Aujourd’hui, la question énergétique est dans toutes les bouches. Du matin au soir, journalistes, politiciens, ONG se gargarisent de « transition », « de plan de financement pour la troisième révolution industrielle », « d’électricité verte », de « Green New Deal ». Discours qui paraissent salutaires, mais qui servent la soupe quotidienne des grands groupes de l’énergie, dont l’avalanche de récits fait miroiter aux citoyens-consommateurs que le sauvetage de la planète, c’est pour demain… Et surtout, que ce sont ces industriels qui piloteront ce plan de sauvetage, grâce à leurs innovations technologiques, toutes plus smart et green les unes que les autres. Il faut voir cette propagande avant tout comme un outil précieux de communication dans les mains de ces mêmes industriels, afin de masquer la profonde crise que l’époque traverse. Crise écologique, sociale, et bien sûr politique.
Avec la perte dramatique des écosystèmes et les ravages de l’extractivisme, la montée en flèche de la consommation globale d’énergie devient une préoccupation majeure des militants écologistes. De la lutte anti-nucléaire aux collapsologues, en passant par le mouvement Extinction Rebellion, il est clair, en tout cas pour une certaine écologie radicale, que l’organisation même de nos réseaux énergétiques, toujours trop grands et trop gourmands, n’est pas un problème à la marge du capitalisme mais bien un problème qui lui est intrinsèque. L’agence internationale de l’énergie prévoit le doublement de la demande mondiale en énergie, soit une consommation de 20 milliards de tep (tonnes équivalent pétrole) dans les années 2040-2050. Imagine-t-on seulement l’impact que cette consommation aura sur l’ensemble de la biosphère ?
La course à l’énergie cheap
La continuation du programme électro-nucléaire français, la volonté d’augmenter la production de voitures électriques (dont on sait que les batteries sont très polluantes à la fabrication), l’arrivée massive des objets connectés et l’intensification de l’interconnexion électrique, tout cela enferme nos sociétés dans des choix vieux de soixante-dix ans et qui ne répondent aucunement aux enjeux écologiques et sociaux du présent. Aujourd’hui, les thuriféraires du « tout électrique » sont ceux-là mêmes qui nous ont mis dans cette situation de dépendance totale à l’énergie cheap. C’est-à-dire, une énergie dont les coûts à l’extraction, les dégâts environnementaux et les inégalités sociales induites, ne sont jamais considérés dans le calcul du prix du kw/h. Sans parler de notre inégalité devant l’isolation des bâtiments, les plus pauvres vivant dans de véritables passoires thermiques. Nous bénéficions, certes, dans nos contrées développées, d’un certain confort électrique mais celui-ci ne vaut que par l’invisibilisation de l’exploitation des humains et non-humains qui servent d’esclaves à ce système ultra-violent. Au regard de l’extraction des ressources, il n’existe pas « d’énergie verte », même nos éoliennes, nos panneaux photovoltaïques et nos batteries sont farcies de métaux rares qui sont extraits dans les pires conditions humaines et environnementales, principalement en Chine mais aussi dans d’autres régions du monde. « Regardez à l’intérieur des batteries de la révolution solaire, et vous y trouverez les minerais sanglants de la République démocratique du Congo et de la Bolivie. Le complexe d’extraction du lithium ressemble à un remake des mines d’argent du Potosi. […] L’énergie cheap a besoin de la violence, infligée par les secteurs privés ou publics, autorisés par une écologie mondiale désireuse de s’approprier des ressources naturelles cheap, et rendue possible par la croyance collective selon laquelle l’énergie cheap fait partie du « trésor de guerre national1 ».
L’Amassada contre l’ordre électrique
Dans cette situation, qui est loin d’être pacifiée, il n’est pas étonnant de voir surgir des contestations qui, ici même en France, s’affrontent à « l’ordre électrique2 ». Que ce soit à Bure contre l’enfouissement de déchets radioactifs, dans le Cotentin-Maine, dans les Hautes-Alpes contre l’extension de lignes THT (très haute tension) et, bien sûr, dans le sud Aveyron à l’Amassada contre un méga transformateur RTE (Réseau de transport d’électricité, filiale d’EDF), des personnes de tout horizon se rencontrent et s’organisent pour contrer ce monde de l’énergie. Les lieux ne manquent pas où les infrastructures énergétiques se heurtent à des formes de résistances qui, par autant de manifestations, de blocages, de construction de cabanes, de rencontres, de débats, de fêtes, entendent tracer des voies de sortie du capitalisme.
Exemplaire en ce sens est la lutte de l’Amassada (« assemblée » en occitan). Cette ZAD, construite il y a cinq ans sur la commune de Saint-Victor, entre causses et rougiers du sud Aveyron, constituait l’épicentre de la contestation contre RTE, puisque implantée au milieu du terrain convoité par l’entreprise pour son gigantesque transformateur destiné principalement à l’exportation. Là se retrouvaient les habitants mais aussi, toutes celles et ceux qui, depuis d’autres territoires, voyaient là un espace stratégique où se battre ensemble contre l’ordre électrique, mais aussi construire, élaborer, intensifier une parole commune. L’Amassada a été détruite le 8 octobre 2019 par les forces de l’ordre à coups de tractopelles et de blindés. À la place des jolies cabanes où les habitants tentaient de lier la vie et la lutte, les visiteurs ne pourront manquer de voir, outre l’église du village et ses fresques néo-byzantines, le chantier militarisé du méga transformateur électrique, avec ses barbelés, ses spots, ses engins d’excavation, ses algeco, ses vigiles, ses gendarmes, sur plus de cinq hectares de terres agricoles expropriées. Ce transformateur, nous dit RTE, a pour fonction principale de « moderniser » le réseau THT en doublant les lignes et surtout, en faisant transiter sur les « autoroutes de l’électricité » l’énergie produite par les nouveaux parcs éoliens industriels, qui ne cessent de se multiplier dans la région. Un certain nombre d’habitants refusent cette infrastructure qui participe à l’artificialisation des sols et à l’industrialisation des campagnes. D’autant plus que cet « échangeur » électrique permettra d’augmenter encore plus et sur toute la région du sud du Massif Central l’implantation d’infrastructures énergétiques toujours plus disproportionnées par rapport au territoire. Ces infrastructures, dont les voisins les plus proches, ainsi que leurs troupeaux, subissent très physiquement les nuisances : ondes électromagnétiques des lignes, infrasons produits par le brassage de l’air par les pales immenses des éoliennes. Des personnes commencent à sortir du silence et des témoignages précis à être rendus publics, sans que cela ne ralentisse pour autant les promoteurs industriels et les décideurs politiques, qui voient dans ces chantiers une manne financière opportune, et qui surfent sur les fonds publics et les lobbies si prompts à vendre le « capitalisme vert3 ». Mais la lutte est loin d’être finie. Des liens de solidarité et de soutien forts se sont tissés au fil des années, dans toutes les régions, en France et ailleurs. L’Amassada en exil cherche d’ailleurs d’autres modes d’action et d’autres espaces organisationnels dans le secteur.
Rendre visible la puissance
du maillage des infrastructures
La force politique de ces luttes est aussi de révéler que, dans ce monde de plus en plus ingéniérisé, les infrastructures s’imposent partout, mais elles sont le plus souvent rendues invisibles par ceux-là mêmes qui les ont pensées, déployées, imposées. Car ce monde ne tiendrait pas sans ses câbles de fibre optique sous-marins, ses entrepôts big data, ses serveurs, ses rooters, ses lignes électriques, ses compteurs intelligents, ses applications smart, ses profilages incessants et toujours plus diffus. Et si nous ne voyons pas cette immense tuyauterie, si nous ne faisons même plus attention à l’existence de ce maillage titanesque de ferraille, de plastique et métaux rares, pourtant bien présent dans chaque espace et chaque moment de notre vie quotidienne, c’est que ce maillage fait déjà partie de nous. Une ligne THT, par exemple, ne nous semble « normale » dans le paysage que par sa capacité à fournir l’énergie nécessaire au bon fonctionnement de nos sociétés occidentales et par sa vocation à satisfaire les besoins des consommateurs. Mais, s’il y a un « besoin d’énergie » qui paraît comme éternel, là depuis toujours, c’est parce que, comme tout besoin, il se manifeste après-coup, de la même manière qu’une nouvelle marchandise crée le besoin de cette marchandise.
Il faut préciser ici que toutes ces infrastructures ne sont pas des objets neutres existant en dehors du pouvoir. Elles sont, dans leur fonctionnement même, productrices d’énergie et de pouvoir. Comme les autres « équipements collectifs » que sont le transport, le soin, l’éducation ou encore l’urbanisme, les services qu’elles fournissent tendent à favoriser « l’égalisation des citoyens », mais en déployant un ensemble de dispositifs de plus en plus miniaturisés qui visent avant tout à fabriquer le « lissage » algorithmique des comportements. À l’instar des objets connectés et des réseaux intelligents qui s’immiscent dans les foyers via le compteur Linky installé par ENEDIS et ses sous-traitants. Cette miniaturisation des équipements collectifs avait déjà été analysée pour le cas de l’hôpital psychiatrique dans les années 1970-1980 par le Cerfi (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) animé par Félix Guattari et bien d’autres. Ces recherches avaient souligné une tendance de fond, qui n’a fait que s’accélérer depuis, à une « débâtimentation » des services collectifs, amenant à rendre les dispositifs de pouvoir, non pas fixes et passifs, mais mobiles et énergétiques. L’analogie avec les infrastructures électriques est ici clairement assumée : « Des images énergétiques nous viennent à l’esprit : les équipements collectifs comme accumulateurs politiques (c’est-à-dire de pouvoir), comme convertisseurs, comme transformateurs ou « intenseurs » (qui élèvent l’intensité du courant d’énergie sociale), comme « condensateurs » politiques (qui accumulent l’énergie sociale mais aussi la condensent, la centralisent à partir des ramifications périphériques). Ce ne sont que des métaphores qui signifient la dimension active et positive des équipements collectifs : ils ne produisent pas seulement du contrôle, ils produisent de la puissance.4 »
D’ailleurs, les infrastructures électriques, ne sont-elles pas, comme aiment à le dire les communicants des grands groupes de l’énergie, les veines et les artères de la puissance de l’économie ? Elles sont aussi « vitales » à l’organisation de cette société capitaliste que l’est le sang pour l’organisme humain. Métaphore qui, d’ailleurs, n’a jamais cessé d’accompagner la mise en ressource du monde, depuis que la science thermodynamique a fait son entrée sur la scène de l’innovation techno-économique et que les machines à vapeur sont devenues l’outil universel de la mesure du travail. Il faut quand même rappeler que cette idée d’« énergie » est loin d’être le fruit d’un désir intemporel de l’humanité de produire à tout prix, de travailler sans cesse et d’être le plus efficace… Elle a bien plutôt pris naissance au sein de la société des ingénieurs anglais du milieu du XIXe siècle. Et c’est au sein de ce groupe réunissant scientifiques, industriels, administrateurs et presbytériens qu’a été bricolé cet objet avant tout politique qu’est « l’énergie », si prompt à fournir la mesure capitalistique, homogène et standardisée du travail, comme de son pendant maléfique et inacceptable : la dissipation de l’énergie, son gaspillage, la fatigue des corps des travailleurs, et, bien sûr, leur potentielle résistance et actions de sabotage5.
Mais, il y a des lieux où cette mise en ressource des humains et des non humains ne va plus de soi, et se voit refuser sa prétention à coloniser toutes les sphères de l’existant. Outre les différences évidentes, il est intéressant de faire le lien entre ce qui se passe en France contre l’envahissement des infrastructures énergétiques, au nom de la soi-disant « transition », et ce qui se passe bien plus loin, avec le cas extrême de l’isthme de Tehuantepec au Mexique. Car là se révèlent des enjeux à la fois existentiels et politiques. Dans le sud-est du Mexique, les communautés de pêcheurs se révoltent contre les projets de parcs éoliens imposés par des promoteurs de l’industrie énergétique française, espagnole, danoise et chinoise. Et l’invasion est bien réelle : aujourd’hui il y a 17 parcs éoliens avec 2 212 aérogénérateurs. Comme le dit le réalisateur et essayiste Alèssi Dell’Umbria : « Les conséquences vont bien au-delà du paysage, désormais réduit à un alignement sans fin de tubes et d’hélices géantes sur des dizaines de kilomètres. En réalité, l’irruption de l’industrie éolienne dans l’isthme de Tehuantepec est en train de produire un ethnocide doublé d’un écocide.6 » Dans l’isthme de Tuhantepec, il en va évidemment de la dignité, des modes de vie et des cultures des peuples indigènes, mis en danger par cette colonisation industrielle. Même si les situations sont loin d’être identiques, notamment par l’usage des forces paramilitaires pour mater la rébellion au Mexique, on peut se demander si une entreprise comme EDF et son distributeur RTE ne jouent pas des mêmes tactiques, à l’extérieur et à l’intérieur de leur terrain d’opération ? Notamment, par la division politique des habitants en catégories types d’opposants : ceux avec qui négocier, ceux que l’on peut encore convaincre et les irréductibles qu’il s’agit d’écraser. En France, les violences policières et la criminalisation des collectifs de militants écologistes, grâce à un arsenal de procédures juridiques toujours plus répressives et intimidantes, augure d’une porosité grandissante entre guerre de colonisation et guerre intérieure.
Énergie et équité
Dans un texte publié en 1973 « Énergie et équité », Ivan Illich soulignait déjà le danger pour nos sociétés de s’engager dans la voie de la surconsommation d’énergie, non seulement au vu des destructions environnementales mais aussi du modèle politique qui accompagne ces types d’organisations sociales. Il préconisait, pour éviter la montée en puissance d’un Léviathan énergétique dirigiste à l’horizon des années 2000, de choisir entre deux types de sociétés incompatibles : l’une énergivore attachée à des régimes de plus en plus technocratiques et liberticides, l’autre frugale, en énergie, pouvant développer une grande variété de modes de vie et de cultures tout en respectant les contraintes écologiques de la planète. L’avenir a donné raison à Illich : plus une société se voue à l’idolâtrie de l’énergie et de ses machines surpuissantes, plus l’injustice, la destruction de la vie et l’endoctrinement augmentent. Par exemple, l’industrie du transport, à mesure qu’elle a façonné l’espace pour les seuls besoins de l’industrie automobile, a également enfermé l’usager dans des circuits d’autoroutes, de ronds-points, de tunnels qui, au final, formatent le temps à l’intérieur de la boucle habitation-travail-consommation-loisir. Jusqu’à ce que le temps devienne un luxe et une valeur ajoutée à la vie hors sol des classes dirigeantes. Les plus pauvres, eux, sont ballottés d’un bout à l’autre des périphéries en fonction des contraintes de leur travail, sans autre choix que de passer des heures au volant de leur véhicule. La foi des planificateurs dans l’efficacité de la puissance des réseaux de transport les aveugle sur l’efficacité supérieure qu’il y aurait à renoncer à l’utilisation de cette puissance. Comme le disait Ivan Illich dans son article, les experts savent très bien, depuis leurs bureaux, planifier des réseaux, qu’ils soient de transport ou d’électricité, mais en « augmentant la charge énergétique, ils ne font qu’amplifier des problèmes qu’ils sont incapables de résoudre ».
Ce n’est dès lors pas anodin que le mouvement des Gilets Jaunes ait pris les ronds-points comme lieu de mobilisation, puisque c’est par là que circule le temps de l’économie et ses marchandises. C’est par là, en bloquant ces nœuds, que l’on peut retrouver du temps à soi, une parole commune et une détermination à toute épreuve contre l’oligarchie au pouvoir. À l’Amassada aussi, il y avait une évidence partagée quant à la pertinence d’empêcher cet « échangeur électrique » de se construire. Comme si une même idée de la bataille à mener contre les infrastructures du capital courait des ronds-points aux autoroutes de l’électricité. S’il est vrai que bloquer les flux est devenu le premier réflexe des luttes en cours, il reste à trouver des alliances qui, depuis les hétérogénéités et les désirs de chacun, seront capables de s’organiser ensemble, plus amplement et sur le temps long. Car, à n’en pas douter, la crise de l’énergie ne fait que commencer, et le capitalisme ne s’arrêtera pas de lui-même dans sa course vers la destruction totale du vivant.
1 Raj Patel, Jason W. Moore, Comment notre monde est devenu cheap, Une histoire inquiète de l’humanité, Flammarion, 2018, p. 218-219.
2 Fanny Lopez, L’ordre électrique, Infrastructures énergétiques et territoires, Métis Presses, Genève, 2019.
3 https://reporterre.net/Pour-sauver-la-planete-l-industrie-tue-les-campagnes et www.franceinter.fr/emissions/secrets-d-info/secrets-d-info-02-novembre-2019
4 François Fourquet, L’accumulation du pouvoir ou le désir d’État, CERFI, 1970-1981, Recherches, no46, septembre 1982, p. 24.
5 Cara New Daggett, The birth of energy, Fossil Fuels, Thermodynamics and the Politics of Work, Duke University Press, 2019.
6 Alèssi Dell’Umbria, « Le sale business des éoliennes d’EDF au Mexique », Reporterre, 24 octobre 2019.