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Le Cheikh, le Calife et Sa Majesté le Peuple

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Face aux transformations sociales majeures actuelles, il y a besoin d’une réflexion prospective à même d’éclairer le temps présent par une analyse qui soit également rétrospective et introspective. Le degré d’incertitude et la phase critique – si richement possibiliste – qui caractérisent actuellement le monde arabe, le Maroc compris, font que les sciences dites « sociales » doivent pouvoir non seulement accompagner mais participer à cette maturation sociétale qui va, à n’en pas douter, déterminer l’évolution des prochaines décennies. Certes, quelques chevaliers médiatiques se sont dépêchés de publier des ouvrages ou de commenter ce qui se joue : ce sont des articles de promotion suintant la rhétorique apologétique ou conspirationniste qui ne disent rien des sociétés en devenir et tout des ferments et tourments égotistes de leurs auteurs – en réalité complètement désorientés par le processus révolutionnaire. Et puis il y a des textes et des livres, anciens et actuels, qui éclairent l’événement et informent la transition de phase (ce passage du quantitatif au qualitatif) qui courent de Nouakchott à Sanaa en passant par Tunis et le Caire.

Le livre du politologue marocain Youssef Belal est de cette teneur-là, prémonitoire et prospective ; fruit d’une enquête de terrain menée il y a quelques années, cet ouvrage récemment paru prend un relief tout particulier suite aux développements sociopolitiques que le Maroc a vécus depuis le 20 février 2011[[Youssef Belal, Le cheikh et le calife, sociologie religieuse de l’islam politique au Maroc, Lyon, Éditions de l’ENS, 336 pages, 2011.. Sa lecture permet de mieux comprendre les fondements sociologiques, l’arrière-plan religieux mais aussi les ressorts psychologiques du pouvoir et de sa représentation derrière la dernière réforme constitutionnelle de juillet 2011 et surtout les élections législatives du 25 novembre dernier et l’accession à la tête du gouvernement – une première – d’un parti islamiste, le Parti de la justice et du développement (PJD).

Le sujet du livre de Youssef Belal est l’étude du champ théologico-politique marocain, sa formation au cours des quarante dernières années, ses logiques et dynamiques endogènes, ses références identitaires et mémorielles, sa symbolique et ses régimes de sainteté, ses mises en scène et ses lignes de fuite. L’étude se concentre sur les trois principales forces religieuses et politiques que sont premièrement le Roi et la Monarchie, deuxièmement le leader Adessalam Yassine et son mouvement Justice et Bienfaisance, enfin troisièmement le Mouvement pour l’unicité et la réforme (MUR) et son expression politique légale au travers du PJD. L’auteur montre – et c’est là où ce travail se distingue – que les antagonismes entre monarchie théocratique, sectes mystico-politiques et autres « communautés émotionnelles » sont des phénomènes transitoires et qu’en réalité une restructuration profonde du religieux est en cours dans un temps long qui prend ses premiers repères dans les années 1930 au sein du mouvement de réforme théologico-politique porté par Allal el Fassi et ses compagnons nationalistes. Au-delà des différences, on assiste à une mise à niveau de ces trois forces avec tout ce qu’elles régissent en commun.

Youssef Belal montre que l’aspect théocratique du pouvoir monarchique est plus contingent que véritablement transcendant quand il fait remarquer que la relation des citoyens à la Monarchie a oscillé selon les événements historiques pour les trois rois Mohamed V, Hassan II et Mohamed VI. Ainsi l’auteur rappelle comment Mohamed V fut à ses débuts en 1927 contraint à un rôle de figuration au profit de l’administration coloniale avant de symboliser l’esprit d’indépendance à partir du discours de Tanger de 1947. Ce n’est qu’après avoir subi le rejet de l’élite politique et échappé à deux tentatives de coup d’État en 1971 et 1972 que le roi Hassan II a donné une interprétation et une orientation religieuses à son règne. Mohamed V et son fils Hassan II commencèrent leurs règnes dans une relative méfiance populaire qui allait progressivement se transformer en adhésion massive (la lutte nationaliste durant le Protectorat et la Marche verte de 1975). A l’inverse, le roi actuel Mohammed VI a bénéficié d’une franche popularité et d’un capital de sympathie au moment de son accession au trône (cette relation de confiance s’étant vite traduite par une phase de libéralisation du système politique).

Le livre de Youssef Belal, densément peuplé de références mystiques et religieuses, révèle un vide idéologique, celui de la déshérence de la gauche. Que s’est-il passé ? Que reste-t-il finalement de l’esprit égalitaire et universaliste du socialisme porteur des combats pour et autour de l’indépendance politique, héritier de la figure tutélaire de Mehdi Ben Barka et dans une moindre mesure de celle de Omar Benjelloun – dont le meurtre politique préfigurera l’effondrement à venir du mouvement progressiste au Maroc ? « Le Cheikh et le Calife » semblent occuper tout l’espace politique, et cela est en soi problématique dans la mesure où disparaît du champ historique tout un pan de la vie politique et syndicale du peuple marocain.
L’autre grande question qui ressort à la lecture de ce livre est qu’entretemps un nouvel acteur a fait son entrée en scène désormais, et il est amené à devenir la principale source de souveraineté et de légitimité : le Peuple. Cette notion de « peuple » n’est pas une seule fois mentionnée dans la Constitution marocaine de 1996 et allusivement signalée dans celle de juillet 2011. S’il existe des États-nations sans dieu ni roi ni territoire reconnu il n’en existe pas sans peuple. C’est précisément ce qu’ont cherché à exprimer les manifestations populaires qui se sont déroulées tout au long de l’année 2011 dans la plupart des villes marocaines et dont on retiendra des slogans tels que « vive le peuple ! » et « Sa Majesté le Peuple ».
Le « Peuple » dont il est question au Maroc – mais aussi un peu partout dans le monde arabe – n’est pas un « Nous » ontique et antique, tribal et clanique sur le mode khaldounien. C’est plutôt un « On » postmoderne exprimant un devenir. Le peuple ici renvoie à l’ubiquité du pronom impersonnel « On » qui s’affirme premièrement par un « Non » catégorique. Le « On » et son « Non » expriment l’individu et le collectif, s’accordent au pluriel et au singulier et en genre. « Sa Majesté le Peuple » signifie donc cette puissance immanente du « On », soit la quintessence des révolutions sociales arabes dont la grande nouveauté est qu’elles ont pu réunir individualités et multitudes, hommes et femmes, jeunes et vieux, toutes classes sociales, confessions, ethnies confondues autour de quelques mots d’ordre incandescents « liberté, justice, dignité », « dégage ! ». Ce qui devrait être fascinant à observer ces prochaines années est cette irruption massive et irréversible du Peuple, cette montée en puissance du « On » sur la scène jusque-là transcendantalisée du pouvoir politique et de l’autorité religieuse.
« Un livre vaut à mes yeux par le nombre et la nouveauté des problèmes qu’il crée, anime ou ranime dans ma pensée…» disait Paul Valéry. Le livre de Youssef Belal a ce potentiel fécond de poser des questions, d’énoncer des problèmes à partir d’une observation de la société profonde marocaine. Le cheikh et le calife apporte un éclairage opportun dans cette phase critique et passionnante de l’histoire sociale marocaine ; cet ouvrage annonce avec d’autres travaux prometteurs de jeunes chercheurs qu’un renouvellement de génération est en cours. Les sciences sociales et humaines au Maroc et plus généralement au Maghreb sont en mesure de connaître un essor comparable à celui survenu en Amérique latine lors de son processus de démocratisation ; il est à espérer que ces sciences et leurs acteurs soient à la hauteur de la créativité et du dynamisme que les mouvements sociaux ont su mettre en œuvre du Maghreb au Machreq.