Des étudiants en architecture peuvent-ils s’installer, en toute liberté, pendant quelques heures sur une place quelconque de la ville, avec un léger dispositif mobilier pour dialoguer avec les passants autour de leurs maquettes d’espace public ? Pourrais-je sortir ma chaise sur le trottoir pour en faire autant ? Le Fonds d’Aide à la Création Artistique financera-t-il encore cette année les barrières et compagnies privées de sécurité imposées aux festivals des arts de la rue au nom de l’état d’urgence ? Après la MNACEP (Mission nationale pour l’art et la culture dans l’espace public), la mission confiée au Préfet Hubert Weigel témoigne de la préoccupation des pouvoirs publics pour créer des conditions sûres, équilibrées et équitables des manifestations culturelles dans l’espace public. Cependant la sollicitude des pouvoirs publics devrait être mise en perspective avec les dérives qu’ont subies au tournant du siècle la conception juridique de l’espace public et celle du domaine public et dont l’état d’urgence n’est que l’accélérateur et le masque.
L’espace public, espace de normalisation
Tout a été dit sur la polysémie de la notion d’espace public. Il ne s’agit donc pas, ici, d’en proposer une interprétation univoque, mais de préciser comment l’évolution du concept d’ordre public en fait chaque jour davantage un lieu administré, plus policier que policé ; en attendant un autre texte où serait montré comment l’évolution de la conception juridique du domaine public le constitue en lieu à vocation marchande.
Lieu physique, virtuel et symbolique, l’espace public est chez Arendt ou Habermas l’espace métaphorique du politique ; celui de la délibération citoyenne où se forme une opinion publique éclairée par la confrontation plus ou moins raisonnée des convictions, émotions et intérêts. Ce lieu, démocratique par excellence, intermédiaire entre société et l’État, est aussi un espace social, à savoir le lieu d’activités humaines et de fonctionnalités diverses qui se rapportent davantage à la nécessité et au vivre-ensemble qu’à l’agir-en-commun. Depuis les années 1990, l’espace public est devenu un objet central des politiques publiques d’aménagement et d’urbanisme, de développement commercial et touristique et un élément stratégique de la nouvelle économie de l’enrichissement [1]. L’idéalisation de l’espace public s’est accompagnée d’une euphémisation de sa dimension politique, occultant les luttes, conflits d’intérêts, de classe et d’idéologies dont il est l’objet. Sous les glissements sémantiques, le concept n’a cessé de se banaliser. Au prétexte de prendre en compte les rythmes et les formes diversifiés d’une sociabilité agonale et d’en assurer intelligemment la cohabitation, tout l’espace communicationnel et interstitiel du produire et de l’habiter est envahi par les techniques d’orientation, de canalisation et de pilotage des conduites humaines, par la production guidée de signes, de sens et de valeurs (morales et marchandes). Matérialisé, réifié, l’espace public s’est progressivement transformé en un espace normé et normatif, dans lequel le citoyen est convié en spectateur ou consommateur et de moins en moins « corps parlant [2] » et seul le passant anonyme semble pouvoir durablement jouir d’un usage libre et gratuit.
Saisi par les doctrines sans cesse renouvelées des arts disciplinaires de gouvernement, l’espace public fournit aux pouvoirs publics un prétexte à l’extension illimitée de leur ingérence. En effet, c’est bien en raison de l’indétermination de ses frontières – « catégorie juridique aux contours insaisissables », « inutile et inutilisable » – que l’introduction dans le droit, par la loi n °2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, de la notion d’espace public a, indépendamment du débat sur le voile, soulevé chez les juristes une inquiétude quasi unanimement partagée. L’espace public est virtuellement composé des voies, places, lieux, locaux publics ou privés (locaux d’entreprises ou associatifs), lieux de culte ; mais potentiellement aussi les locaux d’une entreprise privée réservés à son personnel, une cage d’escalier, une chambre d’hôtel, la voie privée d’une résidence privée, pourquoi pas l’assistante maternelle agréée qui garde des enfants à son domicile, la voiture stationnée sur la voie publique, les espaces de communication (télévision, le cinéma, internet). Sur toutes ces possibilités et incertitudes juridiques, et parmi l’abondante littérature consacrée à la question, on lira avantageusement l’article d’Olivia Bui-Xuan, dans la RFDA (Revue française de droit administratif). Au-delà des restrictions de circonstance qui ont amené le législateur à circonscrire le champ d’application spécifique de la loi de 2010 (crainte d’une sanction par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l’homme), la juridicisation de la notion d’espace public constitue une étape de plus dans l’usage extensif des territoires, zones, lieux ou espaces que la puissance publique entend régir.
Espace public, scène de l’ordre public sociétal
L’extension territoriale du pouvoir de police prolonge celle des motifs qui légitiment son intervention. Le maintien de l’ordre public ne se limite plus aux objectifs classiques de préservation de la sécurité publique, de la tranquillité publique, de la salubrité publique et (éternellement en discussion) des bonnes mœurs, lorsque des troubles « matériels et extérieurs » les compromettent ou risquent de le faire. En intégrant, dans les composantes de l’ordre public, la protection de l’environnement en général et des oiseaux en particulier (affaire du Tecknival : Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, 2005) et surtout le respect de la dignité de la personne humaine, entendue en l’occurrence comme opposable à sa propre liberté (affaire du lancer de nains : Conseil d’État, Morsang-sur-Orge, 1995), les juridictions administratives ont élargi « les personnes et les biens » à protéger au biotope et les troubles à prévenir au trouble intérieur, le fameux « trouble dans les consciences », qu’un siècle de doctrine avait pris le soin d’exclure.
C’est cette dimension immatérielle que consacre et amplifie la décision de la Cour européenne des Droits de l’Homme relative à la loi française de 2010 en justifiant l’intégration dans l’ordre public de « la défense des valeurs fondamentales d’une société » et de ce qu’elle considère comme une condition du « vivre ensemble ». Dans ladite Affaire S.A.S. c/France, 2014, la grande chambre de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) admet que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble. Malgré la flexibilité de la notion de « vivre ensemble» et le risque d’excès qui en découle, la Cour, au final, s’incline au titre de « la marge d’appréciation laissée aux États ». « Dans l’espace public, la liberté individuelle doit s’exprimer dans les limites culturelles de la communauté nationale à une période donnée [3] ». La prévention des troubles à l’ordre immatériel ou sociétal affranchit le pouvoir des autorités de police des limites traditionnelles dans lesquelles il était circonscrit : l’exigence de circonstances particulières de temps et de lieu qui donnent à la mesure de police un caractère qui ne soit ni général ni absolu. L’adage selon lequel la liberté est la règle et la restriction l’exception semble avoir fait long feu. Sur le nouveau fondement (immatériel), la restriction des libertés publiques peut devenir générale et absolue, tout en continuant à relever de la décision des pouvoirs locaux. Le droit administratif qui régule le pouvoir de police rejoint, ainsi, le droit européen qui englobe dans la notion d’ordre public l’ensemble des valeurs qui fondent l’ordre politique et constitutionnel de l’Union européenne et de ses États membres. L’ordre public devient synonyme de l’État de droit.
La confusion entre espace politique et espace social est alors à son comble. Une confusion qui brouille la distinction qu’il serait, pourtant, plus que jamais urgent de faire entre d’une part, ce qui relève des principes politiques dans notre République (dont la laïcité) et qui gouverne l’organisation de l’espace politique et d’autre part, ce qui relève de la gestion de la cohabitation des groupes sociaux et culturels hétérogènes qui forment la société française et que concernent les politiques publiques conjoncturelles et l’usage circonstancié du pouvoir de police. À supposer qu’il ne soit pas possible de les dissocier complètement, il convient de se rappeler que les principes politiques sont directeurs et que ceux d’une république démocratique, sociale et laïque ont vocation précisément à garantir le pluralisme et l’égalité des citoyens, indépendamment de leur opinion politique, philosophique, leur sexe, race, ethnie ou religion. Or, la notion d’ordre public, ainsi élargie, offre la possibilité de normaliser les manières d’être et de se conduire dans un espace désormais placé sous les standards d’une composante qui s’acharne à confondre majorité politique et identité culturelle dominante et tente d’imposer sa vision du monde à l’ensemble de la société sur un mode aussi communautariste, exclusif et xénophobe que ceux qu’elle dénonce.
L’état d’urgence n’est qu’un épisode insupportable de plus dans cette logique d’émergence d’un espace total, dans lequel la puissance publique s’impose comme l’unique intercesseur et garant des modes d’interaction sociale, culturelle et politique et fait de l’espace public matériel et virtuel le théâtre d’un État affaibli réduit à la mise en scène de sa fonction sécuritaire par de vains artefacts.
[1]Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Gallimard, « NRF Essais », 672 pages.
[2]Jean-Claude Milner, Relire la révolution, Éditions Verdier, 2016, 288 pages.
[3]Christian Bernard, « Le moment laïcité » 3/3; Institut Jacques Cartier.
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