94. Multitudes 94. Printemps 2024
Mineure 94. L’eutopie extraterrestre

Modernité, phénomènes ufologiques et imaginaires du merveilleux scientifique

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Interview de Bertrand Méheust
par Dominiq Jenvrey

Dominiq Jenvrey : Votre livre Science-fiction et soucoupes volantes, une réalité mythico-physique, est paru en mars 1978, au Mercure de France. Vous y avez montré que les ovnis sont apparus dans la littérature de science-fiction bien avant de se montrer dans le ciel.

Bertrand Méheust : Oui, j’ai montré que des descriptions d’engins mystérieux souvent très proches, parfois indiscernables de ce que l’on appelle aujourd’hui les « soucoupes volantes » tant par leur forme que leur comportement, ont commencé dans les deux dernières décennies du XIXe siècle à hanter le merveilleux scientifique (rebaptisé à la fin des années vingt science fiction par les Américains). Le thème dominant, c’est celui de l’engin fantôme, furtif, insaisissable, capable de déployer quand il interagit avec les humains toute une magie technologique, se traduisant par des faisceaux de lumière tronqués, des téléportations, mais aussi des enlèvements, etc.

D. J. : Que devons-nous comprendre lorsque vous écrivez : « Si les effets rapprochés des soucoupes volantes nous paraissent si étranges, cest parce que ces dernières font ce quon attend delles, cest-à-dire quelles se manifestent en fonction du type détrangeté attendu par le siècle. »

B. M. : C’est à première vue une idée étrange et contre-intuitive que de parler d’une étrangeté qui nous serait familière, mais tout est étrange et contre-intuitif dans cette affaire. Quand on essaie de creuser l’idée, l’esprit se met à bouillonner. Pour faire saisir cette intuition, je vais faire appel au concept dailleurs interne que j’ai clarifié bien plus tard, dans ma thèse sur le mesmérisme, parue en 1999. Selon moi, tout monde culturel mûrit et cache en son sein un ailleurs interne, une étrangeté qui lui est propre, que ses membres identifient implicitement comme la leur, mais sans la penser explicitement comme telle, et dont la fréquentation provoque chez eux une espèce de jouissance esthétique très particulière. C’est sans doute cette jouissance que recherchent sans le savoir les amateurs d’ovnis, ce qui explique la diffusion explosive de cet imaginaire à partir de juin 1947. Pour prendre une comparaison qui parlera aux lecteurs de SF, le type d’étrangeté que l’on va retrouver dans certains cas d’ovnis, c’est celle qui irradie dans les Xipéhus, ces êtres de lumière élusifs et plastiques inventés par Rosny Aîné en 1888.

D. J. : Est-il possible de dire que limagerie des ovnis est dorigine occidentale ?

B. M. : Elle est clairement, au départ au moins, française, anglaise et américaine, mais elle s’est très vite répandue sur toute la planète. J’ai donné de cette thèse un début de démonstration avec une enquête que j’ai pu mener au Gabon en 1979. J’enseignais alors dans le cadre de la coopération dans une petite ville du nord Gabon, en pleine forêt équatoriale, dans des conditions d’isolement qui n’existent plus aujourd’hui nulle part sur la planète, et, à l’aide d’une série d’images que je montrais aux gens dans les villages de mes élèves, j’ai pu prouver que cette imagerie ne parlait aux personnes que si elles avaient eu un contact avec la culture occidentale, c’est-à-dire à l’époque à très peu de gens.

D. J. : Comment votre livre a été reçu par le milieu de lufologie et par celui de la science-fiction ?

B. M. : À l’époque, la vieille SF était considérée avec dédain par les amateurs, elle était perçue comme l’enfance du genre, sa couche antérieure. Je me suis appuyé sur elle pour établir mon diagnostic. Les lecteurs éclairés des années 1970 ne lisaient plus cette littérature, qui avait à leurs yeux un côté retro, et même ringard. Or, comme les ovnis sont apparus pour la première fois dans la conscience collective dans le ciel américain en juin 1947, il me fallait prendre en compte la SF antérieure à cette date.

Ce qui a longtemps empêché que l’on voit le parallèle pourtant évident que j’ai établi, c’est une incompréhension réciproque entre ces deux territoires, celui des soucoupistes et celui des amateurs de science-fiction, qui vers 1975 étaient presque totalement étanches. Les soucupistes qui en général ne lisaient pas de SF, considéraient que l’étrangeté des ovnis n’avait aucun antécédent dans les croyances humaines. À leurs yeux, ils débarquaient d’un vide sidéral et mythique. L’argument répandu devant les cas les plus étranges, c’était : « Cela ne s’invente pas ! » C’est l’argument que j’ai déconstruit.

D. J. : Quelle serait selon vous lexplication la plus simple de la coïncidence entre les ovnis et la SF ?

B. M. : L’explication la plus simple, cest quil ny a pas dovnis ! C’est que les ovnis sont un rêve collectif, et que l’Humanité a déployé ce rêve en puisant à son insu dans l’immense réservoir de représentations du merveilleux scientifique. Chaque cas serait une construction mentale effectuée non seulement par le témoin, mais par toute la chaîne d’acteurs qui travaillent inconsciemment à décrire-construire son récit, chaîne dans laquelle il faut aussi, évidemment, placer les enquêteurs.

D. J. : Quelle est selon vous lhypothèse minimale ?

B. M. : L’hypothèse minimale, cest que les mythes sincarnent, et ce parfois comme en juin 1947, de manière subite et explosive ; c’est qu’ils font effraction dans notre réalité, comme le suggère, me semble-t-il, le beau titre de votre livre Leffiction. Le grand thème mis en scène au niveau planétaire par le mythe des soucoupes volantes, c’est justement celui de l’effraction. De même que la peinture, selon Merleau-Ponty, célèbre le Visible, de même le mythe ovni célèbre et met en scène l’Effraction. Ce phénomène d’effraction n’a pas besoin pour nous surprendre de la dimension paranormale que d’aucuns font intervenir dans ce processus d’incarnation, même s’il nous étonne encore plus dès lors qu’on la prend en compte.

D. J. : Où en est la question aujourdhui ? Lanomalie persiste-t-elle ?

B. M. : Depuis 76 ans, tout a été dit et aucune décision tranchée concernant la nature et la réalité des ovnis n’a pu être obtenue. À certains moments, pendant de longues années, le phénomène a semblé s’évanouir et disparaître, et l’on s’est dit que l’on avait peut-être rêvé. Et à chaque fois, il est réapparu quelque part sur la planète avec virulence. C’est ainsi que la grande vague belge de 1989 a déferlé soudainement après une longue période de récession. Et aujourd’hui, alors que nous n’avons plus beaucoup de cas intéressants, et que les rencontres rapprochées de jadis semblent avoir presque disparu, le phénomène est relancé par de nouvelles « révélations » aux États-Unis. Bref, cela insiste, cela s’installe, comme une maladie chronique. À mon avis, nous en sommes là. Nous avons affaire à une anomalie avec laquelle l’Humanité devra apprendre à vivre, qui ne nous a pas encore livré son secret, et qui ne le livrera peut-être jamais. Une anomalie, qui, pour le moment, semble n’entrer dans aucun cadre conceptuel préexistant.

D. J. : Quest-ce quil reste pour vous de votre livre de 1978 ?

B. M. : La coïncidence SF-SV (entre science fiction et soucoupes volantes) reste pour moi énigmatique, et je n’arrête pas d’y penser. J’ai rêvé il y a quelques jours que je planchais pour l’agrégation de philosophie. Le sujet était : « les ovnis ». Eh bien j’ai rendu copie blanche ! Ce rêve en dit long sur le niveau de mes certitudes. En revanche, je reste persuadé qu’aujourd’hui plus que jamais l’on ne peut pas comprendre la nature des ovnis sans prendre en compte le facteur de proximité avec la science-fiction que j’ai pointé il y a presque un demi-siècle dans ce livre.