À l’instar de certains secteurs, qui ont bénéficié d’un engouement, voire d’un emballement médiatique autour de ces gestes de « désertion publique », vous parait-il pertinent d’exploiter la viralité et le « spectacle » (ex. AgroParisTech) ? Quel rapport entretenez-vous avec la visibilité et la revendication publique des situations ?
Au sein du collectif des Désert’Heureuses, nous pensons que porter dans l’espace public et médiatique notre acte collectif de désertion permet de donner une visibilité à cette lame de fond qui traverse de nombreux secteurs, et donc de donner à de nombreuses désertions individuelles une résonance nationale. L’acte isolé est rendu politique, donc subversif, via son inscription dans un mouvement plus global. La médiatisation rend tangible le déferlement de cette vague sociétale, et permet à ce mouvement de murmurer son existence aux oreilles de tout « bon petit soldat » du capitalisme.
Cependant, nous sommes conscient·es que les élites accaparent déjà une part disproportionnée de l’espace médiatique, y compris lorsque des voix dissidentes s’élèvent (par exemple, lorsque des étudiant·es de Polytechnique s’expriment sur tel ou tel sujet, ils trouvent immédiatement un écho médiatique conséquent). Or, d’autres sont tout aussi bien placé·es pour parler de désertions : cette lame de fond existe dans des tas d’autres secteurs moins valorisés socialement ; mais elle n’y trouve alors pas de micro de journaliste pour documenter le phénomène.
Nous savons que le mot « désertion » est d’ores et déjà trop connoté « ingénieur », ou tout du moins CSP+ : on nous demande souvent si notre mouvement est exclusivement réservé aux ancien·nes (élèves) ingénieur·es. La raison provient sans doute de l’origine de notre collectif : un appel à déserter les métiers « nuisibles », les métiers « rouages essentiels du capitalisme extractiviste », le rôle de « prédateurs en col blanc ». Malgré cet ADN initial et la communication qui allait avec, nous rassemblons aujourd’hui des personnes ayant déserté divers secteurs professionnels, qui trouvent dans le refus du salariat un acte politique de renégociation du contrat social.
Enfin, la viralité de la démarche des étudiant·es d’AgroParisTech a dépassé tous les pronostics. Ils et elles ont certes cherché à médiatiser leur démarche, mais l’emballement qui s’en est suivi a été l’œuvre d’un large public qui a trouvé bon de partager et de re-partager cette démission groupée. La viralité de cette vidéo est donc un excellent marqueur que la désertion des élites est un phénomène qui passionne, qui déchaîne les espoirs de changement.
Il existe un débat parfois âpre, notamment dans les milieux militants, autour de l’intérêt de ces refus de travailler qui viennent des classes moyennes et supérieures, des classes diplômées. Ce débat pose la question d’un privilège social, potentiellement autoréférentiel. Comment vous vous positionnez ? Ces gestes peuvent-ils être en résonance ou en solidarité avec les besoins et les luttes d’autres secteurs sociaux ?
Nous sommes conscient·es des limites de notre démarche, de ce qu’elle suppose en termes de privilèges : pouvoir se permettre de diminuer ses revenus ou ses perspectives de revenus, c’est grandement facilité lorsque l’on n’a pas d’enfant ou de parent à charge, lorsque l’on sent des « filets de sécurité » exister autour de soi, que ce soit par la possession de diplôme, un réseau de proches pouvant aider en cas de coups durs, etc. Ainsi, nous savons que cet acte de refus de parvenir n’entretient qu’une résonance partielle avec des sphères sociales moins privilégiées. Cependant, cela reste un message fort envoyé à l’ensemble de la société, et souvent un vecteur de lien avec les organisations en lutte. Aussi, exercer un métier nuisible tel que celui d’ingénieur·e signifie souvent être cadre dans une entreprise et donc en position de domination hiérarchique vis-à-vis de technicien·nes, ouvrier·es. Donc déserter cette position, c’est aussi une façon de refuser ce rapport de domination que l’on n’a pas choisi au départ. Ainsi, nous nous organisons pour défendre les droits des chômeur·euses et des allocataires RSA ; or aujourd’hui, les syndicats « de gauche » (SUD, CGT) ont bien conscience que ces acquis sociaux sont directement corrélés aux droits des travailleurs, ce qui permet des alliances bien concrètes. Nous souhaitons rappeler notre solidarité avec les déserteuses et déserteurs de tous secteurs, dont les parcours sont moins mis en lumière. Ces jonctions s’effectuent à travers des collectifs plus locaux comme les Chôm’Heureuses à Marseille, des programmations variées lors de nos rencontres, etc.
Le positionnement que nous avons choisi initialement est de se placer à la lisière, à l’interface entre les milieux militants, que nous avons rejoints depuis plusieurs années, et les écoles d’ingénieurs, dans lesquelles nous avons le privilège de pouvoir revenir pour y faire des conférences, débats, etc. de par notre statut d’ancien·nes élèves. Ainsi, nous avons le sentiment de pouvoir subvertir nos privilèges. Non pas de les nier pour se battre avec les armes des plus démuni·es, mais bien de les utiliser afin de pouvoir porter des discours radicaux dans divers lieux de productions d’élites (écoles d’ingénieurs, Académie du climat, médias, etc.).
Dans quelle mesure est-il important de partager et accompagner les refus individuels de collaborer par son travail à un système dont les conséquences matérielles et psychologiques sont insoutenables et injustes ?
Individuellement, nous connaissons tous de nombreux freins à envoyer paître notre situation stable, nos collègues, notre hiérarchie, et nos biais d’investissements (longues études, efforts pour arriver à ce poste, potentiel impact de l’intérieur, etc.). Or, les dangers sont bien réels de rester à son poste lorsque l’on commence à éprouver une dissonance morale ou politique. Les dangers personnels d’abord, d’ordre psychologique (démoralisation, burn-out), mais aussi sociaux (isolement, stigmatisation). Savoir qu’il existe une organisation qui accompagne les sorties de l’emploi (c’était humoristiquement le rôle du Bureau de Désertion de l’Emploi), qui donne les bons conseils pour percevoir le chômage et le RSA, qui aiguille vers d’autres organisations collectives capables de transcender notre envie de faire exploser ce système injuste en actions concrètes, vers des collectifs de personnes également informées et convaincues ; tout cela offre des pistes d’émancipation individuelle indiscutables, qui peuvent peser dans notre balance individuelle quand nous hésitons à perdre les privilèges liés à notre position professionnelle.
En quoi votre structure rend possibles et concrètement politiques ces soustractions grâce à des outils, une communauté, des espaces d’expression ?
S’inscrire dans un récit commun de désertion rend possible, enviable et politique le passage à l’action, de la même façon que s’intégrer à un groupe local d’Extinction Rebellion permet de mettre en acte nos convictions écologistes par exemple. L’existence d’une communauté numérique, regroupée sur l’application Télégram, permet l’accès à des informations (événements, articles de presse indépendante, rencontres…), et donc permet la mise en mouvement vers la rencontre de groupes agissants, ce qui est un facteur clé de l’engagement.
Nous n’avons pas de groupes locaux très actifs, peut-être parce que notre activité principale a été de donner une existence médiatique au terme de désertion, afin que de nombreuses personnes puissent s’inspirer de cette démarche pour y puiser les forces nécessaires aux leurs. Nous n’avons pas pour objectif de proposer aux déserteur·euses des cadres d’actions collectives ; nous préférons renvoyer ces personnes vers des structures déjà existantes qui ont fait leurs preuves.
Lors de nos rencontres annuelles, nous faisons la part belle aux échanges en petits groupes autour des parcours individuels, qui permettent de personnifier, d’incarner ce que peuvent être les désertions, car il y a autant de chemins que de trajectoires de vie, qui peuvent se renforcer les un·es les autres en étant racontées, partagées.
Qu’est-ce qui se passe après l’abandon des positions privilégiées, tant symboliquement (perte du statut social du milieu scientifique, notamment) que matériellement (dans le cas des ingénieur·euses ou diplômé·es de grandes écoles notamment) ? Quelles stratégies collectives d’activité et de rémunération sont mises en place ensemble dans ces « conversions » ou « mutations » ?
Nous orientons les déserteur·euses vers des espaces d’écologie politique radicale (que nous fréquentons nous-mêmes), où l’entraide économique et les diverses pratiques de débrouille et de subsistance jouent depuis longtemps un rôle clé. Nul besoin d’une épargne conséquente pour accéder à la propriété d’usage par exemple : un réseau de lieux associatifs permet de trouver refuge voire de s’ancrer dans des projets collectifs, et des dizaines de nouveaux lieux sont en cours d’acquisition. Bien sûr, cela reste une goutte d’eau dans l’océan spéculatif de l’immobilier, mais cela sert de base matérielle concrète pour celleux qui voudraient prendre le temps de se familiariser avec certains univers alternatifs, apprendre des compétences, trouver des contacts pour poursuivre son périple, etc. Prenons un autre exemple : le réseau
d’auto-formations agricoles Fourche Et Champ Libre qui propose un compagnonnage dans des lieux ruraux queer-féministes. Nous pourrions évoquer des dizaines d’autres initiatives plus ou moins connues, qui nous permettent de retrouver du lien social, des activités ayant du sens, ou simplement des organisations avec lesquelles s’empouvoirer par la participation.
Nous avons bien sûr pensé à des caisses de solidarité de la désertion, des sortes de mutuelles permettant l’aide économique en cas de coup dur. Certain·es l’expérimentent à petite échelle et nous suivons de près ces montages. Néanmoins, nous ne sommes pas toujours à l’aise avec le fait de donner de l’argent pour soutenir des parcours de marginalisation choisie.
Pensez-vous que ce réseau de gestes périphériques (en croissance, certes) instaure un rapport de force avec certaines institutions ou acteurs économiques dominants ?
Bonne question. Lors du dernier séminaire des MJC (Mouvement de la Jeunesse Chrétienne, un mouvement d’éducation populaire et rural qui gagnerait à être davantage connu selon nous) consacré au travail où nous étions invité·es, nous avons été interpellé·es sur notre responsabilité à ne pas délaisser les lieux de pouvoir pour conserver le rapport de force dans ces espaces (notamment syndicaux). Il est clair que le mouvement de la désertion entre en rupture avec une certaine tradition de militantisme social pour les droits des travailleur·euses, puisqu’il délaisse les lieux de productions, et développe une critique du travail salarié, par opposition au travail autonome voire vivrier (qu’Aurélien Berlan ou Geneviève Prouvost décrivent).
La plupart des alternatives qui ont émergé des vagues d’exodes urbains successives du XXe siècle ont d’ailleurs été relativement inoffensives du point de vue de l’ordre social. Ces gestes périphériques n’ont pas inquiété le pouvoir en place, malgré leur relatif essaimage. Nous sommes conscient·es que notre démarche y ressemble partiellement. Nous sommes beaucoup à nous sentir isolé·es, éparpillé·es, et parfois moins actif·ves politiquement, surtout lorsque nous passons un temps important à des activités de subsistance, une fois que nous avons déserté les espaces « traditionnels » d’organisations sociales. Cependant au sein de notre mouvement, de nombreuses personnes désertent leur condition mais en investissant les villes autrement : à travers les squats, les centres sociaux, les cantines de rue, etc. L’exode urbain est loin d’être une démarche majoritaire !
En réalité, nous pensons vivre une vague de perte de loyauté envers le contrat social global (un rapport de confiance vis-à-vis de l’État qui a été brisé), spécifique à cette génération qui voit ses conditions de vie futures menacées par le chaos climatique à venir. Bien sûr, le mouvement ne peut faire tâche d’huile que si des organisations conséquentes sont capables de prendre en charge différents aspects de la vie qui permettraient d’échapper au salariat pour pouvoir subvenir à ses besoins de bases. Mais nous pensons qu’il n’est pas vain d’espérer, tant la massification des réseaux d’entraides nous permet d’apercevoir des futurs anti-capitalistes et collectifs.
Pour finir, que pensez-vous, en particulier, du monde scientifique et des activités de recherche ?
La recherche est un secteur qui continuerait d’exister dans notre monde idéal ; en particulier pour les mobilités sociales voire internationales qu’elle permet, pour les progrès techniques, sociaux et médicaux qu’elle apporte, voire même pour les valeurs de curiosité désintéressée qu’elle véhicule. Cependant, aujourd’hui, il nous semble que nous en savons bien assez sur les ravages écologiques en cours pour arrêter de chercher à affiner les modèles climatiques, la documentation méticuleuse des extinctions en cours, etc. Le temps n’est plus à l’étude de ces ravages, à travers l’œil d’un observateur extérieur non-participant posant son regard neutre sur le monde. Le temps est venu de stopper les projets qui participent d’une détérioration supplémentaire (fuite en avant nucléaire, autoroutière, ou encore agricole). Il faut pour cela accepter de rendre la blouse et de se placer dans une position nettement plus inconfortable, mais aussi nettement plus émancipatrice qui implique de faire entrer son corps en politique en le plaçant entre les bulldozers et les zones à protéger.
Il faut aussi avoir en tête plusieurs éléments concernant la recherche scientifique dite dure, menée dans les laboratoires publics tels que le CNRS et les écoles d’ingénieurs. D’une part, ces travaux de recherche sont bien souvent menés loin des sciences humaines et sociales, et donc sans considération sociologique, historique ou politique. D’autre part, ces travaux, bien qu’ils soient menés sur fonds publics et par des chercheur·euses travaillant dans des institutions publiques, servent très largement les intérêts de grands groupes privés. Ceux-là mêmes qui contribuent directement aux désastres en cours. Nous parlons ici de développer des technologies « vertes » toujours plus performantes dans l’espoir qu’un jour – mais pas aujourd’hui – elles n’auront plus d’impact négatif. Fabriquer du ciment sans émission de CO2, usine du futur dopée à l’IA, nouveau nucléaire, etc. : tous ces mirages technologiques sont rendus crédibles par les efforts de la recherche publique, qui serviront in fine au secteur privé.
Un des biais de la recherche telle qu’elle est exercée aujourd’hui est qu’elle partage souvent la mentalité de l’ingénierie : considérer que tout problème, qu’il soit politique, scientifique ou social a forcément une solution technique. La fascination pour la science et la légitimation de la figure du « grand scientifique » restent entretenues même dans des champs a priori innocents ou vertueux de la recherche. Si même Albert Einstein, qui à l’époque déjà n’avait pas pu empêcher l’utilisation meurtrière de ses recherches, se retrouve comme figure tutélaire du génie humain, comment celleux qui marchent dans ses pas pourraient être sûr·es que leurs bonnes intentions ne serviront pas à étendre le monde qu’ils ou elles cherchent à abattre dans la contestation ? Je vous invite à relire la célèbre contribution de Grothendieck1 à ce sujet.
La plus grande vertu du processus de recherche est de sanctuariser du temps et des moyens pour diffuser des savoirs qui ne répondent pas forcément à des impératifs économiques, de laisser le temps à des perspectives de changement social au long cours de pouvoir s’opérer, loin du brouhaha médiatique et autre esbroufe du monde des start-up. C’est cultiver cet « esprit du service public » ou des « communs », selon d’où l’on parle, qui justifierait de conserver une recherche publique.
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