84. Multitudes 84. Automne 2021
Hors-champ 84.

Covid-19 a accéléré le basculement planétaire post‑fossile

Partagez —> /

Marco Venturini suit de près les dynamiques économiques liées aux questions climatiques. À la fois par ses lectures de chercheur et par les rôles qu’il a pu jouer dans des grandes entreprises de l’eau ou du recyclage, il comprend de l’intérieur ce qui pousse le capitalisme à entraver ou à épouser la décarbonisation de nos économies. Il nous dit dans cet entretien pourquoi il considère 2020 comme une année charnière pour la cause climatique – à l’échelle mondiale et à un rythme que la pandémie de coronavirus a accéléré de façon inespérée.

Multitudes : En quoi l’année 2020 a-t-elle marqué un tournant dans les rapports du capitalisme à la question climatique ?

Marco Venturini : Je vois au moins trois facteurs majeurs qui ont changé la donne à une échelle qui est clairement planétaire et avec une rapidité que même les plus optimistes n’osaient pas espérer il y a seulement une année. La pandémie de Covid-19 qui s’est répandue avec une vitesse sans précédent sur toute la planète a montré à quel point notre monde était interconnecté, interdépendant et synchronisé dans les problèmes qui passent en quelques semaines d’un souci à Wuhan à une paralysie économique confinant plusieurs milliards d’humains loin de leurs lieux de travail et de consommation. La crise financière de 2008 s’était déjà répandue sur toute la planète de façon synchronisée. En mars 2020, le choc a été encore plus fort et encore plus instantané. Or même si le virus n’est pas directement lié aux questions climatiques, la contagion pandémique a profondément et irréversiblement bouleversé notre rapport aux énergies fossiles.

Comme l’a bien analysé Christian de Perthuis1, malgré les effets rebonds qu’on peut attendre au fur et à mesure que les activités économiques reprendront à plein régime, les plus gros acteurs des énergies fossiles ont pris un coup dont ils ne sortiront pas indemnes. Que s’est-il passé ? Une première sonnette d’alarme est arrivée le 20 avril 2020, lorsque du pétrole américain vendu à terme a dû être vendu à prix… négatif ! Avec la crise sanitaire et l’effondrement de la consommation, les réservoirs sont restés pleins à craquer et, dans l’impossibilité de conserver le précieux or noir, certains vendeurs ont préféré payer pour s’en débarrasser.

Avec l’arrêt soudain et inattendu de l’économie mondiale, les valeurs boursières se sont instantanément effondrées d’une façon presque uniforme. Quand elles ont commencé à se rétablir, on a vu se former un fossé que beaucoup d’analystes anticipaient mais qui ne s’était pas encore constaté dans les faits. Les pétroliers et les charbonniers sont restés très en dessous des valeurs vertes : lorsque NEXTERA, champion américain des renouvelables, a dépassé en capitalisation boursière la reine des pétrolières, EXXON, la finance a compris que les énergies fossiles ne seraient bientôt plus à la mode. C’est comme si le Covid et le confinement leur avaient cassé les reins, et qu’ils ne s’en remettraient pas.

Que s’est-il passé ? En juin 2020, Goldman Sachs a publié2 une analyse qui estime le prix « implicite » du carbone pour les nouvelles infrastructures dans les hydrocarbures dans une fourchette comprise entre 40 et 80$ par tonne de CO2eq. Et qui, en même temps, anticipe que les renouvelables concentreront l’essentiel des investissements de production d’énergie en 2021. Il est devenu clair avec la crise du Covid que, même si très peu de pays ont effectivement implémenté une taxe carbone véritablement dissuasive à ce jour, les calculs d’investissement à long terme (30 à 50 ans pour les plus grosses infrastructures) devaient intégrer un prix significatif par tonne de carbone émis. La plupart des analystes le savaient et le disaient depuis pas mal de temps, mais les industries et les investisseurs faisaient mine de ne rien entendre. L’effondrement de mars 2020 a permis à ce principe jusque-là abstrait de rentrer dans les calculs réels. Le prix du pétrole ne rebondira jamais vraiment, du fait de ce surcoût qui est maintenant entré dans les esprits, et dans les faits. Plein de projets d’extraction ne se feront pas, les sables bitumineux de l’Alberta sont, à terme, condamnés. Plusieurs pays producteurs, dont l’économie est dopée à l’or noir, vont connaître des réelles difficultés à équilibrer leur budget : avec un prix du pétrole durablement bas, ils perdent tout intérêt à continuer de produire et doivent réorienter leurs économies vers des productions plus variées et moins volatiles. Bref, les niveaux de profits escomptés, et donc les financements alimentant l’extractivisme fossile se sont drastiquement et soudainement réajustés d’une façon inespérée. On a gagné une décennie en quelques semaines !

M. : Mais n’y a-t-il pas toujours d’énormes besoins en énergie fossile, à l’échelle planétaire, avec la Chine et l’Inde qui reprendront des taux de croissance importants dans les années qui viennent ?

M. V. : C’est là qu’il faut faire intervenir le troisième élément qui a bouleversé la donne en 2020. La pandémie a montré qu’il est possible de décider de se passer de l’énergie fossile en cas de gros problème et que l’arrêt des émissions avait un effet immédiat sur la santé humaine, car émissions de GES et de particules fines sont intimement liées. Avec le retournement de gros acteurs comme Goldman Sachs, les cours des titres « carbonés » semblent destinés à rester durablement en dessous de leurs taux antérieurs parce que les externalités des émissions de CO2 commencent enfin à être prises en compte. Enfin, Xi Jinping fait à l’automne des annonces qui indiquent clairement que le pétrole et le charbon sont aussi perçus par les dirigeants chinois comme devant être réduits drastiquement en quelques décennies, bien plus rapidement qu’on ne s’y attendait3. Et Washington va bientôt reprendre le train en marche maintenant que Trump doit laisser la place à l’équipe de Biden qui a fait du Green New Deal, même dans une version assez édulcorée, un point central de sa campagne.

C’est bien une dynamique planétaire qui se déploie ainsi. L’Europe avait fait les premiers pas dans cette direction depuis quelque temps, mais semblait bien isolée. Le Covid a précipité un mouvement qui synchronise – du point de vue de la décarbonisation au moins – Wall Street avec Beijing.

M. : Peut-on vraiment croire ce qui relève peut-être surtout d’effets d’annonce ? N’avons-nous pas l’habitude d’entendre des dirigeants politiques faire des belles déclarations sur les tribunes, tout en continuant à subventionner les énergies fossiles, sous la pression des lobbies ou par peur des syndromes de manque qu’entrainera immanquablement la sortie de notre addiction au pétrole et au charbon ?

M. V. : On aurait raison de se méfier de tels discours si rarement suivis d’effets significatifs, en effet. Les promesses de neutralité carbone sur des horizons de 30 ans à venir n’engagent que ceux qui les croient, puisque nos dirigeants politiques ne les font que pour être élus sur les quatre ans à venir, où ils peuvent procrastiner et laisser la patate trop chaude à leur successeur… Mon sentiment d’un basculement majeur tient davantage à ce que je vois et à ce que je fais sur le terrain des transactions économiques réelles qu’à ce qu’il faut croire des annonces politiques. Les deux sont quand même liées : lorsque Xi Jinping projette les plans d’investissements chinois en énergies renouvelables (ou nucléaires) plutôt que fossiles sur les 30 ans à venir, l’effet sur les flux financiers et sur les cotations boursières est aussi important que lorsque Goldman Sachs entérine l’internalisation du prix des émissions de gaz à effet de serre.

Mais ces considérations géopolitiques et ces tendances planétaires à long et moyen termes, je les constate avant tout dans mes activités de tous les jours, où elles sont d’ores et déjà devenues des réalités comptables. Laisse-moi te donner un exemple concret.

Je travaille depuis trois ans avec une entreprise française qui capture le méthane émis par les décharges, pour approvisionner les réseaux de distribution de gaz de ville, pour faire circuler des bus, etc. Ce méthane part de toutes façons dans l’atmosphère. En l’utilisant grâce à ce procédé, on permet aux décharges d’atteindre un bilan carbone quasiment neutre. En plus, tout ce qu’on parvient à faire avec ce biométhane, on n’a pas besoin de brûler du pétrole ou du charbon ou du gaz naturel pour le faire. Par rapport à d’autres modes de traitement des déchets, comme l’incinération, cette capture est simple et peu coûteuse, elle peut se réaliser à une échelle locale avec des investissements limités, elle est propre et bien plus réaliste pour les pays de la périphérie qui croulent actuellement sous des décharges polluantes et incontrôlées. Pour tous les pays qui ne peuvent pas se payer des incinérateurs à déchets, la solution que nous proposons apporterait une contribution significative à la production locale d’énergie, à l’emploi, à la dépollution, et bien sûr à la réduction de l’émission de gaz à effets de serre. C’est tentant de transformer les usines d’incinérations de déchets en pistes urbaines de ski, comme à Copenhague ! Mais la réalité dans la grande majorité de la planète rassemble plutôt à la décharge à ciel ouvert de Lagos ! De fait mon boulot consiste à aller dire à des collectivités locales : « Votre décharge pue et pollue. Laissez-moi installer mes capteurs, et je vous donne du méthane pour vos bus ou votre gaz de ville, avec en plus des crédits carbone, puisque ces usages réduisent les émissions de méthane, qui vont servir à moderniser votre décharge. »

Lorsque j’appelais des grands groupes pour financer ces activités, jusqu’au début 2020, j’avais quelques réponses enthousiastes, mais j’avais surtout des interlocuteurs qui faisaient la fine bouche, qui négociaient à la baisse le prix ou la durée de leur engagement. Or depuis que le Covid est passé par là, depuis que les prix des énergies fossiles ont commencé à se réajuster en intégrant réellement le coût des externalités d’émission de gaz à effet de serre, les mêmes traders qui me raccrochaient au nez qui refusaient de s’engager pour plus de 3 ans me rappellent pour me proposer un prix supérieur à celui que je leur demandais et pour me le garantir sur 10 ans !

En plus, alors que mon boulot requerrait de prendre l’avion tous les quinze jours pour aller négocier des deals ou monter des projets aux quatre coins du monde, je fais tout depuis chez moi par visioconférence. Les compagnies d’aviation et leurs fournisseurs de kérosène ne doivent pas compter sur les gens comme moi pour faire rebondir leurs activités et leur profit en 2021 ni en 2022. Quelque chose a vraiment basculé en 2020 ! Et cela se mesure dès maintenant, en regardant ce que font des gens comme moi aux échelles locales qui accueillent leurs activités, plus qu’en lisant les rapports de Goldman Sachs ou la planification du Parti Communiste chinois. Ce basculement est simultanément planétaire et territorialisé.

M. : Tu as l’air très optimiste sur les perspectives de transition énergétique décarbonée ?

M. V. : Ce basculement doit nous donner espoir, et il me motive chaque matin pour faire ce que je fais. Si nous parvenons à mener à terme le contrat que nous négocions en ce moment, nous allons installer une vingtaine de nos dispositifs de captage en Amérique Latine dans les trois à cinq prochaines années, et cela seul permettra de récupérer jusqu’à 500 000 tonnes d’équivalent carbone. C’est une goutte d’eau dans ce que nos économies extractivistes envoient dans l’atmosphère. Mais c’est quand même une très grosse goutte d’eau, puisque c’est l’équivalent de 10 % des émissions locales d’une ville comme Paris4. Et encore une fois, je n’aurais jamais cru que ce type d’activité pourrait se développer aussi rapidement si tu m’avais posé la question il y a une année. Donc, oui, je me lève le matin en me disant qu’en ce qui me concerne, les choses vont assez vite dans la bonne direction.

On constate également que les procédures légales entamées contre quelques grandes entreprises (Shell) ou quelques États (la France) paraissent en mesure de se frayer des voies juridiques. C’est encourageant, même si cela prend beaucoup de temps et même s’il ne faut pas en espérer des miracles. Le système capitaliste s’appuie de part en part sur le droit (droit de propriété, droit du commerce, national et international), il a jusqu’à présent su en tirer le meilleur parti, même si le droit du travail vient parfois lui mettre quelques bâtons dans les roues. Si le droit environnemental parvient à être retourné contre les plus grosses nuisances environnementales, là aussi les choses peuvent changer dans une bonne direction.

Cela dit, rien n’est gagné, et les terribles inerties qui continuent à structurer la façon dont nos gouvernements relancent nos économies restent consternantes et très inquiétantes. Le vrai basculement ne se fera pas tant que les gens, c’est-à-dire nous tous, ne rejetteront pas en masse le capitalisme extractiviste. Est-ce que 2020 a constitué une rupture à ce niveau-là ? Peut-être. Une telle rupture peut-elle se constater à l’échelle planétaire ? C’est encore plus difficile à dire. Ça ne me semble pas à exclure, mais c’est loin d’être garanti. Autrement dit, il nous reste du travail, l’essentiel reste sans doute encore à faire, devant nous. Mais les choses ont bougé en profondeur en 2020, et dans ce qui ressemble quand même à une grosse déprime ambiante, il est important d’en prendre conscience, et de bâtir sur ces bases d’espoir.

Propos recueillis en janvier 2021
par Yves Citton

1 Christian de Perthuis, Covid-19 et réchauffement climatique, Bruxelles, De Boeck, 2020.

2 Voir Michele della Vigna et al., « The green engine of economy recovery », www.goldmansachs.com/insights/pages/gs-research/carbonomics-green-engine-of-economic-recovery-f/report.pdf 

3 Voir Pierre Charbonnier, « Le tournant réaliste de l’écologie politique », Le Grand Continent, 30 septembre 2020, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/09/30/le-tournant-realiste-de-lecologie-politique/.

4 www.paris.fr/pages/le-bilan-carbone-de-paris-2018-7479