Au cours de la période coloniale, les différents problèmes sociaux touchant les populations urbaines congolaises ont fait l’objet de nombreuses études, mais beaucoup de ces études présentaient un caractère unilatéral dans la mesure où la part des Congolais eux-mêmes, en tant qu’acteurs de leurs propres conditions de vie et de travail, n’avait pas été exploitée. Dans ces conditions, les sources écrites ne suffisent pas à elles seules dans la reconstitution du passé. Elles ont des limites et comportent des lacunes que la mémoire orale peut combler. De plus, en République Démocratique du Congo, un pays affecté à la fois par la carence ou l’absence de la documentation écrite et par la déperdition de la tradition archivistique, la mémoire orale joue un rôle appréciable.
Les documents d’archives ne couvrent pas toute la vérité et encore moins tous les domaines de la vie. Ils ne touchent pas de façon exhaustive toutes les couches de la population. L’histoire sociale des travailleurs d’une grande entreprise minière comme l’Union Minière du Haut-Katanga ne peut pas être connue grâce uniquement aux documents d’archives. Comment, par exemple, connaître les attitudes, les aspirations, les sentiments des travailleurs de l’Union Minière du Haut-Katanga lors de la grève de décembre 1941 si l’on se contente des archives produites par l’employeur et l’administration coloniale de la province du Katanga ? Le point de vue de l’employeur suffit-il pour comprendre le comportement et les réactions des travailleurs africains de cette époque1 ? Il en est de même en ce qui concerne l’histoire des femmes de ces travailleurs qui, au début de l’industrialisation, étaient exclues du circuit économique mondial et étaient considérées comme appartenant à l’espace privé du mari. Il en est résulté alors beaucoup de lacunes que seules les enquêtes orales peuvent combler.
Notre communication se focalise sur les questions ci-après : comment le Projet Mémoires de Lubumbashi procède-t-il pour reconstituer le passé de la ville de Lubumbashi ? Quel est l’apport des objets, des sources orales et picturales à la réécriture de l’histoire de Lubumbashi ?
Brève présentation de la ville de Lubumbashi
Créée en 1910, Lubumbashi (ex-Élisabethville) est située dans le sud-est de la République démocratique du Congo, à une altitude variant entre 1220 et 1240 mètres. Jusqu’en 2015, Lubumbashi a été le chef-lieu de la province du Katanga avant de devenir, avec le démembrement des provinces de 2015, le chef-lieu de la province du Haut-Katanga. La ville de Lubumbashi couvre une superficie de quelque 747 km² et est divisée en 7 communes dont six urbaines (Lubumbashi, Kamalondo, Kenya, Katuba, Kampemba et Rwashi) et une urbano-rurale communément appelée commune Annexe.
La ville de Lubumbashi exerce diverses fonctions économiques (sièges sociaux des grandes entreprises comme la Gécamines, la SNCC, etc.), politique (chef-lieu de province), culturelle et religieuse (ville universitaire depuis 1956, elle renferme actuellement plusieurs universités et instituts supérieurs publics et privés, des sièges sociaux des différentes Églises catholique, protestante, kimbanguiste, de la religion musulmane et des Églises du Réveil). Grâce à ces activités, la ville de Lubumbashi est un lieu de rencontre et de brassage des populations d’origines diverses, un espace multiculturel par excellence. Elle s’est attirée, depuis le début de l’industrialisation en 1910, beaucoup d’immigrants aussi bien blancs que congolais et africains recrutés ou à la recherche de l’emploi et de la richesse. De 1 300 habitants en 1910 (à sa création), la population de Lubumbashi est passée à 183 639 habitants en 1960, moment de l’accession de la République démocratique du Congo à la souveraineté internationale et nationale. En 2017, la population de Lubumbashi a été estimée à quelque 2 028 198 habitants.
Avec le temps, les populations y ont changé leurs comportements, leur mode de vie, leurs modes vestimentaires, leurs habitudes alimentaires ; elles y ont emprunté et en même temps aussi rejeté certaines habitudes. Elles vivent dans l’hybridisme culturel. Elles vivent leur monde par rapport aux différents mondes de provenance pour les immigrants, un monde différent du monde rural, une identité propre par rapport aux autres villes ou aux milieux environnants.
En ce qui concerne la structure de la population par sexe, jusqu’à la seconde moitié des années 1920, avant la politique de stabilisation de la main-d’œuvre noire inaugurée en 1928, la ville de Lubumbashi était majoritairement masculine adulte. L’accès des femmes et des enfants y était interdit par la trilogie coloniale (administration, missions religieuses et entreprises coloniales) pour deux raisons fondamentales. Les entreprises coloniales, en cette période d’accumulation primitive, n’avaient pas besoin des femmes et des enfants qui constituaient pour elles une charge onéreuse. L’exploitation minière, fonction principale de ces nouveaux espaces à cette époque, exigeait la force musculaire. De plus, comme la ville n’était pas l’espace des Noirs, mais le bastion des Blancs, la présence des Africains en ces lieux était de courte durée, compatible avec le caractère migrant du travail salarié lui-même. Mais, les rares femmes et enfants qui s’y trouvaient y étaient à leurs risques et périls, à charge uniquement de leurs conjoints et pères.
Au fil du temps, surtout après la politique de stabilisation (1928) de la main-d’œuvre africaine, la ville qui était majoritairement masculine, a connu un équilibre des sexes. Depuis sa création jusqu’à l’issue du recensement de la population effectué en novembre 2001, le sex-ratio a connu des changements profonds en faveur du sexe féminin. En effet, le sex-ratio est passé de 37 femmes pour 100 hommes en 1930 à 81 femmes en 1955, à 106 femmes en 1984, à 104 femmes en 2001, à 119 en 2010 avant de baisser et de se stabiliser à 104 femmes en 2015 et en 2017. Il y a eu donc inverion du sex-ratio et le nombre des personnes de sexe féminin est supérieur à celui du sexe masculin.
En ce qui concerne la distribution de la population par âge, disons que d’une population essentiellement adulte au début de l’industrialisation (95 % en 1915), la population devint majoritairement jeune depuis la fin des années 1950 (52 % en 1958 ; 58 % en 1968 ; 56 % en 1973 ; 52 % en 1984 ; 54 % en 2001 ; 54,7 % en 2005 ; 54,2 % en 2010 ; 59,5 % en 2015 et 63,2 % en 2017).
Projet Mémoires de Lubumbashi
Le Projet « Mémoires de Lubumbashi » a été créé en 2000. Animé par une équipe internationale et pluridisciplinaire, il s’est érigé comme un espace de diffusion de l’histoire orale urbaine. Il utilise la mémoire dans le sens de se souvenir de ce qui n’est pas dit par l’histoire, de donner son point de vue, de compléter en se rappelant l’aspect omis, négligé ou oublié par l’écrit. Bref, la mémoire apporte des renseignements complémentaires, fournit plus de détails pour mieux appréhender la situation à un moment donné de l’histoire. Le projet « Mémoires de Lubumbashi » se révèle ici comme une occasion accordée à la population d’exprimer ses sentiments, ses attitudes, ses aspirations.
Le premier objectif des enquêtes orales qu’il organise est d’exhumer des pans méconnus ou peu connus dans les différents domaines de la vie quotidienne urbaine en vue de reconstituer le passé pluriel et de déboucher sur la connaissance globalisante de la ville. Le second objectif est de rapprocher l’histoire des habitants de la ville de Lubumbashi, leur donner la possibilité de s’approprier l’histoire de leur ville.
La collecte des sources orales et picturales
Les récits de vie
Comme je l’ai souligné, la réécriture de l’histoire de la RDC en général et de la ville de Lubumbashi en particulier est impérieuse. Face à cette nécessité, les récits récoltés apportent des éclairages précieux voire inédits à même d’infléchir, d’enrichir, de déconstruire et de corriger l’historiographie officielle.
La reconstitution de l’histoire sociale des travailleurs de l’Union minière du Haut-Katanga, par exemple, m’a amené à porter mon choix sur les récits de vie de ces travailleurs pendant la période coloniale. Ces témoignages oraux constituent une source intéressante et riche en informations pour les chercheurs en sciences sociales. Le recours aux témoignages oraux a le mérite de confronter les sources écrites aux sources orales et permet de corriger, de compléter, de remettre en question l’histoire écrite et, enfin, de combler le vide laissé par les sources écrites.
Dans ce contexte, Léon Verbeek note que les récits de vie « fournissent l’explication de certains faits et comportements que l’histoire écrite ne donne pas2. » Jan Vansina renchérit en ces termes : « L’histoire orale ajoute toujours quelques éléments d’information à l’histoire connue, elle est presque toujours plus vivante que l’écrit et elle nuance pour le moins l’interprétation de la documentation écrite ou orale connue, autorisant même parfois une toute nouvelle interprétation.3 »
Dans le cas de l’histoire sociale des travailleurs de l’Union minière du Haut-Katanga, le recours aux récits de vie m’a permis de mieux appréhender les circonstances dans lesquelles les Congolais ont été recrutés, leurs sentiments au départ de leurs villages et tout au long de leur acheminement jusqu’au Haut-Katanga industriel, leurs premiers sentiments à leur arrivée et pendant la période d’acclimatation dans les camps de travailleurs. Ensuite, je suis entré dans leur vie intime du foyer, dans leurs relations dans les camps ou les centres urbains et leurs rapports professionnels sur le milieu de travail ; j’ai compris leurs attitudes vis-à-vis des comportements affichés par l’employeur à leur égard, j’ai évalué leur part active dans l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Bref, j’ai tenté de reconstituer l’histoire sociale des travailleurs telle que vécue par les travailleurs eux-mêmes et non telle que perçue par l’employeur, etc.4 Cette reconstitution de l’histoire sociale des travailleurs n’a été possible qu’avec l’apport à la fois de l’écrit et des témoignages oraux des acteurs de leur passé.
Une autre lacune de l’histoire coloniale concerne son caractère généralement masculin qui continue jusqu’au début de la période postcoloniale. Pendant longtemps, l’approche du passé est restée dominée par le point de vue masculin dans la mesure où la part des femmes dans la naissance et l’essor du monde industriel moderne de Lubumbashi a été oubliée, omise ou négligée. Les femmes vivaient dans l’ombre des hommes et, partant, faisaient partie de la vie privée de ces derniers5. Elles constituaient par ce fait même des personnes-objets en lieu et place des personnes-sujets de l’histoire de Lubumbashi. L’histoire de Lubumbashi sans la participation des femmes s’avère ainsi amputée. Elle mérite d’être corrigée.
La réhabilitation de l’histoire des femmes exige l’exhumation du passé des femmes urbaines par la récolte de leurs témoignages oraux en vue de faire ressortir leur part dans la construction et le développement des sociétés urbaines coloniale et postcoloniale. Les récits de vie des femmes ont montré que ces dernières possèdent un ensemble de souvenirs propres à leur environnement féminin (les différentes modes, les souliers, les colliers, les différentes coiffures féminines, les perruques, les produits de beauté, les chansons sur les femmes, les ustensiles de cuisine, les photographies, etc.) et à leurs catégories sociales (les différents métiers exercés par les femmes) susceptibles de nous exhumer leur passé caché, omis, négligé ou oublié par l’histoire. Le projet Mémoires de Lubumbashi a été pour les jeunes femmes à la fois un espace et une occasion de débattre avec les plus âgées et, pour les filles, de poser des questions sur le passé dont elles s’estiment victimes.
J’ai utilisé les deux cas de récits de vie à titre illustratif. La récolte des témoignages oraux couvre plusieurs domaines.
Les objets (photographies)
La population de Lubumbashi détient plusieurs objets, témoins de son passé. Apparemment muets, ces objets renferment en eux des témoignages de l’évolution de la vie sociale, économique, politique et culturelle de la ville de Lubumbashi. Je voudrais prendre l’exemple des photographies.
Depuis toujours les photographies jouent un rôle prépondérant dans la publicité et le discours propagandiste. Elles ont fait connaître la colonie du Congo belge aux Belges de la métropole. Grâce aux photographies, les entreprises coloniales ont montré l’impact positif de leur politique sociale parmi leurs populations ouvrières. Les photos que les travailleurs salariés envoyaient aux membres de famille ou aux amis restés au village étaient porteuses d’un double message. Le premier message est la richesse accumulée par le travailleur entouré de sa femme et de ses enfants habillés à la mode, à côté du vélo, du poste de radio ou du phonogramme, de la machine à coudre, etc. Le deuxième message, conséquent du premier, était justement la publicité involontaire et inconsciente de l’entreprise au sein de laquelle prestait le travailleur et, partant de l’espace urbain civilisateur.
Dans le contexte de la reconstitution du passé de la ville de Lubumbashi, les photographies me servent de support. Au sein des familles, elles rappellent des événements passés heureux (sacrements religieux, naissances, obtention d’un diplôme, etc.) ou malheureux (maladie, décès, déplacés de guerre ou refoulés, etc.), les conditions de vie à un moment donné de l’histoire. Elles retracent aussi le film de la vie passée, des diverses manifestations sociales familiales, tribales ou ethniques (chansons et danses traditionnelles) et ont donc une importance dans la mémoire de l’entreprise ou de la ville. Elles aident à comprendre, par exemple, l’évolution de la mode vestimentaire aussi bien des femmes que des hommes, à appréhender aussi les comportements, des attitudes et des mentalités de la population urbaine face aux différents événements passés, expression aussi des conditions de vie des populations ou des conditions de travail ou encore des rapports entre les Noirs et les Blancs d’une part, et entre les Noirs entre eux, d’autre part, pendant la période coloniale et postcoloniale.
Le théâtre populaire
À Lubumbashi, je me suis servi aussi du théâtre populaire, en particulier de la troupe théâtrale Mufwankolo, comme support dans la reconstitution du passé de cette ville. La troupe Mufwankolo s’exprime en kiswahili, langue locale. Elle parle du quotidien, des problèmes du moment en référence à ceux du passé au sein de la société ou de la famille lushoise. Ses différents thèmes traitent du passé et du présent dans les domaines politique, économique, social, culturel et religieux. Invitée en 2000 à une manifestation culturelle organisée par le projet Mémoires de Lubumbashi, la troupe Mufwankolo raconte, dans sa pièce intitulée « Maisha ya Lubumbashi » (La vie à Lubumbashi), les conditions de vie des habitants de la ville de Lubumbashi avant et après la période coloniale. Elle fait ainsi ressortir les perceptions de la population et dresse le bilan de ces deux périodes historiques. En 2010, à l’occasion du centenaire de l’archidiocèse de Lubumbashi, la troupe Mufwankolo a retracé l’histoire orale de l’implantation de l’Église catholique dans l’archidiocèse de Lubumbashi. Cette pièce de théâtre m’a permis de compléter l’histoire écrite de l’Église qui, jusque-là se contentait des faits et gestes des missionnaires blancs et omettait les attitudes des populations autochtones (résistance à la religion catholique, conflit entre les deux puissances spirituelles : les missionnaires et les devins et guérisseurs, etc.) face à la présence de la religion catholique dans cette partie de la province du Katanga.
Ces deux exemples choisis parmi tant d’autres montrent que le théâtre populaire de Lubumbashi apporte un autre son de cloche à ce qui a été écrit et connu et contribue à la connaissance profonde de l’histoire. Il suscite la réflexion du public à travers sa mise en spectacle. Il est important de noter que la source d’inspiration de la troupe Mufwankolo reste la population dont elle se présente comme son porte-parole. La troupe théâtrale de Mufwankolo devient, dans certains cas, l’instrument de transmission de l’histoire orale.
Le théâtre de Mufwankolo fournit à tout auditeur attentif la situation du pays en général et de Lubumbashi en particulier sous ses différents aspects économique, politique, social, culturel, religieux. Il est une sorte de « je vois tout, je sais tout », l’œil de la population que les gouvernants croient endormie ou ignorante parce qu’inactive.
La peinture populaire
J’associe aussi les peintres populaires à la reconstitution du passé de la ville de Lubumbashi. Un tableau de peinture populaire est un cliché ou, mieux, une photographie de la société à un moment donné de son histoire puisque les artistes reproduisent sur toile des événements qui ont marqué la mémoire collective ou individuelle au cours d’une période donnée. Les artistes peintres populaires traitent de plusieurs thèmes qui constituent chacun une matière première pour les chercheurs scientifiques, un support de l’histoire. Pour ce qui concerne la ville de Lubumbashi, je citerai notamment les cas de la peine du fouet (dont les tableaux ornent plusieurs living-rooms), des travaux forcés, du recrutement de la main-d’œuvre à destination du Haut-Katanga industriel, de la pendaison du premier noir, Musafiri François, en 1922 à Élisabethville, des sécessions katangaise et sud-kasaïenne, de l’arrestation et de l’assassinat du Premier premier ministre Patrice Emery Lumumba et de ses deux collaborateurs M’Polo et Okito au Katanga, des différentes rebellions au Congo, de la guerre entre les soldats de l’ONU et les gendarmes katangais, etc. Les commentaires qui accompagnent une peinture populaire sont des témoignages oraux qui, après leur recontextualisation, rendent les faits historiques plus intelligibles et enrichissent l’histoire. Ces commentaires sont aussi une autre interprétation des faits historiques par des acteurs non scientifiques, ceux que je qualifie d’historiens populaires.
Placés les uns à côté des autres selon leur thématique et en ordre chronologique, les tableaux de peinture populaire tracent picturalement les faits marquants de l’histoire de la ville de Lubumbashi dans un domaine spécifique comme la politique, l’économie, la culture, la violence, etc. Avec l’apport des tableaux de peinture populaire, j’ai publié deux textes : l’histoire picturale de l’avènement de Mzee Laurent-Désiré Kabila et l’histoire picturale de la ville de Lubumbashi6.
Les chansons populaires
Aux artistes peintres populaires ont été associés les artistes musiciens. Le projet a largement bénéficié de leurs chansons dans la mesure où celles-ci ont non seulement contribué à la connaissance du passé, mais aussi elles ont mis à nu la situation sociale et économique de la ville de Lubumbashi.
L’apport de la chanson apparaît clairement dans cette citation que nous empruntons à Joseph Ki-Zerbo : « Les chants et les chansons à caractère historique sont littéralement les échos lointains d’un monde révolu, échos transmis avec la gouaille, la malice parfois acide, la sagesse sereine ou résignée de l’humour populaire. On y retrouve les indications les plus triviales et les peintures les plus truculentes de la vie quotidienne […]7 ».
Parlant de l’apport des chansons pendant la période coloniale, Léon Verbeek note qu’elles « révèlent l’attitude du colonisé devant certaines situations de l’État colonial. Comme source de documentation, la chanson populaire a l’avantage de se conserver sous une forme figée, ce qui n’est pas le cas de la tradition orale obtenue par l’interview où les informateurs réinterprètent ou se laissent aller à des anachronismes. Les chansons sont comme des films documentaires conservés dans une filmothèque, ou comme les vieilles photos d’une photothèque8 ». Les attitudes, les sentiments révélés par les chansons constituent un apport considérable à la compréhension de l’histoire écrite.
À titre d’exemple, la lecture du recueil de chansons d’Édouard Masengo Katiti et Jean-Bosco Mwenda wa Bayeke fait parcourir l’histoire sociale des villes minières du Katanga au cours des années 1950-1960. Presque tous les aspects du vécu quotidien y sont évoqués : les femmes prostituées et les espaces ludiques, le chômage, les conditions des femmes urbaines, le monde du travail, la ségrégation raciale, etc. Elles sont l’interprétation des faits coloniaux vécus par la population congolaise de Lubumbashi à telle ou telle période.
Une mention particulière doit être faite ici des orchestres kalindula, animés par des jeunes désœuvrés. Ils disposent d’un équipement musical rudimentaire, un banjo et un tambour. Leurs chansons sont souvent satiriques à l’endroit de la société. Les thèmes les plus exploités sont le comportement de la population urbaine face à la mort (deuil), la dépravation des mœurs due à la précarité des conditions de vie, la démission des parents de leurs responsabilités dans la famille, etc.
Les expositions comme une école de reconstruction des mémoires
Depuis 2000, le projet « Mémoires de Lubumbashi » s’est érigé comme un espace de débat public sur la culture urbaine. L’originalité de ce projet, qui permet l’articulation entre l’histoire et la mémoire, réside dans quatre faits. Le projet organise, au Musée national de Lubumbashi, deux activités pour assurer la circulation des idées, des connaissances, des images, etc.
Les expositions organisées à Lubumbashi m’ont donné l’occasion de rassembler un millier d’objets divers que la population détient comme témoins de son passé vécu. Ces objets couvrent tous les domaines de la vie : documents administratifs, documents scolaires, objets traditionnels, ustensiles de cuisine, habits pour hommes et pour femmes, souliers, photographies individuelles ou collectives, photographies des entreprises, instruments de musique, etc. Ces différents objets sont témoins de l’évolution de la vie sociale, économique, politique et culturelle de la ville de Lubumbashi en général et de leurs propriétaires en particulier. Les propriétaires décrivent leurs objets-patrimoines tandis que mon rôle est de les contextualiser et de montrer leurs rôles dans la société à telle ou telle époque.
Les conférences constituent un autre champ de diffusion des connaissances. Elles accompagnent et enrichissent l’exposition des artefacts. Elles comprennent deux étapes. La première étape concerne la présentation des témoignages et récits de vie par différents intellectuels populaires (artistes peintres populaires, conteurs, témoins oculaires et auriculaires des événements du passé, etc.).
Ces exposés constituent le moment propice pour la récolte des réactions du public face aux témoignages sur les objets et aux récits de vie urbaine. Il s’agit aussi de l’ouverture d’un débat public entre les générations (les jeunes et les vieux) sur différents aspects de la vie quotidienne (la parité, le mariage, la dégradation des conditions de vie et les responsabilités, etc.).
Les conférences scientifiques constituent la deuxième étape des exposés. Elles sont animées par des intellectuels scientifiques et contribuent à mieux comprendre certains aspects du vécu quotidien des milieux urbains congolais en général et de la ville de Lubumbashi. Historiens, sociologues, anthropologues, juristes, médecins, responsables des congrégations religieuses, des entreprises publiques ou privées, des écoles et des ONG, etc.
L’histoire orale patrimoine des « Sans voix »
La reconstitution du passé de la ville de Lubumbashi n’est plus l’apanage du seul historien. Elle requiert la mobilisation de toutes les forces vives de cette ville dont beaucoup d’habitants sont non seulement contemporains des faits étudiés, mais aussi disposent de leur patrimoine culturel du passé. L’historien leur accorde la parole pour exprimer leurs sentiments, leurs attitudes, leurs aspirations que l’écrit ne pouvait pas évoquer, parce que dépendant d’une autre idéologie ou du dominant.
Ces « Sans Voix » de la période coloniale et du début de la période postcoloniale sont devenus aujourd’hui des partenaires dans la réécriture de l’histoire de la ville de Lubumbashi. L’historien se voit ainsi octroyer la fonction de co-recréateur du passé puisque la reconstitution du passé exige le croisement des regards, l’écoute de plusieurs sons de cloche autour d’un événement, la consultation des personnes contemporaines au fait historique étudié. C’est dans ce contexte que se justifie le recours aux récits de vie et aux autres supports de l’histoire orale comme les objets, le théâtre populaire, les chansons populaires et la peinture populaire, etc. Les détenteurs de l’héritage culturel du passé et les différents artistes populaires s’érigent en porte-parole de la société urbaine lushoise et donc en instruments de la circulation de l’histoire orale. Cette dernière, une fois contextualisée, corrige, complète l’histoire écrite et rend plus ou moins riche et équilibrée la connaissance de la ville de Lubumbashi, une histoire partagée.
L’exposition des objets, héritage culturel du passé, et l’organisation des conférences-débats, qui met face à face les chercheurs et les détenteurs du patrimoine culturel du passé, constituent non seulement le moment de la restitution des résultats, mais aussi de la récolte des réactions du public face non seulement aux commentaires qui accompagnent les différents objets souvenirs (photos, vêtements, souliers, documents administratifs, etc.), la peinture, la chanson, le théâtre populaire, les œuvres d’art plastique, etc., mais aussi elles deviennent une école de la revalorisation et de la reconstitution du passé de Lubumbashi.
1 Muteba Kabemba Nsuya, « Migrations des travailleurs au Shaba dans l’entre-deux-guerres : témoignages des citoyens Kayembe (Oscar) et Kayuwa (Théodore) », in Likundoli, Archives et Documents, 4(1976)2, p. 143.
2 Léon Verbeek, « Histoire et littérature orale », in Cahiers de littérature orale, no 45, 1999, p.167.
3 Jan Vansina, « Préface » dans Donatien DIBWE dia Mwembu, Faire de l’histoire orale dans une ville africaine. La méthode de Jan Vansina appliquée à Lubumbashi (R-D Congo), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 18-19.
4 Muteba Kabemba Nsuya, « Migrations des travailleurs au Shaba dans l’entre-deux-guerres : témoignages des citoyens Kayembe (Oscar) et Kayuwa (Théodore) », in Likundoli, Archives et Documents, 4(1976)2, p. 143.
5 C. Van Leeuw, « Femmes coloniales au Congo belge. Essais et Documents », dans Enquêtes et Documents d’Histoire Africaine, 7 (1987), p. 1.
6 Donatien Dibwe dia Mwembu, « Histoire picturale de Laurent-Désiré Kabila (1997-2001). » Artl@s Bulletin 7, no. 1 (2018), pp. 45-52; Idem, « Histoire picturale de la ville de Lubumbashi », in Julien Kilanga Musinde et Donatien Dibwe dia Mwembu (dir.), Hommage à Isidore Ndaywel, Historien de son pays et du monde, Lubumbashi, Presses universitaires de Lubumbashi, 2020, p. 999-109.
7 Joseph Ki-Zerbo, « Préface », dans Diouldé Laya (édit.), La tradition orale. Problématique et méthodologie des sources de l’histoire africaine, Abbeville, Cultures Africaines, CRDTO, 1972, p. 10.
8 Léon Verbeek, « L’histoire dans les chants et les danses populaires : la zone culturelle Bemba du Haut-Shaba (Zaïre) » in Enquêtes et Documents d’Histoire africaine, 10 (1992), p. XV.
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