78. Multitudes 78. Printemps 2020
Hors-Champ 78

L’hétérogènese différentielle
Formes en devenir entre mathématiques, philosophie  et  politique

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Entretien avec Alessandro Sarti
par Igor Pelgreffi

De quelle façon, dans le bios (le vivant), coexistent la répétition automatique et la production de nouvelles formes ? Comment le vivant et les formes de vie, toujours plus soumises au système biopolitique, peuvent changer leurs propres lois de constitution ou de fonctionnement ? et quel rôle joue la corporéité dans ces processus, qui dans leur portée plus générale, sont des processus non seulement de type écologique, mais aussi social et politique ?

Pensée critique et philosophie s’interrogent de longue date sur ces questions, questions qui touchent leurs propres présupposés théoriques. D’une certaine manière, la question de la modélisation du bios est une question qui a traversé une bonne partie de la pensée du XXe siècle. Tout dépend cependant des outils que nous utilisons pour y répondre. Que se passe-t-il lorsque l’outil est non pas la philosophie, du moins directement, mais les mathématiques ? Nous avons posé la question à Alessandro Sarti, spécialisé en modélisation mathématique des systèmes vivants, du cerveau et de la perception neurosensorielle : cette discipline se situe à mi-chemin entre sciences et philosophie, entre épistémologie et recherche du « sens » du phénomène biologique. Mais pas uniquement. Mathématicien de formation, originaire de Modène et de Bologne, il travaille depuis des années à Paris en tant que directeur de recherche CNRS à l’EHESS. Il a longtemps travaillé avec Jean Petitot et il a récemment fondé le groupe de mathématiques hétérodoxes « Cardano », aux côtés de Giuseppe Longo et Nicolas Bouleau.

Igor Pelgreffi : En guise de première question, je te demanderai de présenter ton domaine de recherche, y compris à travers une analyse du lexique qui le représente : individuation, morphogénèse, émergence d’une forme, et au fur et à mesure, tous les autres concepts parmi lesquels le concept fondamental, pour toi, d’hétérogenèse différentielle. Tu viens de publier un travail important avec Giovanna Citti et David Piotroswki sur l’hétérogenèse différentielle

Alessandro Sarti : La question sur laquelle je travaille concerne les formes, ou mieux, le devenir des formes. Je la traite en tant que mathématicien, mais dans l’esprit de la philosophie française du XXe  siècle, de Gilbert Simondon à Gilles Deleuze. Dans ce contexte, le devenir de formes est le passage d’une dimension intensive à son expression dans les formes dilatées dans l’espace et le temps. Pour Simondon, il s’agit du passage d’une dimension pré-individuelle à l’individuation des formes comme processus jamais complètement achevé. L’individu n’est jamais complètement déterminé et est au contraire perpétuellement en « formation ». Deleuze, de manière analogue, entend le devenir comme le passage d’une dimension virtuelle à son actualisation. Toutefois, il considère ce passage comme la solution d’un problème, pour lequel il reprend le calcul différentiel de Leibniz, et construit la morphogénèse comme actualisation d’un problème différentiel. Dans le Deleuze de Différence et Répétition, le différentiel est encore celui de la physique mathématique ou du structuralisme dynamique thomien, à savoir un différentiel défini de manière uniforme dans un espace. Seulement plus tard, dans sa forme la plus aboutie avec Felix Guattari, on parvient à une définition d’« hétérogenèse » dans le sens d’un virtuel hétérogène, dans lequel les éléments génératifs des dynamiques sont hétérogènes et s’assemblent par « agencements ». Il s’agit d’une transformation d’une ampleur philosophique considérable. À la différence de la physique mathématique et du structuralisme où le devenir des formes découle de générateurs homogènes dans l’espace et le temps, donnant lieu à des lois externes, l’hétérogenèse introduit la possibilité de modifier les lois de manière spatiale et temporelle. L’hétérogenèse est précisément la dynamique qui permet de générer des formes nouvelles.

Le problème, c’est que pour faire tout cela, les mathématiques n’existent pas. Le problème différentiel comme l’avait pensé Leibniz n’est pas suffisant. Voilà, moi je m’occupe véritablement de ceci : comment repenser le différentiel pour le devenir de formes de l’hétérogénèse. Les domaines empiriques de ces dynamiques sont variés et concernent les dynamiques imaginatives dans les sciences cognitives, les devenirs phylogénétiques dans les sciences de la vie, la sémiogenèse dans les théories du sens, les morphodynamiques microhistoriques en sciences humaines et les dynamiques de la multitude en philosophie politique. Avec Franco Berardi Bifo, nous avons commencé à nous pencher sur cette question des formes nouvelles à la fin des années 1990, à l’époque où j’étais à Berkeley. De ces travaux est sorti un petit ouvrage (RUN) et quelques années plus tard, un travail que nous avons présenté à la documenta de Kassel et qui m’a laissé un très bon souvenir. Les derniers mots de RUN étaient : « Si nous prenons un modèle de type hétérogénétique, rhizomatique et multiplanaire, alors on rouvre un espace à l’espoir, à la création de formes indépendantes des automatismes qui semblent enchaîner le présent ». Mais la question proprement dit mathématique, nous avons commencé à l’aborder bien plus récemment, avec Giovanna Citti, grande mathématicienne italienne.

I. P. : Certaines des brèves références que tu as indiquées renvoient à un certain post-structuralisme (à l’instar de celui de Deleuze) tandis que d’autres, probablement, concernent encore les potentialités du structuralisme. Je veux dire, c’est intéressant, le fait que ton travail semble s’inscrire dans une certaine tension, dans un passage résistant, entre ces deux paradigmes qui ont tous deux profondément marqué, précisément, l’histoire de la pensée récente.

A. S. : Je commencerai par le fait que le travail que nous sommes en train de mener a des aspects communs avec celui porté par René Thom et Jean Petitot dans les années 1970-1980, mais sur des supports et des dynamiques différents. À cette époque, le grand courant de pensée qui s’inspirait des travaux de Lévi-Strauss en anthropologie culturelle, de Jacobson en linguistique, de Greimas en sémiotique, de Tesnières en phonologie  etc., est désormais arrivé à terme, tout du moins dans sa définition philosophico-ontologique. Concernant cette élaboration, l’intervention de Thom-Petitot doit être lue comme une sorte de traduction du structuralisme d’un point de vue épistémique : une véritable réécriture en termes de dynamiques matérielles, de devenir de formes dynamiques. Le structuralisme dynamique, en effet, propose une relecture de la théorie des structures au travers de la théorie des catastrophes de René Thom, de sorte que les structures deviennent des systèmes dynamiques contrôlés. Ainsi, le cadre sémiotique de Greimas devient une catastrophe avec quatre possibles dynamiques contrôlées par des paramètres adéquats ; la formule canonique du mythe de Lévi-Strauss devient une catastrophe avec huit dynamiques possibles, et ainsi de suite. Grâce au contrôle des dynamiques, il est possible de passer d’un côté à l’autre du cadre sémiotique ou traverser les états de la dynamique du mythe, en faisant un choix parmi les dynamiques possibles mises à disposition par la catastrophe. Il s’agit d’un véritable théâtre de marionnettes, où les paramètres contrôlent les dynamiques comme les fils contrôlent les actants…

I. P. : Jusqu’ici, encore un peu trop de déterminisme, de causalisme, de possibilité « de contrôle », à tous les niveaux…

A. S. : …tout à fait. Suite à une critique cinglante que Michel Foucault fait à l’encontre du structuralisme en tant que système relationnel de positions vides et interchangeables, dans les années 1980, grâce aux travaux de Deleuze et Guattari, la pensée sur le devenir des formes se transforme radicalement. Et alors entre en jeu le concept d’hétérogenèse : hétérogenèse comme dynamique sans contradiction, pure production affirmative pouvant revêtir des dynamiques infinies grâce à un virtuel en perpétuelle recomposition. Mais, comme je le rappelais juste ci-dessus, pour cette pensée, aucune traduction en termes épistémiques, aucune restructuration en termes de dynamiques matérielles ne s’est encore produite. Aujourd’hui, nous nous occupons précisément de cela, en cherchant à donner une épaisseur épistémique – à travers les recherches mathématiques que nous menons, et les modélisations expérimentales, c’est-à-dire à l’aide également de simulations numériques – à cette élaboration conceptuelle qui prend le nom de post-structuralisme.

Il s’agit de réfuter les accusations de superficialité et d’irrationalité qui ont été adressées à l’égard de cette pensée, et de montrer que l’hétérogenèse met en œuvre des dynamiques matérielles qui sont fondamentales dans les sciences de la vie et dans les sciences de l’homme ou, plus généralement, dans le cadre d’une écologie politique à venir.

I. P. : Il s’agit donc, toi avec ton groupe, de tenter d’inventer une nouvelle forme de mathématiques : des mathématiques capables de décrire le vivant, et qui se présentent de façon très différente, dans leurs fondamentaux, par rapport aux mathématiques « précédentes », qui sont encore, après tout, d’influence classique ou cartésienne. Nous reviendrons bientôt sur cet aspect, qui est intéressant à plusieurs égards. Par exemple, s’il est vrai que ta modélisation en termes mathématiques du vivant emprunte de nombreux éléments deleuziens et guattariens, il est également vrai que tu enrichis cette référence avec de nombreuses autres connexions théoriques de différentes sortes, et qui n’épousent pas toujours parfaitement la « pensée de la vie » deleuzienne. C’est comme si tu cherchais à travailler aussi cette même approche philosophique, en la modifiant selon un processus morphogénétique.

Par contre, là, nous entrons dans la sphère problématique du positionnement de tout chercheur par rapport à lui-même et aux institutions, n’est-ce pas ? Au fond, nous sommes en train de parler de la manière dont une personne (nous, les instituts de recherches. Les centres d’expérimentation) modèle le vivant, et au sein de ce discours, nous sommes également en train de parler de dispositifs de transmission du savoir, de programmes de reproduction du savoir qui, par exemple, proposent un modèle plutôt qu’un autre, une mathématique plutôt qu’une autre,  etc. Autrement dit, le savoir se transmet, se reproduit, mais la vie se reproduit elle aussi ; dans les deux cas, c’est ce que nous qualifions de « variation » qui est déterminant (thème typique, comme tu sais, de l’épistémologie française contemporaine, au moins depuis Canguilhem, puis avec le premier Derrida,  etc.).

Mais revenons alors aux thèmes d’actualité. Pour commencer, la tienne. Tu donnes différents cours, l’un s’intitule Dynamiques post-structurelles : devenir hétérogène, intensif, singulier ; l’autre s’intitule quant à lui Morphodynamiques : esthétiques, sciences de la nature  et sciences sociales. De plus, tu enseignes un cours Collège de France intitulé Neuromathématiques. Essayons de comprendre ensemble de quelle manière, dans ton approche, les différents termes se connectent entre eux, et également dans quelle mesure ils sont liés de manière transdisciplinaire à la sociologie, à la sémiotique, à la biologie et aux autres disciplines que nous rencontrons fréquemment dans tes textes ?

A. S. : Le séminaire Dynamiques post-structurelles s’intéresse précisément au devenir de formes, d’où le terme morphodynamique ou simplement dynamique. Il traite en particulier de ces formes qui ne sont ni structures, ni chaos. Donc, entre d’un côté les dynamiques chaotiques et de l’autre les structures, il existe quelque chose au milieu. Entre les structures (symboliques, biologiques, physiques, politiques) et l’absence totale de forme, il y a quelque chose d’autre qui nous intéresse. Il y a un devenir de formes très riche qui casse les structures, modifie les lois, réorganise les dynamiques existantes. Le cours s’interroge sur la façon dont naissent ces formes, sur les conditions de leur émergence. Il s’interroge donc sur le virtuel de ce déploiement dynamique. À la différence des formes de la mathématique physique et des formes du structuralisme, ces dynamiques se caractérisent, d’un point de vue mathématique, par un virtuel hétérogène, défini par une multiplicité de contraintes différentielles, distinctes les unes des autres, dans l’espace et dans le temps. Quelle différence par rapport aux lois de la physique, qui sont définies par une équation ou un système d’équations valables, toujours et partout, de façon homogène, au sein d’un domaine donné ! Voici donc le terme hétérogène expliqué dans le titre du cours, qui se réfère justement à la multiplicité des différentes contraintes différentielles d’où proviennent les dynamiques. Le fait que cette hétérogénéité appartienne au virtuel et non pas uniquement à son actualisation dans des formes étendues (hétérogénéité déjà présente dans le structuralisme) explique la présence du terme intensif : l’hétérogène se situe dans le virtuel, dans l’intensif, sur le plan génératif, sur ce plan que Simondon qualifie de pré-individuel, car il se situe en amont de toute individuation de formes. Ce sera ensuite la concentration de ces différentiels hétérogènes et leur recomposition continue qui engendrera des dynamiques spécifiques, nouvelles, que nous pouvons appeler singularité, en raison de leur caractère non réductible à des formes connues. Tu me demandais quels sont les domaines empiriques où nous retrouvons ces formes ? Ces dynamiques sont présentes par exemple dans l’activité cérébrale. Si le bassin empirique du structuralisme dynamique de Thom et Petitot est l’ontogenèse ou mieux, l’embryogenèse, c’est-à-dire les dynamiques qui construisent le corps biologique, avec leurs ruptures de symétries dynamiques contrôlées (l’embryogenèse est surtout une dynamique du contrôle), le bassin empirique auquel il faut faire appel pour les dynamiques post-structurelles est le cerveau, c’est-à-dire le corps sans les organes par excellence, le corps qui, grâce à sa plasticité, change ses règles de manière dynamique et se reconstruit continuellement de manière située. Il est donc nécessaire d’approfondir les dynamiques cérébrales, qui sont à la base du séminaire Neuromathématiques auquel tu faisais référence, séminaire qui existe depuis désormais dix ans, que j’organise aux côtés de Giovanna Citti et Jean Petitot, et qui se tient maintenant dans les locaux du Collège de France.

D’autre part, nous retrouvons des dynamiques post-structurelles dans les sciences de la vie lorsque l’on examine l’évolution des formes vivantes sur l’axe de la phylogenèse le long duquel se réorganisent leurs contraintes génératives. Nous retrouvons alors les deux axes temporels typiques des dynamiques post-structurelles. De même, nous retrouvons des dynamiques post-structurelles dans les devenirs historiques, thème développé au cours d’un séminaire que je tiens aux côtés de Maurizio Gribaudi à l’EHESS, intitulé Morphodynamiques : esthétique, sciences de la nature et sciences sociales. Maurizio Gribaudi est un micro-historien turinois issu de l’école de Giovanni Levi, école qui apprenait à considérer les histoires en termes de dynamiques de formes, devenir de morphologies, dans le sillage de Goethe et de Benjamin. Le séminaire est aujourd’hui un lieu d’élaboration allant dans le sens d’une morphologie du multiforme, contre les formes d’une historiographie contemporaine qui pense l’histoire comme le développement progressif de phénomènes globaux qui caractériseraient de manière uniforme l’ensemble d’une société, de ses structures portantes jusqu’aux formes symboliques et relationnelles. Cette homologation s’effectue tant dans l’espace, dans le sens que ces mêmes phénomènes seraient présents de manière uniforme dans toute la société, que sur l’axe temporel, sur lequel ces logiques mêmes se déploieraient sur de longues périodes historiques. Il s’agit au contraire de reprendre et d’actualiser l’hétérogénéité des forces et l’ensemble des assemblages syncrétiques qui sont à l’origine des dynamiques historiques. Il s’agit en tout cas de petits séminaires de recherche avec au maximum une vingtaine de participants, mais toujours très actifs. Le dernier exemple important de dynamiques post-structurelles, nous le retrouvons dans le domaine de la philosophie politique, avec le concept de multitude, ainsi qu’il a été élaboré par la pensée post-opéraïste italienne.

I. P. : Ton travail révèle également un aspect critique et politique. Dans certaines de nos conversations précédentes, nous avons par exemple parlé de l’intelligence artificielle et de son impact, tout comme nous avons parlé de l’automatisation du travail, des existences, du temps. Il me semble que tes travaux s’orientent vers la recherche d’une plus grande clarté sur la forme et sur les stratégies formelles des domaines dominants, des habits conceptuels (pour parler comme le philosophe italien Aldo Gargani) avec lesquels on étudie, également du point de vue mathématique ou de ladite « mathématisation du monde », ces urgences de notre monde historico-social. J’irais jusqu’à qualifier ta démarche d’épistémologie critique.

A. S. : Le thème de l’automatisme dans les technologies et, en particulier, la question de l’intelligence artificielle, je les crois liés à un processus d’émancipation des processus d’élaboration automatique de l’information, émancipation qui s’oriente vers des possibilités de production de sens. Quelle est la différence entre élaboration de l’information et production de sens ? Donnons un exemple. Pendant des années, nous avons étudié et façonné les procédés cérébraux en tant qu’élaboration de l’information, même si, il est vrai, c’était sous une forme plus raffinée par rapport à l’élaboration symbolique du cognitivisme cybernétique des années soixante. Même les techniques contemporaines d’apprentissage profond (deep learning) via les réseaux neuronaux convolutionnels, grâce auxquelles se construisent les morphologies cérébrales à partir d’une banque de donnée de stimuli, sont au fond une forme d’élaboration de l’information. En effet, le réseau neuronal ne fait rien d’autre que reformater la statistique des stimuli, desquels il dépend complètement. Ce que nous observons de manière expérimentale dans les dynamiques cérébrales est cependant bien différent. En effet, on constate que les morphologies cérébrales dépendent non seulement des stimuli du monde extérieur, mais aussi de la présence du corps situé : le corps cinématique-dynamique avec ses contraintes mécaniques, mais aussi (et surtout) le corps chaud avec les grands systèmes de régulation, lié à la sexualité, aux circuits des aliments, à l’émotion,  etc., dont s’est occupé pendant longtemps le neuroscientifique spinoziste Antonio Damasio.

La présence du corps module les morphologies cérébrales à travers des mécanismes d’apprentissage renforcé, de manière à ce que seules les morphologies qui ont été renforcées par le feedback corporels restent actives. Les circuits cérébraux sont donc sélectionnés par rapport au fait qu’ils sont plus ou moins significatifs pour le corps situé et deviennent ainsi en soi dotés d’une signification. Nous touchons ici du doigt la théorie thomienne de la signification, sur laquelle le mathématicien français refonde sa physique même du sens d’un point de vue nettement moins structurel par rapport à la théorie des catastrophes. C’est-à-dire, la théorie selon laquelle se constituent des formes significatives lorsque les prégnances corporelles prennent, en les modulant, les formes saillantes. La puissance de l’apprentissage renforcé va en outre bien au-delà de la réponse automatique à des stimuli pavloviens. C’est ce que montre par exemple Patrizia Violi dans une série de travaux très intéressants sur l’émergence des sémioses primaires entre le nouveau-né et sa mère. Des sémioses pré-symboliques mais déjà transindividuelles et sociales, irréductibles à tout traitement de l’information désincarné. Ce sont les deux voies, certainement parmi de nombreuses autres possibles, à travers lesquelles j’ai cherché à réélaborer le concept de dynamique différentielle.

I. P. : Tu cherches donc aussi, me semble-t-il, à prendre part, certes à partir d’une position un peu marginale mais « singulière », au débat actuel sur la biologie et sur le contrôle du bios. Sur le biopolitique, en somme. En une phrase : la manière dont on étudie des dynamiques biologiques (ou cérébrale dans d’autres cas) données, n’est pas neutre ou établie une fois pour toutes. Ce n’est pas quelque chose d’automatique : ça peut être désautomatisé. Ta manière de travailler est un élément de cette macro-désautomatisation fort souhaitable […]

A. S. : En effet, il est vrai que les modèles de dynamique dominants établissent de véritables lois auxquelles le bios serait soumis. Les sciences de la vie seraient ainsi façonnées par les mêmes critères de la physique-mathématique, sur la base de symétries, de groupes d’invariance,  etc. Giuseppe Longo, avec Francis Bailly, s’est pendant longtemps chargé de montrer les singularités du vivant par rapport au caractère général des objets de la physique. Dans le même ordre d’idées, nous nous sommes intéressés aux aspects plastiques de la dynamique, et en fin de compte, nous cherchons à comprendre comme le bios est capable de changer les lois, comment le bios est capable de s’émanciper des dynamiques du contrôle et de s’inventer de nouvelles formes dynamiques : comment le bios, dans ses aspects cognitifs, sociaux, écologiques, est capable de réorganiser son propre virtuel pour générer des formes nouvelles, en amont et indépendamment de tout captage structurel.

Il s’agit d’utiliser les mathématiques non pas comme un dispositif de contrôle pour réduire la multiplicité et la variété des possibles dynamiques au sein de schémas nomologiques mais, au contraire, de les utiliser comme un outil d’ouverture et de multiplication des possibilités. Plutôt que de trouver une solution classificatoire à des problèmes déjà posés a priori, les mathématiques peuvent élargir l’horizon problématique. Et c’est là l’apport de l’hétérogenèse à une théorie morphodynamique capable de produire un devenir de formes hétérogène, intensif et singulier. […]

I. P. : Tes travaux sont assez empreints de « tension philosophique ». À ce propos, une question que m’intéresse beaucoup : quel est le rôle du corps, du concept du corps, dans ton horizon ? Qui on va suivre : Merleau-Ponty, Deleuze ou une sorte d’hybridation productive des deux ? Comment s’intègre le protocole holistique, de la corporéité d’un Leib, de l’intersubjectivité (virtuellement politique) des corps, avec les aspects essentiellement deleuziens du vivant ?

A. S. : La question est très ouverte, et il existe évidemment une multiplicité d’approches possibles. Dans de récents travaux menés avec Giovanna Citti et David Piotrowski, Differential heterogenesis and the emergence of semiotic function, nous tentons d’aborder la question sous l’angle de l’émergence de la fonction sémiotique, qui constitue un point important de l’œuvre des deux philosophes. Ces derniers donnent, nous le savons, des réponses différentes, mais qui ne sont finalement pas si incompatibles entre elles. Dans nos travaux, nous cherchons à montrer quelles saillances du monde et quelles prégnances corporelles (qui iront ensuite former des expressions et des contenus) émergent d’un même processus hétérogénétique au cours duquel les deux phénomènes prennent forme comme actualisation divergente. En d’autres termes, en partant de la multitude de processus différentiels qui constitue, au fond, la puissance morphogénétique de la nature, voilà que l’actualisation de ces processus donne lieu à la formation du corps et aux formes du monde, (si nous voulons l’analyser dans une optique merleau-pontienne) et/ou donne lieu à une stratification de saillances et de prégnances, de strates d’expression et de contenu (dans une optique deleuzienne). Dans ce dernier cas, le corps qui se constitue n’est pas le corps propre de Merleau-Ponty mais un corps multiple, infra et transindividuel, social. L’actualisation divergente ne s’oriente pas ici vers deux pôles mais vers une multiplicité, une véritable stratification.

Dans les deux cas, il faut bien dire, on a une autoproduction de sens. Mais il s’agit d’un sens qui se joue entre deux polarités (corps-monde) pour Merleau-Ponty et davantage lié à une multiplicité des formes d’extériorité pour Deleuze. Je trouve très intéressant le fait que dans les deux cas, il n’y a pas besoin d’un niveau symbolique pour pouvoir parler de sens. Dans les deux cas, l’actualisation divergente génère des espaces, des axes sur lesquels peuvent, éventuellement seulement, et de manière successive, être installés des dispositifs de contrôle typiques du symbolique.

I. P. : L’entretien touchant presque à sa fin, je voulais te demander : quelle est ta position sur l’écologie aujourd’hui, par rapport à tes recherches, mais aussi, plus généralement, comme objet politique, comme critique de l’état des choses ?

A. S. : Nous pouvons certainement définir l’hétérogenèse comme l’ensemble des dynamiques d’une écologie de l’immanence, où la dynamique s’avère être une pure affirmation, sans contradiction. Contrairement aux dynamiques structurelles qui s’articulent autour de systèmes d’opposition, et qui se manifestent en tant que systèmes d’attracteurs ou de potentiels contrôlés. L’émergence du symbolique est un exemple typique de dynamiques structurelles, qui s’articulent autour de systèmes d’opposition comme dans le cadre sémiotique par exemple. L’hétérogenèse en revanche est une dynamique hétérogène qui reste pré-symbolique, qui échappe à la capture ou qui n’a pas encore été capturée par des systèmes contrôlés. Dans ce sens, il s’agit d’une écologie de l’immanence. Comme tu l’as toi aussi souligné à d’autres occasions, avant toute autre tentative de pensée écologique, il faut dépasser l’idée naïve de l’animal en tant qu’entité capable seulement d’automatismes stimulus-réponse. Le problème écologique devient donc, d’un côté, le problème des automatismes.

Au niveau dynamique, on sort de l’automatisme lorsque l’on accède complètement à l’axe de l’historicité des processus et aux attentes futures. La dynamique s’opère donc sur deux plans temporels, celui du Kronos de l’actualisation automatique des dynamiques différentielles, mais aussi sur celui de l’Aion, c’est-à-dire de l’accès au passé et aux possibilités du futur. La libération de l’automatisme réside dans l’accès à ce plan imaginatif et à la capacité de recomposition des éléments sur ce plan. C’est l’axe de la phylogenèse dans l’évolution des espèces, de l’invention du neuf dans les processus cognitifs, c’est le plan du soulèvement dans les dynamiques sociales (soulèvement, et non révolution, qui est le concept structuraliste du passage d’un état stable à un autre).

Voici : ces plans sur lesquels se déploie l’hétérogenèse ne sont pas le privilège de l’humain mais ouvrent un matérialisme imaginatif, bien avant d’être vitaliste, qui s’étend à l’animal, au végétal, à l’inorganique…

I. P. : Qu’entends-tu par matérialisme imaginatif ?

A. S. : Une matérialité génératrice, capable de créer des singularités à toutes les échelles et qui liées à une « chair vibrante » en perpétuelle recomposition. Une matérialité qui a su non seulement inventer la vie (et la réinventer radicalement une seconde fois sur la base de la photosynthèse des cyanobactéries) mais a aussi continué à la réinventer au cours de l’évolution en générant des millions d’espèces animales et végétales. C’est la multiplicité et la diversité des formes qui témoigne d’une recherche continue de la nouveauté, une ré-imagination continue, s’opposant à une vision de la nature statique et dépositaire d’un système de lois immuables.

Donc, je disais, si nous voulons penser à un Nature turn, il faut avant toute chose abandonner la perspective réductionniste selon laquelle la création de sens serait exclusivement rattachée aux aspects sémio-linguistiques de la production culturelle humaine. Il est au contraire nécessaire de se tourner vers des sémioses primaires bien plus riches, vers une idée de formes signifiantes comme rencontre entre les formes saillantes du monde et les prégnances corporelles, affectives. Cette rencontre entre saillances et prégnances, donne déjà lieu à des formes de signification primaire, bien avant toute émergence du symbolique, comme le montre bien René Thom dans une série de travaux dans lesquels, comme je le disais, il reformule d’un point de vue non-structuraliste sa première idée de la signification. Ou encore, plus précisément, il s’agirait de penser comme nous cherchons à le montrer dans ce travail auquel je faisais référence, Differential heterogenesis and the emergence of semiotic function, que j’ai co-écrit avec Citti et Piotrowski que les saillances du monde et les prégnances corporelles émergent d’un même processus hétérogénétique par polarisation multiple (composantes principales ou indépendantes de la dynamique).

Le fait que ces sémioses soient présentes dans chaque devenir hétérogénétique peut être important pour affronter le problème écologique de manière radicalement différente.

I. P. : Pour terminer, deux mots sur la valeur philosophico-politique du type de recherche que tu tentes de faire. Il s’agit d’une valeur philosophico-politique en lien avec les équilibres internes, mais aussi « environnementaux », d’une mathématisation du monde. C’est une vieille thématique de la philosophie des XVIIe et XVIIIe  siècles, pensons seulement à Leibniz, auteur que d’ailleurs tu cherches à récupérer, mais c’est également, si l’on pense à la puissance de la numérisation et de l’algorithmisation des processus vitaux à chaque niveau, un thème actuel absolument crucial au sein du débat politique. Peut-être même une frontière, ou un horizon, pour comprendre vers où nous devons orienter nos vies, individuelles et collectives, en évitant l’énième fausse posture, que nous paierons « avec les intérêts » au coût d’une ou deux générations…

A. S. : Je te réponds de manière très simple. Il s’agit de remettre au centre de nos études les conditions de production de sens qui ouvrent la possibilité de créer des plans de connaissance sensible élargis à la dimension technologique, sociale et écologique.

Avec ce changement de perspective, nous pourrons finalement affronter la véritable question, qui est de savoir comment on change la production de sens et de subjectivation dans l’interaction avec l’intelligence artificielle. La subjectivation en sortira-t-elle renforcée car les technologies ouvrent de nouvelles possibilités et des nouvelles formes de vie, ou au contraire, en sortira-t-elle appauvrie si les technologies fonctionnent comme des prothèses automatiques de notre intelligence qui baissera ou sera atrophiée ?

Pour conclure, il me semble que la question de la réorientation des technologies dans le sens d’une libération et d’une ouverture plutôt que d’un asservissement de l’homme à la machine est centrale. Et pour ce faire, il s’agit de déplacer le débat sur l’intelligence vers le discours sur la production de sens incarnée et, plus généralement, d’intégrer tout type d’objectivation informationnelle aux systèmes vitaux, affectifs, sociaux, pas nécessairement centrés sur l’humain, au contraire, ouverts à une hétérogénéité de forces et à un devenir de formes qui incluent toutes les dimensions écologiques.

De cette façon, on pourrait résoudre la vieille opposition entre constructivisme et naturalisation, c’est-à-dire entre devenir imaginatif et morphogenèse naturelle, car, selon moi, la morphogenèse deviendrait une hétérogenèse ouverte à toutes les solutions novatrices. Peut-être que cela pourrait être l’occasion de renouer une nouvelle alliance entre le mathématicien et l’anthropologue, entre l’imagination scientifique et l’imagination sociale, alliance qui s’est complètement perdue.

paru, en italien en version étendue,
sur « Officine Filosofiche »

http://officinefilosofiche.it/forme-divenire

Bibliographie

G. Deleuze, Différence et répétition, PUF,  Paris,  1968

G. Deleuze, F. Guattari, Mille  Plateaux,  Minuit,  Paris, 1980

G. Simondon, L’individuation psychique et  collective, Aubier, Paris, 1989

F. Berardi, A. Sarti, RUN. Forma, vita, ricombinazione, Mimesis, Milano-Udine, 2007

A. Sarti, G. Citti, D. Piotrowski, « Differential  heterogenesis and the emergence of  semiotic function », Semiotica, Issue 230, 2019