Internet : 1 – ACTA : 0
Ils s’appellent CETA, ACTA ou encore IPRED. Dits comme ça, à haute voix, ces acronymes au nom d’aspirine ne racontent pas grand-chose de passionnant au citoyen européen lambda, et c’est voulu. Car ces traités commerciaux et autres accords mondiaux se targuant noblement de « combattre la contrefaçon » sont de véritables petites bombes à retardement contre l’Internet ouvert et libre tel que nous le concevons. Le dernier en date de ces textes impériaux est le CETA, pour « Comprehensive Economic and Trade Agreement ». Débattu cet automne 2012 entre les représentants des États concernés, à des multiples reprises et en toute discrétion, le CETA se présente comme un accord commercial tout ce qu’il y a de plus banal entre le Canada et l’Union européenne. Sauf que derrière ce masque se cache le retour d’une hydre dont le symbole est l’ACTA, ou Anti-Counterfeiting Trade Agreement, traduisez : Accord Commercial Anti Contrefaçon. Le retour ? Oui, le retour. Fait unique et considérable : l’ACTA a en effet été rejeté à une très large majorité des votes par le Parlement européen le 4 juillet dernier, en particulier grâce à l’action pugnace d’une ribambelle d’associations européennes, parmi lesquelles en France la Quadrature du Net. Sauf que pas mal des mesures prônées par l’ACTA, comme des sanctions pénales contre les pratiques non marchandes de la Toile, se retrouvent dans le CETA, comme elles se retrouveront demain dans beaucoup des accords commerciaux que nous concoctent en toute opacité les États du monde au nom des intérêts bien compris de leurs multinationales.
L’un des responsables de la Quadrature du Net, Jérémie Zimmermann, nous éclaire dans l’interview ci-dessous sur ACTA et sa logique répressive qui n’en finit pas de renaître dans bien des traités. Mais il revient également sur la façon dont des organisations comme la sienne et beaucoup d’autres ont agi, avec des citoyens de l’Europe entière, pour obtenir le rejet de cet accord si fortement symbolique.
Ariel Kyrou et Victor Secretan : Pouvez-vous nous rappeler en quelques mots ce qu’est ou ce qu’était ACTA ?
Jérémie Zimmermann : ACTA, c’est la quintessence de la corruption du processus politique par quelques acteurs industriels. C’est un avatar de plus, mais le plus puissant et le plus symbolique, dans la guerre contre le partage, donc contre les citoyens, que mènent les industries du divertissement depuis une vingtaine d’années au niveau mondial. Pendant presque quatre ans, cet « Accord Commercial Anti Contrefaçon » a été très discrètement négocié sous la forme d’un forum ad hoc créé pour contourner non seulement les processus démocratiques mais les institutions internationales existantes, comme l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et l’OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle). Son objectif était d’imposer un ensemble de règles restrictives en matière de droit d’auteur qui auraient été totalement inacceptables si débattues démocratiquement, et de mettre en œuvre une sorte de police et de justice privées du copyright aux mains d’acteurs commerciaux tels que les fournisseurs d’accès ou de service.
A. K. et V. S. : Mais comment ce vote du 4 juillet 2012 a-t-il pu être possible ?
J. Z. : Tout se serait passé au niveau européen sans la moindre intervention démocratique s’il n’y avait eu un bug dans l’ACTA. Le bug, c’est que les négociations ont pris plus longtemps que prévu : elles se sont terminées après l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne en décembre 2009, lequel traité prévoit que le Parlement européen doit se prononcer favorablement ou défavorablement sur tout texte négocié par la Commission au nom de l’Union européenne. Le Parlement a donc dû se prononcer sur ACTA, et c’est là que nous sommes intervenus avec d’autres organisations citoyennes. Nous avons préparé ce vote pendant presque quatre ans pour arriver à ce résultat : 478 voix contre 39 ont rejeté l’ACTA !
A. K. et V. S. : Depuis 2008, quels étaient les acteurs à la table de négociation de l’ACTA ? Il y avait les représentants des États les plus importants de la planète, mais y avait-il des acteurs privés ?
J. Z. : L’ACTA a été négocié exclusivement entre les représentants des États, mais très largement influencés par des acteurs privés qui ont eu accès aux contenus des négociations, alors même qu’elles étaient tenues secrètes pour l’ensemble des citoyens !
A. K. et VS : Que se serait-il passé si le Parlement européen avait voté « oui » ?
J. Z. : Si le Parlement européen avait dit oui à l’ACTA, le principe de sanctions pénales pour tous les contrevenants aux règles édictées par le traité aurait été adopté, et les Parlements nationaux auraient eu à ratifier ce principe et surtout à définir la nature des sanctions en concrétisant l’application. Le droit pénal, en effet, est encore de la souveraineté des États membres. Il faut donc savoir qu’en amont du vote, tout ce qui concernait les sanctions pénales avait été négocié, en plus de la Commission européenne qui représente l’Union, par le Conseil de cette même UE, instance où se réunissent les ministres de chacun de ses pays pour adopter des actes législatifs et coordonner leurs politiques. Cela signifie que nos gouvernements étaient complices de ce qui se présentait comme un simple accord commercial mais qui en réalité forçait ses signataires à modifier leur droit pénal ! Depuis quand un traité commercial négocié en toute opacité peut-il obliger les États à transformer leur système judiciaire ?
A. K. et V. S. : La Commission européenne avait donc d’ores et déjà adopté ce texte comme quelque chose qui, pour elle, allait de soi puisqu’elle le proposait au Parlement européen pour le vote ?
J. Z. : La Commission avait suivi la procédure formelle qui revient à donner son accord sur le texte final. Donc la Commission européenne a signé au nom de l’UE. Il ne manquait plus que le coup de tampon du Parlement européen qui en l’occurrence s’est transformé en un coup de pied au cul !
A. K. et V. S. : Avant même le vote, n’y avait-il pas des États, comme l’Autriche, qui avait ratifié l’ACTA ? Et désormais, le traité en tant que tel a-t-il une chance d’être tout de même appliqué ?
J. Z. : Certains États membres comme l’Autriche avaient effectivement signé début 2012 le traité avant le vote du Parlement… Mais signer avant le vote ne peut être qu’une procédure symbolique, ne devenant opérationnelle qu’après l’éventuelle ratification par le Parlement européen. Or, depuis le vote du 4 juillet 2012, ni l’Union européenne ni donc ses États membres ne peuvent désormais ratifier l’ACTA. Et comme avec ses 27 États sur 39 à la table de négociation, l’Union européenne représentait avec les États-Unis le plus important partenaire des négociations, l’ACTA est politiquement mort et enterré depuis le rejet du Parlement européen.
A. K. et V. S. : Quelles auraient été les conséquences de l’ACTA dans la vie quotidienne de l’internaute ?
J. Z. : L’ACTA, dont la logique se retrouve, rappelons-le, dans des traités en discussion tel le CETA, accord commercial entre le Canada et l’Union européenne, introduisait pour justifier de sanctions pénales une notion attrape tout : celle d’« échelle commerciale ». Selon l’ACTA, seraient passibles de sanctions pénales toute contrefaçon, toute infraction au copyright mais aussi toute aide directe ou indirecte à cette contrefaçon ou cette infraction dès lors qu’elles s’exerceraient à une « échelle commerciale ». L’article 23 de l’ACTA précise en effet : « Les sanctions pénales incluent entre autres toute action réalisée pour un gain direct et indirect ». Les utilisations, d’une part de cette notion de « gain indirect », d’autre part de ce terme d’échelle commerciale bien plus vague que l’intention de réaliser un profit, permettent d’élargir le périmètre de la répression de façon démesurée. L’action en cause n’a même plus besoin de susciter quelque préjudice commercial à qui que ce soit pour justifier d’une sanction pénale ! Pourraient ainsi être condamnés selon les textes d’ACTA un simple lien hypertexte vers un site du genre The Pirate Bay, la diffusion d’un logiciel libre utilisé par des millions d’individus pour s’interconnecter à un réseau de peer to peer ou même, pourquoi pas, l’article d’un blog (s’il est massivement consulté et génère des revenus par la publicité par exemple) s’interrogeant sur la nature de téléchargements trop facilement taxés d’illégaux par certains industriels de la culture…
A. K. et V. S. : Quelles solutions proposait l’ACTA en matière de lutte contre la contrefaçon ?
J. Z. : La solution proposée par l’ACTA est définie dans l’article 27 du traité, qui porte sur l’environnement numérique. L’idée était d’inciter à des efforts coopératifs au sein de la « business community », entre les acteurs commerciaux et les industriels, afin de prendre des mesures contre les infractions ou même les risques d’infractions futures ! Ça ne pouvait être qu’en filtrant les communications, en bloquant l’accès ou en effaçant certains contenus de façon automatique. Dans tous les cas, cela revenait à automatiser des procédures répressives qui ont inévitablement un impact sur la liberté d’expression, sur la protection de la vie privée et évidemment sur le droit à un procès équitable. Dans un État de droit, c’est un juge qui décide de ce qu’est une contrefaçon et non Monsieur Universal qui appelle Monsieur Orange pour lui demander d’enlever de la Toile tel ou tel contenu. De fait, depuis des années Hollywood et l’industrie du disque demandent que les fournisseurs d’accès fassent la police sur leurs réseaux, qu’ils filtrent les contenus. L’application de l’ACTA reviendrait donc à la mise en place d’une justice et d’une police privées du copyright, des acteurs privés se substituant au juge pour décider de ce qu’est une infraction et de ce que doit être une peine proportionnelle à cette infraction.
A. K. et V. S. : Sur ce registre de la répression, tu parles d’une « automatisation » du filtrage des communications, mais aussi de bloquer l’accès ou d’effacer certains contenus là encore de façon automatique, comment serait-ce donc possible ?
J. Z. : C’est un point important, notamment pour les prochaines années. Quel serait en effet le meilleur moyen pour les mesures envisagées par l’ACTA ? Quel serait-il pour des censures d’État ou de simples restrictions au principe de la neutralité du Net, comme la mise en place de modalités d’accès à la Toile et à ses contenus variant selon différents types de publics pour des raisons commerciales ? Aujourd’hui, ce meilleur moyen se résume à une seule et même technologie : la « deep packet inspection ». La « deep packet inspection », c’est la programmation au cœur du réseau des règles qui vont décider de ce qui doit passer ou non, de qui a droit d’émettre et qui n’a pas le droit d’émettre, en fonction du type d’informations échangées. Un peu comme si la Poste ouvrait chaque courrier pour décider si, oui ou non, celui-ci doit bien être acheminé ou pas !
A. K. et V. S. : Mais on n’y est pas encore, tout de même ?
J. Z. : Le dissident, par exemple, au lieu de couper son accès Internet, tu vas le surveiller de près pour tracer la moindre de ses connexions ou toutes celles correspondant à des mots-clés sur tous les protocoles, du mail au chat en passant par Facebook. Tu vas visualiser ses communications en temps réel, et puis au final, monter la cartographie de son réseau d’amis et autres résistants, et ensuite les arrêter. C’est typiquement le type d’actions que rendaient déjà possible des outils comme ceux vendus par une filiale de Bull, la société Amesys, à la Lybie de Khadafi en 2008. Voilà déjà, il y a quatre ans, le type de technologies que vendait la France à la Lybie, alors vous imaginez ce qu’on peut faire en 2012 et ce qu’on pourra faire en 2018 !
A. K. et V. S. : Sauf que cette technologie de la « deep packet inspection », dont nous avons du mal à comprendre exactement le fonctionnement, elle n’est pas encore installé sur l’ensemble des tuyaux numériques de la planète, non ?
J. Z. : Non, mais sa mise en place a été prévue, voire a d’ores et déjà débuté ici et là, la plupart des opérateurs de réseau présentant cette technologie de maîtrise des flux comme l’avenir. Je le répète : ce qui devrait rendre techniquement bien plus faciles demain la censure politique, des restrictions d’accès aux contenus pour des raisons de non-respect du copyright ou des différenciations entre clients pour des raisons commerciales par les opérateurs télécoms, les fournisseurs d’accès ou de services, ce sont les mêmes équipements. Il s’agit en particulier de routeurs dits de nouvelle génération, dotés de ces capacités de « deep packet inspection » ou inspection en profondeur des paquets. Les paquets ce sont les très nombreux morceaux de données qui transitent sur le réseau, y compris pour un unique message envoyé… À partir du moment où des acteurs obtiennent la capacité à décider en fonction de l’émetteur, du destinataire ou du type de données échangées, de ce qu’il sera fait de ces données, alors non seulement on sort de l’Internet libre tel que défini par le principe de neutralité du net, mais on entre dans un monde aux possibilités de dérives terrifiantes. C’est un monde dans lequel, à la seconde où vous échangerez un fichier, il y aura peut-être quelqu’un au ministère de la Vérité qui sera automatiquement prévenu, ou Vivendi Universal qui sera alerté. Cette technologie porte en elle le germe de pratiques répressives totalitaires, d’organisations sociales et politiques à l’antithèse des utopies des pionniers de l’Internet et plus largement du type de société, basés sur l’ouverture, le partage des connaissances et les libertés, que nous défendons.
A. K. et V. S. : À la lumière plutôt très noire de ces perspectives, on mesure l’enjeu du combat contre l’ACTA et tous ses ersatz, mais aussi l’importance de son rejet du 4 juillet 2012 par le Parlement européen. Pourriez-vous y revenir maintenant et nous expliquer ce qui a rendu possible cette victoire, et en particulier le rôle qu’a pu y jouer une organisation comme la Quadrature du Net ?
J. Z. : Qu’il s’agisse d’ACTA ou des dispositions « ACTAesques » de l’accord CETA, de la Loi Hadopi, aujourd’hui de la fusion du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) et de l’Arcep (Autorité de régulation des communications électroniques et des postes), etc., notre première mission est de fabriquer des outils pour permettre à chacun de comprendre la façon dont nos libertés fondamentales sont attaquées sur Internet, mais aussi pour agir et favoriser la participation citoyenne. La Quadrature du Net est d’abord une caisse à outils citoyenne interconnectée à un grand nombre d’organisations dans le monde qui font toutes partie d’une même nébuleuse « a-centrée », à l’image du réseau lui-même…
A. K. et V. S. : Cela signifie que la Quadrature du Net n’était pas le seul groupe de pression, pas la seule organisation à agir contre ACTA, et en particulier pour que les députés européens rejettent le traité ?
J. Z. : Comme je le disais, c’est une nébuleuse activiste, sans pouvoir central mais capable d’agir de façon plus ou moins coordonnée en fonction des missions, des thématiques et des territoires géographiques de chacun. En son sein, il y a la petite cinquantaine d’organisations dont la défense des libertés sur Internet est un objectif majeur, comme ça l’est pour la Quadrature du Net. Parmi elles, citons la fameuse Electronic Frontier Foundation ou la Free Software Foundation aux États-Unis, Bits of Freedom aux Pays-Bas, X.net en Espagne, l’Open Rights Group au Royaume-Uni, Digitale Gesellschaft ou dans un autre genre le Chaos Computer Club en Allemagne, etc. Mais au-delà, un traité comme l’ACTA mobilise beaucoup d’autres organisations, parce que son adoption aurait de très lourdes conséquences sur la liberté d’expression ou pour empêcher l’usage de certaines semences ou de médicaments génériques, notamment dans les pays en développement. Cela explique l’investissement fort d’associations comme Act up Paris, Reporters sans frontières, Médecins sans frontières, Oxfam international qui lutte contre la pauvreté dans le monde ou encore le réseau Semences paysannes. Enfin, dans un autre genre, essentiel pour expliquer la puissance de la mobilisation contre ACTA en Europe, se sont joints à ce combat des gens de l’Internet très présents sur YouTube, des acteurs emblématiques du jeu vidéo comme Joueur du Grenier ou des associations d’archéologues du jeu vidéo telle MO5.com… C’est cette très grande diversité qui a donné envie à des milliers d’individus d’agir en leur nom propre, en s’appuyant sur des outils mis à leur disposition par ces organisations… Et c’est cette même diversité qui, au bout du compte, a réussi à mettre sur le Parlement européen une pression largement supérieure à celle des industries pourtant très puissantes que sont celles du film, du disque et du pharmaceutique et qui poussaient en faveur de l’adoption d’ACTA.
A. K. et V. S. : Oui, j’ai en mémoire une vidéo de trois minutes assez drôle et très bien faite, « Luttons contre ACTA », au sein de laquelle Joueur du Grenier portait un masque des Anonymous, et où l’on retrouvait certains de ses amis de son monde « geek » dénommés Realmyop, Coeurdevandale, Usulmaster, Ptitgros ou encore Statealchemist. Mon fils de 16 ans me l’a montré en avril 2012, en m’expliquant qu’il était tombé dessus via un forum très fréquenté par les jeunes passionnés de jeu vidéo…
J. Z. : Ce genre de vidéo fait naturellement partie de l’attirail nécessaire pour sensibiliser contre des projets comme ACTA. De notre côté, à la Quadrature du Net, nous en avons créé une de deux minutes, en anglais sous-titré en français, « Say no to ACTA», qui a été lors de sa première semaine de mise en ligne la plus vue dans la section « News and politics » de YouTube, et 52e vidéo la plus vue de tout YouTube, avec au total plus de deux millions de vues, et même plus de trois millions si on y ajoute d’autres supports que YouTube… La fin de cette vidéo, en particulier, mentionnait le vote à venir du Parlement européen, et la nécessité pour chacun d’agir selon ses moyens pour qu’il aboutisse à un rejet d’ACTA.
A. K. et V. S. : Car cette vidéo n’était qu’une pièce d’un dispositif d’actions beaucoup plus vaste…
J. Z. : Tout à fait. Dès 2008, il a d’abord fallu obtenir des versions « fuitées » des différentes versions du traité au fur et à mesure de sa négociation. Ensuite, nous en avons fait le décryptage, puis nous avons écrit de premiers argumentaires clés en main, ainsi que des prises de position pour différents acteurs concernés par le projet. Ensuite, il y a eu d’autres argumentaires, longs ou courts, analytiques ou synthétiques, et sous tous types de formats dont bien sûr la vidéo postée sur YouTube, pour bien correspondre à tous les publics concernés par l’action, plus ou moins amateurs. Car il y a une très large palette de publics mais aussi de terrains d’action et donc de modes de participation. À chaque campagne, nous tentons d’inventer et de fournir des outils adaptés à tous, en phase avec la nature multiple, ouverte et décentralisée d’Internet : que ce soit retwitter, recopier nos messages, écrire un billet de blog en s’inspirant de notre contenu, écrire un courrier original ou même téléphoner aux eurodéputés, etc. On essaye d’en offrir pour tous les goûts afin que chacun, selon son envie, son appétit, ce qu’il estime être son niveau de compétences, trouve un moyen même anecdotique d’y participer. Ces outils servent à sensibiliser, à animer des réseaux et des mailing lists, à organiser des prises de parole, mais également à suivre l’évolution des opinions ou même à contacter directement les députés… Je pense en particulier au « PiPhone», que nous avons développé pour permettre aux gens d’appeler gratuitement et au hasard un membre du Parlement parmi ceux que nous avions déterminés comme restant à convaincre.
A. K. et V. S. : Le suivi des députés, action classique des groupes de pression, fait donc partie de votre attirail ?
J. Z. : Oui, nous sommes intervenus sur chacune des étapes du processus au Parlement européen : l’élaboration du rapport de la commission saisie sur le fond, puis les rapports de quatre commissions parlementaires saisies pour opinion… Nous sommes allés au contact des acteurs-clés de chacune de ces commissions, pour leur confier les meilleurs arguments, et nous avons motivé d’autres acteurs associatifs pour qu’ils fassent de même. C’est en parallèle que nous avons mené les actions que j’ai déjà décrites pour alerter l’opinion publique et que les citoyens se sentant les plus concernés mettent la pression sur les différents membres de ces commissions. L’objectif, qui a été atteint, c’est la victoire à chacun des sept votes décisifs qu’il y a eu en tout, puis bien sûr lors du vote final, remporté à 478 voix contre 39.
A. K. et V. S. : Le timing des actions semble important, non ?
J. Z. : C’est même axial ! Il faut que toutes les pièces de l’attirail mais aussi tous les acteurs de la mobilisation soient prêts le jour J. La vidéo « Say no to ACTA », par exemple, est sortie exactement quand il le fallait pour mettre le feu aux poudres : entre fin 2011 et tout début 2012, quand l’exécutif européen a signé le traité, juste avant le raid du FBI contre Megaupload le 20 janvier et le débat explosif à la même époque aux États-Unis, sur les projets de loi SOPA (Stop Online Piracy Act) et PIPA (Protect Intellectual Property Act) qui ont été finalement « ajournés ». Ces deux projets, je voudrais le rappeler, étaient une pure transposition de l’ACTA mais revus et augmentés à la sauce Wikileaks, pour imposer des sanctions économiques via les intermédiaires financiers, comme ce que le gouvernement US a imposé sur Wikileaks.
A. K. et V. S. : On voit qu’ACTA est devenu, comme nous l’écrivions avec Yann Moulier Boutang au printemps 2010 dans Multitudes, LE symbole par excellence des tentatives de l’Empire de faire d’Internet sa chose via l’application la plus sévère des règles de propriété intellectuelle voire des lois liberticides ! Hadopi, SOPA et PIPA aux États-Unis, ACTA au niveau mondial et maintenant CETA : on a le sentiment de combattre une hydre à plusieurs têtes qui sans cesse se transforme pour imposer son contrôle et sa vision « commerciale » du monde…
J. Z. : Depuis la naissance de la Quadrature du Net en 2008, nous combattons des ennemis aux ressources virtuellement infinies. Ceux-ci pratiquent très clairement la stratégie de l’ensevelissement, leur objectif est d’étouffer toute opposition sous un empilement législatif répressif… Sauf qu’en face de ces acteurs des mondes industriels et politiques, la sphère publique en réseau s’organise et apprend de ses différents combats. En France, par exemple, il y a d’abord eu en 2005 et 2006 la lutte contre le DADVSI (Droits d’Auteur et Droits Voisins dans la Société de l’Information), puis contre l’Hadopi avec ses multiples rebondissements… Alors, quand ACTA est arrivé, les opposants à ce type de projet étaient déjà préparés. Et maintenant, ceux qui ont découvert l’activisme avec ACTA seront prêts pour le prochain projet du même ordre, par exemple quand l’Union européenne va proposer la révision de sa directive IPRED…
A. K. et V. S. : IPRED ?
J. Z. : L’IPRED (« Intellectual Property Rights Enforcement Directive ») est une directive européenne qui organise de façon très large, donc à la façon d’ACTA, la répression contre les atteintes au droit d’auteur, aux brevets, au droit des marques, etc. Elle date pour sa première mouture de 2004 et doit bientôt être révisée. Le commissaire français européen qui en a la responsabilité, Michel Barnier, avait annoncé qu’IPRED obéirait très strictement à la même type de logique qu’ACTA, mais depuis son rejet par le Parlement européen, curieusement il se tait sur le sujet… Lorsqu’arrivera donc IPRED, les activistes ayant participé à la bataille de l’ACTA seront déjà au taquet, avec des contacts, une connaissance des acteurs mais aussi des procédures du Parlement européen qui leur permettra d’être encore plus efficaces. Non seulement nos idées progressent mais les citoyens sont de mieux en mieux outillés pour réagir et participer à ce type de débats démocratiques.
A. K. et V. S. : Mais l’action d’organisations comme la Quadrature du Net est-elle uniquement de l’ordre de la « résistance » ? N’y a-t-il pas d’autres types d’actions à mener pour répondre aux projets de type ACTA des multinationales comme des États, qui sont quand même de l’ordre du non-sens, y compris d’ailleurs d’un point de vue économique ?
J. Z. : C’est tout le sens de la compilation des « Propositions pour adapter les politiques publiques aux réalités technologiques et sociales d’Internet» que vient de publier cet automne la Quadrature du Net, et des « Eléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées ». Au lieu de continuer dans une spirale répressive sans fin, de mener une guerre contre le partage, donc les internautes, au lieu d’essayer de prolonger artificiellement un vieux modèle économique, les pouvoirs publics devraient favoriser l’innovation et protéger nos libertés fondamentales. L’enjeu de traités comme ACTA ou CETA semble être de protéger les rentes de certains acteurs industriels autant au prix de barrières à de nouveaux entrants sur les marches concernés que de la liberté d’expression des citoyens. Mais pourquoi donc les gouvernements cherchent-ils à imposer à tout prix une vision du copyright qui date de l’époque des presses à imprimer et de la diffusion centralisée des contenus ? Pourquoi ne cherchent-ils pas au contraire à adapter ce copyright aux nouveaux usages, aux nouvelles pratiques culturelles basées sur le partage, le remix et le copier-coller que les nouvelles technologies ont favorisées ? Voilà le cœur de nos propositions…
A. K. et V. S. : Que pensez-vous de la façon dont les responsables politiques parlent du nouveau monde numérique, essentiellement sous l’angle économique ?
J. Z. : Cela fait partie du problème. En France et plus largement en Europe, les questions liées à Internet sont systématiquement abordées par les pouvoirs publics sous le seul angle de l’économie numérique. Mais ça ne veut rien dire ! Bien sûr qu’il y a des entreprises de l’Internet et qu’elles font du PIB, créent des emplois, etc. Mais ça n’est qu’une petite portion de ce qu’on fait avec Internet. Internet, c’est avant tout la communication, la participation démocratique, c’est le partage des connaissances, le partage de la culture. Internet, si ça devait être un simple supermarché, ou un minitel 2.0, ça n’aurait pas ce taux de pénétration ! Ça n’aurait pas le potentiel de changer nos vies ! Cette réduction d’Internet à l’économie et à la consommation, sans doute sous l’influence des grands groupes industriels, aboutit à des dogmes absurdes, comme cette idée que partager de la musique et des films, cela tuerait la culture. Maintenant, le mot officiel pour le partage de fichiers, c’est « téléchargement illégal ». On accole le qualificatif « illégal » à une pratique de millions d’individus, pour mieux faire oublier la richesse qu’ils créent ainsi. Dans l’une de ses premières études, datée de janvier 2011, la Hadopi elle-même a démontré que les personnes qui partagent le plus de fichiers de musique en achètent beaucoup plus que celles qui ne les partageaient pas ! Ce graphe sans appel est accessible à la page 45 de l’étude : téléchargez-le ! Car quand on partage, on dépense plus, de la même façon que n’importe qui s’occupant d’une bibliothèque va vous expliquer que les gens…
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