Signataires anonymes
Vers la fin mai 2244, des archéologues Zaziris trouveront un document datant apparemment du début du XXIe siècle, dans lequel des signataires anonymes, venus des quatre coins de la planète, évoquent une « réforme radicale » des universités, dont il sera difficile de savoir, après coup, s’ils se déclarent (sincèrement) en sa faveur ou s’ils dénoncent (ironiquement) son ignominie. Tout en souriant du mélange de grands principes naïfs et de réglementations dirigistes qui marque ces propositions, les Zaziris y verront l’une des sources les plus anciennes du Système de Spiritualisation Élémentaire (SSE) qu’ils mettront en place au tournant du XXIIe siècle, au moment du triomphe définitif de leur Noopolitique d’Amusement Global (NAG). Les érudits reconnaîtront dans la première partie (« Constat ») des extraits directement plagiés d’un texte bien plus ancien, extrait de la deuxième partie d’Amilec ou la graine d’hommes (p. 38-39), publié anonymement en 1754 et attribué à Charles Tiphaigne (de la Roche), médecin normand (1722-1774).
Constat
Les Universités de l’Europe sont des Marchés ou des Bourses, dans lesquelles on fait un négoce d’Honneurs & de Sciences. On y vend à un prix raisonnable & modique les degrés, les promotions, les dignités, quantités de titres de Savoir, & diverses autres doctes marchandises, qu’on ne devrait acquérir que par l’étude, le travail, & une application continuelle. On appelle Docteurs chez les Européens ceux qui ont acheté ces titres d’érudition, & Poètes ou Beaux-Esprits ceux qui sont montés sur le sommet d’un certain Parnasse, où l’on prétend que président neuf vierges. Après les Docteurs viennent les Maîtres ès Arts : ceux-ci acquièrent leur titre à moindre frais, mais aussi passent-ils pour être moins savants. On peut conclure de tout cela que rien n’égale la bonté et la bénignité des Universités envers les Hommes, vu qu’elles leur ouvrent un chemin si doux & si facile pour aller aux Sciences. Vers le septentrion, les Universités sont un peu plus rigides, & on n’y confère les degrés importants qu’après un examen préalable un peu sérieux.
Même si ce qui est autorisé dans un État par un long usage ne doit être changé que pour des raisons & plus fortes que celles qui les ont fait établir & plus utiles au bien universel, on peut toutefois proposer quelques instructions sur les moyens de faire une heureuse Réforme des Universités.
Finalités
1. L’enseignement et la recherche pratiqués à l’Université doivent être conçus comme constituant des biens communs. Leur production relève d’institutions à but non-lucratif. Leur fonction sociale est non seulement de « produire et diffuser des connaissances », mais également de contribuer à un processus d’humanisation qui rende nos modes de vie moins destructeurs et plus émancipateurs.
2. En tant que les Universités fournissent et nourrissent un bien commun, leur accès doit être gratuit et les étudiants les moins aisés doivent recevoir une aide financière pour leur assurer un minimum d’autonomie économique.
3. L’autonomie des Universités est un objectif désirable. Elle doit se fonder sur l’autonomie financière et les choix intellectuels des étudiants.
4. Les Humanités (Lettres, Langues, Philosophie, Histoire, Arts ainsi que les Sciences Humaines et Sociales) sont appelées à jouer un rôle central dans la réflexion sur le processus d’humanisation qui est au cœur de la mission du système universitaire. Loin d’être cantonnées dans un rôle subordonné, elles doivent être placées au centre de la distribution des ressources financières et humaines dont disposent l’enseignement et la recherche universitaire. Cette parité entre Humanités et techno-sciences doit s’appliquer dans la plupart des domaines (postes, salaires, locaux, équipements, voyages, etc.). Globalement, il faut qu’au moins la moitié des financements publics soit dirigée vers des activités relevant de la réflexion socioculturelle (qui inclut les arts), l’autre moitié vers les activités relevant du développement des techno-sciences.
5. Cultiver l’autonomie des étudiants-enseignants-chercheurs exige de leur permettre de moduler de façon complexe les interactions entre (a) les réflexions philosophiques, historiques, littéraires, artistiques, (b) les savoirs d’ordre plus technique et (c) les pratiques sociales auxquelles s’articule le travail universitaire en dehors de l’Université.
6. Cela exige à son tour de mettre en place des structures d’enseignement et de recherche qui favorisent les passages entre les disciplines, entre les approches, entre les cultures, entre les domaines d’activités. Cela implique de repenser les cursus universitaires, mais aussi les parcours professionnels, les séjours linguistiques à l’étranger, l’engagement dans des activités associatives, les alternances entre le monde du travail et le monde de l’Université, entre les pratiques scientifiques et les pratiques artistiques, entre la production de connaissance et sa diffusion.
Modalités
7. Au niveau de la Licence, les cursus seront laissés au libre choix des étudiants, mais chaque étudiant devra choisir au moins un cinquième de ses cours dans le domaine des sciences de la nature, un autre cinquième dans le domaine des sciences humaines et sociales, et un autre cinquième dans le domaine des lettres et arts. Chaque étudiant choisira un ou deux département(s) d’affiliation principale dans lequel il poursuivra au moins un tiers de ses enseignements.
8. Au niveau du Master, les étudiants seront encouragés à se spécialiser dans une discipline, mais au moins un tiers de leurs activités devront présenter une dimension interdisciplinaire.
9. Les différentes unités constituant l’Université (départements, programmes, facultés) seront moins conçues comme des fiefs disciplinaires que comme formant un archipel dont le mérite se mesure au nombre de ponts qui se construisent entre les îles (plutôt qu’à la richesse propre de chaque île).
10. Au lieu de stages en entreprises, les Universités proposeront des trimestres ou des semestres de stages dans des associations à but non-lucratif, en rapport avec les domaines d’intérêts des étudiants.
11. Tous les étudiants seront encouragés et aidés à passer une année à l’étranger dans une Université où la langue première est différente de la leur.
12. Tous les administrateurs devront suivre au moins une heure de cours par semaine dans l’un des enseignements proposés au sein de leur unité.
13. Tous les étudiants de doctorat seront invités à prendre en charge certaines séances de cours ou de séminaire auprès d’un enseignant qui leur servira de mentor.
14. Les employeurs devront être encouragés à laisser leurs employés suspendre ou moduler leur temps de travail afin de poursuivre des enseignements universitaires tout au long de leur carrière.
15. On demandera aux médias bénéficiant d’un financement public de concevoir avec les universitaires des programmes diffusant à heure de grande écoute non seulement les savoirs, mais aussi bien les interrogations qui se développent au sein de la recherche universitaire.
16. Les Universités disposeront de budgets significatifs pour promouvoir une large diffusion de la recherche par des publications d’ouvrages et de revues (sous les formes qui seront les plus susceptibles de susciter un public, numérique ou « classique ») en collaboration avec les éditeurs, périodiques et sites déjà existants.
Articulation entre recherche et enseignement
17. Les activités d’enseignement seront autant que possible intégrées dans les recherches effectivement menées par les enseignants-chercheurs. L’assimilation des connaissances se fera en fonction des besoins de l’investigation intellectuelle propre à chaque parcours, l’étudiant devant être mis dans la position du chercheur qui estime par lui-même ce qu’il a besoin d’acquérir afin de progresser dans sa réflexion.
18. Chaque département proposera un séminaire méthodologique hebdomadaire, auquel devront participer les étudiants qui lui seront affiliés et qui sera programmé d’un commun accord par des représentants des enseignants et des étudiants. Ce séminaire sera l’occasion de présenter et de discuter les démarches développées en dehors du département : on pourra y inviter des partisans de méthodes alternatives, des critiques, des activistes non-universitaires, etc.
19. Les enseignants auront toute liberté pour choisir leurs thèmes d’enseignement, pour autant qu’ils puissent en argumenter la validité dans le cadre du cursus proposé. Les étudiants pourront par ailleurs proposer des thèmes d’enseignement et de réflexion qui leur paraîtront particulièrement pertinents, thèmes qui pourront soit faire l’objet d’un séminaire traditionnel, si un enseignant se sent compétent pour s’en charger, soit faire l’objet d’un séminaire autogéré, si aucun enseignant ne souhaite s’en charger.
Évaluation
20. Les évaluations des enseignants-chercheurs seront moins basées sur des facteurs quantitatifs que sur la lecture et l’évaluation qualitative de leurs travaux par des collègues chercheurs.
21. L’évaluation des étudiants sera alignée sur celle des chercheurs. Les étudiants ne recevront plus des notes répondant à des procédures examinatoires, mais des évaluations qualitatives portant sur des travaux de recherche réalisés en collaboration avec les enseignants-chercheurs (des mini-mémoires).
22. Ce mode d’enseignement et d’évaluation implique que, hormis quelques cas exceptionnels, un cours ou un séminaire universitaire ne peut se dérouler dans de bonnes conditions au-delà d’une trentaine de participants (moins dans le cas de cours de langue, de laboratoire, d’ateliers artistiques, etc.). Il faut donc multiplier les sections et intensifier les interactions entre enseignants et étudiants.
Financements
23. Afin de pouvoir assurer les missions de l’Université, telles qu’elles ont été esquissées ci-dessus, les budgets actuellement consacrés par les États à l’enseignement et à la recherche universitaire devront être triplés dans les 10 ans à venir.
24. Les sommes nécessaires à ce financement accru pourront être perçues par de nouveaux impôts sur les mouvements financiers, sur les activités publicitaires et sur les déplacements (de fret et de touristes). Ce type d’impôt sera plus efficacement institué à l’échelle européenne, puis mondiale, ce qui ne dispense toutefois pas les gouvernements nationaux de les instaurer sans attendre.
25. Le financement des facultés et des départements sera établi pour une période de dix ans, puis ajustés de façon décennale en fonction des chiffres passés de fréquentation des étudiants. Les facultés et départements pourront gérer leur budget et le remplacement des personnels de façon autonome, sur la base de décisions prises collégialement au sein de conseils où seront représentés les enseignants, les étudiants et les autres personnels universitaires.
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