse (- 23 %) des condamnations pour atteintes sexuelles sur mineurs – sans identification de l’inceste – par rapport aux dix années précédentes. C’est que l’affaire d’Outreau (2004) est passée par là. Alors, il faut se méfier de la parole des enfants. Les magistrats ont, semble-t-il, été « traumatisés » par les acquittements des six voisins accusés à tort par les parents incesteurs ! Mais on néglige les douze enfants, qui eux, ont été reconnus comme victimes.
Et puis, l’idéologie du mouvement « masculiniste » et anti-féministe inonde les tribunaux, déploie insidieusement son marketing. Il invoque le « syndrome de l’aliénation parentale22 » lors des procès pour divorce. C’est la mère, véritable louve dévorant ses enfants, qui a planté dans leur tête l’invention de l’inceste du père. La stratégie se révèle payante23. La garde des enfants est souvent rendue au père incesteur, éternisant leur enfer. C’est que la défense des droits du « papa » a la cote dans les médias et la société24. La figure du père tout puissant et seul maître chez lui disqualifie la parole des femmes et des enfants.
Dénoncer le concentré anthropologique que représente l’inceste participe finalement au renversement de l’ordre social patriarcal. Les femmes ont commencé à le faire. Les enfants se sont jusqu’à présent cassé les dents. Avec La Famila grande et ≠MeTooInceste, l’enjeu, autant que celui de la libération de la parole, est celui de la libération de l’ouïe … et de l’éducation des petits garçons25.
Ce texte n’aurait pu être écrit sans le fil conducteur
du bouleversant podcast de Charlotte Pudlowski
« Ou peut-être une nuit » du studio Louie Media
1 Dorothée Dussy, « L’institution familiale et l’inceste : théorie et pratique », Mouvements, 2015/2, 1982, p. 76 80, La Découverte.
2 Jeffrey Masson, Le réel escamoté, le renoncement de Freud à la théorie de la séduction, 1996; Sigmund Freud, Lettres à Wilhem Fliess, 1887-1904, PUF, 2006.
3 Jean-Claude Arfouilloux, « Deuil et erotica », Libres cahiers pour la psychanalyse, 2002/2, no 6, p. 555-66.
4 Pour faciliter l’écriture, nous mettons les victimes d’inceste au féminin compte-tenu du fait qu’il est perpétré à 80 % sur des femmes. Les chiffres complets des faits d’inceste sont donnés plus avant.
5 Travaux de Marc Schelly, psychiatre et addictologue à l’hôpital Lariboisière à Paris ; Marc Schelly, Enquête nationale sur la santé des étudiants, Rapport LMDE, 2005.
6 Dorothée Dussy, « Les théories de l’inceste en anthropologie, concurrences des représentations et impensés », Sociétés & représentations, 2016/2, no 42, Éditions de la Sorbonne, p. 73-85.
7 Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Mouton, 1947.
8 Dorothée Dussy, Le berceau des dominations, Anthropologie de l’inceste, Éditions La Discussion, 2013, épuisé puis réédité chez Pocket le 8 avril 2021.
9 Même s’il arrive aux mâles des les tuer.
10 Fondatrice de l’association SOS Inceste, Eva Thomas, Le viol du silence, Aubier-Flammarion, 1986.
11 IPSOS pour l’association Face à l’!nceste d’Isabelle Aubry, Les Français face à l’inceste, novembre 2020.
12 Enquête Violences et Rapports de Genre, INED, janvier 2017.
13 Enquête Contexte de la sexualité en France, INED, 2006.
14 Cette référence au père permet de typifier les attitudes de la majorité des incesteurs, qu’ils soient beau-père, grand-père, oncle. Quand les frères ou les cousins violent, ce qui est courant, c’est l’autorité de la différence d’âge qui impose.
15 Slogan d’un collage féministe sur les murs de nos villes. A inspiré la philosophe et psychanalyste Clotilde Leguil, Céder n’est pas consentir, PUF, 2021.
16 Laure Razon, Énigme de l’inceste : du fantasme à la réalité, Denoël, 1996.
17 « Si, version mère-fils, pouvoir parental et pouvoir mâle vont en sens contraire, version père-fille, ils s’additionnent ». Christiane Rochefort, Les enfants d’abord, Grasset, 1976.
18 Fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie qui milite pour l’imprescribilité des crimes sexuels commis sur les enfants. Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013.
19 La recherche elle-même est affectée. L’anthropologue de l’inceste Dorothé Dussy raconte que lorsqu’elle évoquait son sujet avec ses collègues, ceux-ci regardaient leurs pieds, gênés. À présent, elle travaille sur… les abeilles.
20 Elle est, depuis la loi du 15 avril 2021, fixée à 30 ans à partir des faits subis par la dernière victime lors de violences en série.
21 Comment savoir qui l’on est, si le père est le père, l’amant, le compagnon, si l’enfant que l’on a de lui est le frère, le fils, si l’on est mère et sœur à la fois. Tiré des propos de Christine Angot, Libération, 15 avril 2021.
22 « Syndrome » – sans aucune base scientifique – inventé par le faux psychiatre américain Richard Gardner dans les années 80. Il défend également la pédophilie.
23 On se souvient en 2013 des images médiatiques de pères juchés en haut de grues, exigeant la garde de leurs enfants avec la banderole « Père un jour – père toujours ».
24 Patrick Jean, La loi des pères, Éditions du Rocher, 2020.
25 Dorothée Dussy a opportunément mené son enquête en prison, pour écouter la parole des incesteurs. L’association L’Ange bleu développe depuis 1998 un réseau d’écoute destiné aux pédophiles, pour faire de la prévention et aider les victimes.